LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Une rétrospective" - Juan Gabriel Vásquez

"Il se garda de lui poser la question qui le taraudait depuis des mois et continuerait à le hanter, et qui était la suivante : quand des parents ont-ils la conviction que la révolution est plus aptes à éduquer les enfants qu'eux-mêmes ?"

Séjournant à Barcelone pour y participer à une rétrospective de son œuvre, le réalisateur colombien Sergio Cabrera apprend la mort de son père Fausto. Alors sexagénaire, le cinéaste traverse une période difficile. Il souffre notamment de la séparation que lui a imposée sa femme, qui espère qu’il affrontera ainsi la dépression qui le rend, depuis de longs mois, amorphe. L’annonce du décès paternel réveille en Sergio des souvenirs occultés, des images désagréables. Fausto, dont il a conscience d’être un disciple, a pourtant eu une grande importance dans sa vie, et son fantôme plane sur chacun de ses films, où il apparaît même parfois en chair et en os. Il décide de ne pas se rendre aux obsèques, d’autant plus que ce séjour à Barcelone est l’occasion de rencontrer son fils aîné, qu’il voit rarement.

La forte personnalité de ce père, figure célèbre du monde du théâtre, de la télévision ou même du cinéma, et l’emprise qu’elle lui octroyait sur son entourage, expliquent sans doute les sentiments ambivalents de Sergio. Fausto, barcelonais d’origine, a connu l'exil, alors adolescent, pour fuir la guerre d’Espagne et le danger qui menaçait son père et surtout son oncle Felipe, héros républicain auquel il a toujours voué une immense admiration. Installé en Colombie avec sa famille, porté par une force de travail et une détermination hors du commun, il a rapidement fait son chemin dans le domaine du théâtre puis de la télévision, et s’est très tôt rapproché des milieux communistes révolutionnaires. 

Avec Luz Elena, son épouse, femme d’extraction bourgeoise mais partageant ses convictions gauchistes, ils ont deux enfants, Sergio et Marianella. Très tôt, les choix politiques et idéologiques de leur père influent très fortement sur leur vie. Ce dernier est d’une intégrité sans faille, refusant toute compromission, ne renonçant jamais à ses principes. Il initie aussi Sergio à la carrière artistique, l’emmenant très jeune sur les plateaux télé, lui faisant parfois même interpréter un rôle au sein de ses pièces.

La situation se dégradant en Colombie, Fausto profite d’une proposition des autorités chinoises pour déménager avec sa famille à Pékin. Dans le cadre de sa politique révolutionnaire, le gouvernement de Mao Zedong est à la recherche de professeurs de langues étrangères, pour comprendre le reste du monde et y faire circuler sa propagande et son message. C’est l’époque du Grand Bond en avant, des efforts et des sacrifices insensés ayant épuisé une population encore meurtrie par les effets d’une des famines les plus meurtrières de son histoire. Mais la Chine est aussi le terreau d’expérimentation d’une nouvelle forme de socialisme qui prend ses distances avec l’Union Soviétique de Staline, se réclamant de marxisme-léninisme.

La relation de ces événements met en évidence l’influence de ce père aussi charismatique qu’intransigeant sur le parcours de ses deux enfants, précocement imbibés de culture socialiste, dont il a toujours exigé une rectitude et une force morales fondées sur un engagement allant au-delà de la seule adhésion à la cause. C’est ainsi que lorsque le couple Cabrera rentre en Colombie, Sergio et Marianella sont laissés en Chine, afin d’y parfaire leur éducation révolutionnaire. Et il se conforment au credo paternel, orientant leur vie et choisissant leurs relations selon leurs convictions politiques, rejetant tout ce qui émane de la classe bourgeoise, malgré les signes de plus en plus évidents démontrant que le régime du président Mao est une dictature.

Ils n’ont pas encore la vingtaine que les enfants Cabrera, guerilleros formés au combat, s’engagent dans la lutte clandestine aux côtés des insurgés Colombiens.

Le récit, passionnant, se laisse peu à peu envahir par la mélancolie. Après l’aveuglement de l’endoctrinement, vient le doute, non pas tant sur la légitimité de la révolution que sur la violence meurtrière perpétrée en son nom, sur l’égarement et la folie auxquels elle peut conduire. 

