LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"L’usine" - Hiroko Oyamada

"J'espérais qu'un cataclysme se produirait, mais il faisait beau et je suis allée au travail, sans prononcer un mot de la journée."

L’usine est un complexe si vaste qu’on n’en voit pas la fin. Un fleuve la traverse, surplombé d’un pont que l’on évite de traverser à pied tant il est long. Comme une ville, elle a ses restaurants et ses hôtels, ses stations-service et ses logements, sa ligne de bus et ses commerces. Son influence s’étend sur toute la région, tout le monde y travaille ou connait quelqu’un qui y travaille.

Nous suivons, dès leur embauche, trois de ces employés.

L’une, diplômée, a postulé pour un CDI, et se retrouve avec un emploi de contractuelle consistant à actionner une déchiqueteuse à documents. Un autre -Furufué- est étudiant-chercheur à l’université. Il est recruté par l’usine pour analyser les mousses présentes sur son site en vue de végétaliser les toits. Le dernier, ex-ingénieur système inscrit dans une agence d’intérim, obtient un poste de correcteur, chargé de traquer les fautes dans divers documents.

Le roman alterne, sans transition, d’un personnage et/ou d’un moment à l’autre, surprenant d’abord le lecteur qui trouve ensuite rapidement ses marques. Les épisodes se succèdent, en une temporalité elle-même un peu floue, qui transcrit parfaitement l’idée d’une routine immuable, plaçant dans une sorte d’éternel présent, répétitif et mortifère.

Les tâches confiées nécessitent peu d’effort physique ou intellectuel. Elles sont rapidement comprises et maîtrisées, et pourraient sans doute être accomplies par des machines. Mais surtout, elles sont dénuées de sens. Il est révélateur que nous ne sachions jamais ce que produit précisément l’usine –"à la fois tout et rien". Les employés d'ailleurs n’ont aucune idée de l’utilité de leur fonction, le cloisonnement de chacune d’entre elles instaurant une décorrélation entre postes individuels et objectif commun.

La notion même de production ne trouve pas ici sa place, mais semble avoir été remplacée par une série de missions sans lien les unes avec les autres, qui auraient pour seul but d’occuper les travailleurs. Notre correcteur réalise que les manuscrits qu’il a déjà vérifiés, dont il ne connait ni la provenance ni la destination, ni s’ils ont une destination, lui reviennent avec des erreurs encore plus grossières… Furufué, à qui aucune contrainte ni délai ne sont imposés, apprend après des années d’études des mousses que les toits de l’usine ont déjà été végétalisés…

Il en résulte, pour l'ensemble des protagonistes, un sentiment de vacuité et d’insatisfaction.

Donner le meilleur de soi-même n’a ici aucune valeur, le travail n’étant qu’un moyen de subsistance, la réponse à une injonction sociétale. Ce n’est pourtant que par son prisme que sont décrits les personnages, comme s’il était au centre de leurs vies.

L’auteure insère dans son texte, avec l’évocation de l’inexplicable multitude d’animaux -ragondins, cormorans et étranges insectes- constatée dans certains lieux de l’usine, une touche fantastique qui conclut le roman, et dont je n’ai pas vraiment compris l’utilité (le sens en est peut-être trop symbolique pour moi). Il est aussi question à un moment d’un "déculotteur" que la rumeur indique sévir dans le parc aux abords de l’étang du site, dont il n’est plus question par la suite. Ces éléments incongrus m’ont laissé l’impression d’un manque de rigueur de l’intrigue, comme si l’auteure, une fois son sujet lancé, n’avait pas su quelle orientation lui donner… Par ailleurs, cela gâche à mon avis la tonalité subtilement absurde qu’elle avait jusqu’alors instaurée, en faisant perdre toute crédibilité à l’intrigue.

Dommage, car j’ai sinon apprécié les parties relatives au non-sens du travail et à ses effets sur les trois héros.



Une participation à l'activité "Monde ouvrier & Mondes du travail".

Commentaires

  1. Ce roman a l'air quand même particulier. Même si Kathel semble l'avoir apprécié, je ne suis pas sûre d'avoir envie de le lire. Il me semble qu'il a été sélectionné (peut-être même primé) pour le Prix Guimet de littérature asiatique, il y a 2 ou 3 ans.

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    1. L'ambiance est en effet particulière, mais pour le coup assez réussie pour toute la partie qui concerne le travail, de nombreux lecteurs ont fait à juste titre le rapprochement avec la tonalité absurde d'un Kafka. Je trouve d'autant plus dommage que l'auteure n'en soit pas restée là : l'introduction d'éléments carrément surnaturels gâche le ton de l'ensemble (il y a entre autres un passage sur des insectes dans une laverie, dont je n'ai pas du tout compris ce qu'il venait faire là !).

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  2. je passe mon tour sur celui là!

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    1. Vu mon avis mitigé, tu te doutes que je ne tenterai pas de te faire changer d'avis...

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  3. pas trop pour moi, je suis ravie de ne pas alourdir mes listes de livres à lire ABSOLUMENT !

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    1. Je fais comme toi, en ce moment, et ne retiens que les titres qui semblent incontournables... et il n'y en a pas tant que ça...

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  4. C'est dommage, j'avais apprécié cette atmosphère un peu étrange, très japonaise, à vrai dire. Il entre bien dans le cadre du monde du travail, même si les activités des trois protagonistes sont quasiment inexistantes.

