"Une belle grève de femmes" - Anne Crignon
"Parfois elles prenaient la colère et les puissants reculaient. Mais c’était pour nous qu’elles le faisaient, pour nous les enfants, auxquels elles voulaient offrir une autre condition que la leur et c’est pourquoi nous les avons tant aimées."
Novembre 1924. Le Panthéon se prépare à recevoir le corps de Jean Jaurès (dont les liens innombrables avec le monde ouvrier justifient l’allusion à cet événement !).
Douarnenez est le plus grand port sardinier de France. Des ouvrières qualifiées, au savoir-faire nationalement reconnu, font tourner à plein régime les vingt et une usines de la ville, assurant la prospérité de leurs propriétaires. Les ouvrières du Finistère, qui touchent 80 centimes de l’heure, sont pourtant les moins bien payées de France.
La plupart sont femmes de pêcheurs. On les appelle les Penn Sardin, du nom de la coiffe blanche qu’elles portent avec élégance, car "on a beau être du peuple, on a belle allure". La pauvreté ne les empêche pas d’être toujours bien habillées, elles suivent la messe en chapeau et portent un tailleur le dimanche de Pâques, préférant se priver de nourriture que d’être mal attifées.
Elles sont ouvrières dès l’enfance, pour certaines à partir de huit ans -on contourne, quand le manque d’argent se fait trop criant, la loi qui impose d’en avoir au moins douze- dans des conditions difficiles. Le travail se fait debout et à un rythme infernal, dans des structures exhaussant l’inconfort des chaleurs estivales comme des froids hivernaux, chargées d’odeurs de saumure et d’entrailles. Et leurs journées se prolongent avec l’entretien de la maison -qui comme leurs tenues, se doit d’être impeccable-, le linge à laver (sans machine) mais aussi les tâches administratives comme la tenue des comptes dont elles s’occupent généralement, car la plupart maîtrisent mieux le français que leurs époux.
Le 21 novembre, les contremaitres de l’usine Carnaud, groupe puissant et ennemi déclaré du prolétariat, refusent de recevoir des ouvrières au sujet de leur paie et du trop plein d’heures travaillées. Dans une société où la différence de classe, et les inégalités qui vont avec, est encore profondément inscrite – "on ne mélange pas les sabots et les souliers"-, c’est l’offense de trop. Un mouvement de grève s’enclenche, que soutient aussitôt activement le maire de la commune, Daniel Le Flanchec. Le 25 novembre, les Penn Sardin de chez Carnaud ont convaincu leurs condisciples de les suivre : toutes les usines débrayent, portant le nombre de grévistes à trois mille.
Elles ne veulent pas renverser l’ordre social. Elles veulent seulement plus de pain, d’équité, et une meilleure reconnaissance de leur travail.
"Pemp real a vo !" ("Nous voulons 25 sous !")
Très vite, elles bénéficient de l'appui de nombreuses figures du monde syndical et politique. Hormis le susnommé Daniel Le Flanchec, -qui avec sa verve assassine et fanfaronne et sa nature rebelle, fait un personnage mémorable et haut-en couleurs-, on compte entre autres parmi leurs rangs Lucie Colliard, figure du communisme français en charge de la section du travail des femmes à la CGTU (ancêtre de la CGT), dont le rôle est primordial. Elle formalise les exigences des grévistes et les incite à les augmenter, ajoute au mouvement une dimension féministe (qui ne sera identifiée qu’a posteriori).
Un élan de solidarité nationale se met en place : l’argent afflue de tout le pays, le mouvement bénéficie de la sympathie d’une partie de la presse mais aussi de subventions des élus communistes et du gouvernement. Même les paysans bretons mettent la main à la poche, faisant ainsi fi de la défiance ancestrale entre ouvriers de la terre et ceux de la mer.
Pourtant, les patrons renâclent aux négociations que réclament le préfet et l’inspecteur du travail, et affichent un mépris si intolérable qu’un ministre, présent lors d’une tentative de dialogue organisée à Paris (à laquelle les industriels ne se présentent même pas) les traite de brutes et de sauvages.
En insérant dans le récit de cet épisode d’histoire sociale des témoignages d’enfants des Penn Sardin -évoquant souvenirs des odeurs maternelles, de l'affection et de la force émanant de ces femmes, mais aussi ceux de la faim, des restrictions auxquelles les condamnait leur modeste condition-, et des bribes des chants populaires et parfois grivois qui accompagnaient le travail des ouvrières, Anne Crignon lui confère une belle dynamique, et l’enrichit d’une note très touchante.
J’ai un peu regretté que l’on n’en sache pas davantage sur ces "Penn Sardin" qui restent souvent cantonnées à leur dimension collective, et sur le déroulement concret de ces journées de grève, dont nous n’avons qu’un bref aperçu. On en sait finalement bien plus sur les sommités qui ont soutenu le mouvement, et en deviennent presque les principaux personnages du récit. On comprend, comme l’explique Anne Crignon, que ce manque de précision est dû au fait qu’il existe peu de traces de ces femmes. Voilà qui révèle la volonté de minimiser leur action, de reléguer dans l’anonymat celles qui par leur double statut de femmes et d’ouvrières, ne méritaient sans doute pas de figurer dans l’histoire nationale…
Pour poursuivre avec les Penn Sardin, je vous propose d’écouter la chanson de Claude Michel qui leur rend hommage et raconte leur grève :
Une lecture commune avec Athalie, Des Livres Rances et Moka, qui s’inscrit dans l’activité "Lire sur le Monde Ouvrier et les Mondes du travail".
Oh mais c'est un livre pour moi ! Je ne connaissais pas cet épisode : merci de me le faire découvrir. Et pour une fois, ce livre est à la bibliothèque, dans le fonds local, bien sûr ;-)
RépondreSupprimerMais oui, il est pour toi !