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    1. C'est justement cet aspect du roman qui est intéressant, je trouve, en abordant le non-sens de certains postes, constitués de tâches dont on ne sait à quoi elles servent, dont on ignore de quelle manière elles s'intègrent dans un objectif commun.. la manière dont l'auteure le traite, sur ce mode absurde, est réussi. Pourquoi a-t-elle éprouvé le besoin d'y ajouter ces histoires de ragondins et de cormorans, qui je trouve nous éloignent de son propos, et rendent l'intrigue brouillonne ?

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    2. Tu sais que je n'aime pas spécialement (et n'ai pas la formation pour) décortiquer mes lectures, mais là, l'idée qui me vient serait que l'autrice fait une comparaison entre activités humaines et animales, l'idée étant que ces dernières ont une finalité plus évidente et que les animaux agissent pour le bien commun, contrairement aux hommes. (mais je ne me souviens plus trop de ce que font là ces animaux, précisément)

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    3. Oui, je comprends ce que tu veux dire, ces animaux sont à chaque fois présentés dans leur multitude, formant des collectivités, notion qui dans l'usine a perdu tout son sens. Mais à part les insectes de la laverie, de mémoire ils ne font qu'être là, et ils meurent, pour certains, dans des proportions anormales. J'ai vaguement pensé à un moment qu'ils étaient là pour montrer le fossé qui s'est installé entre les humains et le reste du vivant.. ce serait intéressant d'entendre l'auteure à ce sujet, mais ça risque d'être compliqué !!

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  5. Il ne m'avait pas vraiment tentée chez Kathel, et pas beaucoup plus chez toi. L'ensemble a l'air un peu froid.

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    1. Certes, il y a une certaine froideur, mais elle colle parfaitement au propos, qui montre entre autres la déshumanisation qu'induit une certaine forme de travail. Malheureusement, certains aspects du roman m'ont empêchée d'y adhérer complètement, la dimension surnaturelle m'a un peu perdue, je n'en ai vraiment pas compris l'utilité...

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  6. normalement je saute sur les romans japonais, mais ton bémol freine direct mon envie : je pense que je vais avoir la même réaction que toi

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  7. J'aime beaucoup la littérature japonaise mais là je vais passer mon tour il ne me tente pas trop vu ce que tu en dis. Merci pour ton ressenti sincère

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    1. Je connais très peu la littérature japonaise, que je ne lis qu'irrégulièrement. On retrouve ici une certaine froideur, qu'on lui reproche parfois, mais comme je l'écris en réponse au commentaire d'Aifelle, cela s'accorde très bien à ce qu'a voulu rendre l'auteure. Comme tu l'auras compris, ce n'est pas cet aspect qui m'a rebutée, mais les passages surnaturels qui s'insèrent dans l'intrigue principale comme des cheveux dans la soupe (du moins à mon avis, sans doute certains lecteurs y ont vu un lien avec le propos, mais il est en ce qui me concerne tout sauf évident...).

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  8. Bonjour Ingannmic, je suis désolée de ne pas passer souvent mais je dois changer de navigateur pour déposer des commentaires sur certaines plateformes comme BlogSpot... J'avais emprunté ce roman en début d'année et j'ai dû le rendre sans l'avoir lu car il était réservé... Mais je découvre ton challenge et je vais sûrement le réemprunter et voir si j'ai d'autres livres sur le travail ! Les films entrent aussi dans le challenge (je pense à un film avec Charlie Chaplin) ? Bon printemps et bon weekend !

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    1. Coucou Pativore, pas de souci, je comprends (et j'enrage, une fois de plus, contre blogger...). Je ne sais pas si c'est plus facile, mais quand tu ne parviens pas à déposer un commentaire via le formulaire dédié à cet effet, tu peux me le laisser en passant par le formulaire de contact, et je le posterai pour toi.
      Et oui, les films rentrent dans le cadre de l'activité, nous avons d'ailleurs déjà une proposition ciné dans le récap. J'accepte aussi les séries, téléfilms, expos... peu importe le support, c'est le thème qui compte !
      Merci pour ton intérêt, et bon week-end à toi aussi !

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  9. Trop d'insectes ou de petites bêtes pour moi ... Et pas assez d'enthousiasme de ta part, surtout !

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    1. Je suis persuadée que tu n'y trouverais pas ton compte (et je sais que tu as peu d'appétences pour la littérature japonaise)...

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  10. Rien à voir, est-ce L'autre moitié du monde de Laurine Roux rentrerait dans le challenge "Monde du travail" ?

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  11. Oui, tu as raison , cela fait penser à Kafka ! Ce n'est pas encore le titre que je retiens pour lire sur le travail.

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    1. Il y en aura forcément d'autres, qui seront sans doute plus inspirants...

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  12. J'apprécie souvent l'étrangeté "à la japonaise" même si je ne la comprends pas toujours 😅. La déshumanisation des tâches semble très bien montrée et avec originalité. Je tenterai sans doute s'il croise mon chemin (pas un indispensable mais un pourquoi pas, donc).

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    1. Moi aussi je l'apprécie, par exemple dans les romans de Murakami, auteur que j'affectionne particulièrement, mais il faut quand même que l'ensemble ait une certaine cohérence... ceci dit, ce roman reste en effet intéressant pour sa partie dédiée au travail, oui.

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