SupprimerIl y a 4 ou 5 ans, j'ai visité le musée de la pêche à Douarnenez et son espace conserverie. Je n'arriva pas à me souvenir si un ou des panneau(x) faisaient mention de cette grève. En revanche, un espace non négligeable est consacré à l'alcoolisme des marins (mais je m'éloigne du sujet).
RépondreSupprimerhttps://www.port-musee.org/le-musee/a-quai/espace-conserverie/
En ce qui concerne le travail des femmes "à quai", j'ai repensé à notre lecture commune de la Trilogie de Tora. Même si le lieu et l'époque sont différents, les conditions de travail semblaient très pénibles et la vie difficile.
J'ai visité Douarnenez mais pas ce musée. J'ai en revanche visité celui de la Belle-Illoise, dénué de toute dimension historique et sociale, ce qui est bien dommage (on est plus sur quelque chose de folklorique et commercial...).
SupprimerEt oui, tu as raison, cela ne m'est pas venu à l'esprit mais le travail des Penn Sardin et celui des ouvrières norvégiennes d'Herbjorg Wassmo présentent de nombreuses similitudes : la nécessité d'être prêtes à toute heure du jour et de la nuit en cas d'arrivage, les conditions de travail, la misère...
Un document, donc pas de broderie si on ne sait pas, je préfère. merci pour la chanson bien illustrée!
RépondreSupprimerPas de broderie, non, mais une manière très touchante de faire Histoire et de rendre hommage..
SupprimerTrès bel hommage ! Et je suis impressionné par l'engouement que suscite ce thème 2024, c'est pour le moins inattendu !
RépondreSupprimerOui, je suis tombée par hasard sur ces podcasts. Je les ai écoutés depuis la parution du billet, et autant j'ai apprécié celui de France Culture, autant le traitement qui y est apporté par ARTE Radio m'a laissée dubitative = les archives et interventions d'historiens sont entrecoupées de moments d'humour qui n'apportent rien au sujet, voire qui le desservent...
SupprimerRavie de lire vos avis sur cette belle et édifiante lecture commune. Je note tous les liens audio et verrai si le livre croise ma route.
RépondreSupprimerComme je l'écris ci-dessus, je n'ai pas aimé celui d'ARTE Radio, tu peux te contenter des deux épisodes de France Culture, très émouvants (on y entend des témoignages d'ouvrières et de leurs familles, et de très belles chansons...).
SupprimerC'est noté ! Merci.
SupprimerCette lecture commune qui revient sur un fait peu connu, sauf peut-être des Bretons. Comme je l'écrivais chez Athalie, ça m'a rappelé une lecture qui pourrait figurer dans cette activité sur les mondes du travail :
RépondreSupprimerTea rooms, femmes ouvrière, écrit par Luis Carnès en1934 et publié à la Contre-Allée.
J'avais ajouté ce titre à la liste des suggestions, dans le billet de lancement de l'activité, suite eu conseil de .. (j'ai oublié !). Une belle lecture en tous cas, qui a le mérite de mettre cet épisode à l'honneur..
SupprimerJ'ai justement écouté l'émission de France Culture la semaine dernière ; je ne connaissais pas l'histoire de cette grève ; j'ai beaucoup aimé entendre les chants tout au long de l'émission. Il y a pas mal de références de livres sur la page de F.C. : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-histoire-particuliere/la-grande-greve-de-1924-2631990
RépondreSupprimerJe suis Nantaise et j'en ai entendu parler quand j'étais enfant. Tu as plein de lectures communes ;-)
RépondreSupprimerJe suis nantaise aussi, mais il ne me semble pas avoir jamais entendu parler de cette histoire, ce qui m'étonne, avec un père ouvrier et syndicaliste.. ou j'ai oublié...
SupprimerUne belle trouvaille pour tes lectures autour du monde ouvrier/du travail. Comme je disais chez Athalie, dommage pour l'absence de documentation, mais ça semble quand même valoir le détour.
RépondreSupprimerOui, c'est à lire malgré tout, ne serait-ce que pour prendre connaissance de l'épisode, et de certaines figures de la lutte ouvrière tombées dans l'oubli.
SupprimerEtant de Lorient, port breton fortement ancré dans la culture communiste, populaire, des pêcheurs et des ouvriers, la chanson des Penn sardin accompagnait chaque défilé du premier mai ^-^
RépondreSupprimerJ'ai écouté le podcast de France Culture, il y a un moment et il est très bien. Je vais me dispenser de celui d'Arte, d'après ce que tu en dis.
En tout cas ravie de voir ici comme sur mon blog que l'histoire de ces femmes intéresse, parce qu'elles en valent la peine !
Oui, c'était une chouette LC qui j'espère va susciter l'envie ! J'ai participé à de nombreux défilés du 1er mai, enfant (avec un père délégué CGT, c'était une évidence...) mais c'était peut-être un peu trop loin (à Nantes) pour qu'on y entende la fameuse chanson, qui m'a au passage trotté en tête un petit moment !
Supprimercette grève fait partie des récits qui ont nourri ma jeunesse sur le combat des femmes
RépondreSupprimerA lire vos commentaires, à Electra, Athalie et toi, je suis d'autant plus surprise de n'avoir jamais entendu parler de cet épisode avant ma lecture... je me dis qu'Anne Crignon, et les radios qui diffusent des podcasts sur le sujet, ont vraiment une une belle idée en le remettant en lumière..
SupprimerComme d'autres j'ai écouté le podcast de France Culture, qui est très intéressant avec toutes ces chansons. La présence de la chorale rend le sujet très actuel.
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup aimé moi aussi ces chansons, ainsi que les témoignages des vieilles sardinières...
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