En parallèle de la rétrospective qui rend hommage à son œuvre, Sergio en déroule ainsi une autre, celle de sa jeunesse, à l’intention de son fils Raul. C’est une manière de faire le deuil, non pas tant de son père que de l’emprise qu’il a eue sur lui, puis du ressentiment qu’il en a éprouvé. Le deuil, aussi, d’un temps qui semble désormais bien loin, celui d’idéologies où l’on s’investissait corps et âme, porté par la conviction d’avoir le pouvoir de diminuer la souffrance du monde et de rendre l’homme meilleur. Il semble n’en rester que la désillusion que provoque inévitablement la confrontation entre la pureté de l’idéal et les travers de ses apôtres.

C’est peu dire que Juan Gabriel Vásquez a été inspiré en choisissant comme figure centrale de son roman cet homme dont la vie est digne d’une fiction. "Une rétrospective" est dense, palpitant, et très intelligemment construit.



Commentaires

je lis je blogue a dit…
J'ai beaucoup aimé ce roman... qui n'en est pas tout à fait un, d'ailleurs, puisqu'il s'appuie sur des faits réels. Je l'ai lu comme une fresque familiale, riche et palpitante. Il est question de politique et d'idéaux mais aussi de relations filiales. Le style est enlevé et très agréable à lire.
manou a dit…
Un livre très tentant qui n'est pas encore dans ma médiathèque mais comme il y a d'autres titres je ferai peut-être connaissance avec cet auteur, je ne perds pas espoir, le sujet est très intéressant.
Kathel a dit…
Je n'avais pas été totalement convaincue par Le bruit des choses qui tombent, mais je pourrais, à te lire, laisser une chance à ce roman qui t'a conquise.
Sacha a dit…
Tout d'abord, ma chronique a bien paru mais j'ai à nouveau des problèmes de newsletter semble-t-il... Merci pour cette lecture commune d'un roman extrêmement riche et c'est vrai, marqué par la mélancolie. Quelle vie que celle de Sergio, sans parler de celle de Fausto! Et quelle maîtrise de la peur de l'auteur!
Sandrine a dit…
J'ai failli me joindre à vous (j'ai mis la main sur le livre), mais décidément, j'ai un mal de chien à m'organiser...
luocine a dit…
un livre qui semble fort intéressant j'espère le lire un jour.
Aifelle a dit…
Un roman qui a l'air dense et qui brasse des thèmes intéressants. A suivre ..
manou a dit…
Je me permets d'intervenir ici pour te dire que j'ai bien reçu ta news mais dans les spams...pense à dire à tes lecteurs de les vérifier j'ai en ce moment 6 news qui arrivent ainsi au mauvais endroit...je viens lire ta chronique très vite...
Carmen a dit…
Très bonne lecture, passionnante. Très belle chronique aussi.
Ingannmic, a dit…
J'ai en effet hésité à le classer comme "roman", même si l'intrigue et les personnages sont dignes d'une fiction. Et c'est un texte très complet, oui, où grande Histoire et les destinées individuelles sont intimement liées.
Ingannmic, a dit…
Il me semble que sa sortie poche est relativement récente. Et tu devrais pouvoir en demander l'acquisition par ta médiathèque (au pire elle refusera !).
Ingannmic, a dit…
L'histoire, bien que réelle, est en elle-même passionnante, et les personnages vraiment bien campés. Et j'avoue avoir un faible pour cette période d'Histoire où les idéologies se pratiquaient avec cette espèce d'intransigeance aussi sérieuse que grandiloquente..
Ingannmic, a dit…
Merci à toi, puisque tu m'as incitée par ta proposition à sortir de ma pile ce titre qui y aurait sans doute dormi longtemps. Je l'ai trouvé aussi palpitant qu'émouvant, et le personnage de Sergio, ainsi que celui de sa sœur Marianella dont je parle peu mais qui mérite aussi le détour, resteront je crois longtemps gravés en moi.
Ingannmic, a dit…
Ah, dommage.. j'espère que tu trouveras le temps de le lire bientôt, je guetterai ton avis avec intérêt !
Electra a dit…
Je le note, mais pas pour les mois à venir, mais ton enthousiasme est contagieux
Fanja a dit…
Vous m'avez convaincue Sacha et toi et beaucoup de lectrices dans les commentaires semblent s'accorder sur le fait que ce roman est passionnant. Il me faut découvrir ça très vite !
je lis je blogue a dit…
NB: j'ai ajouté un lien vers ton blog à la fin de mon billet sur ce livre
Ingannmic, a dit…
Je fais pareil !
Ingannmic, a dit…
Le contexte est très riche, mais laisse toute la place aux personnages, un très bon roman, oui.
Ingannmic, a dit…
C'est bien résumé !
Ingannmic, a dit…
Oui, je me répète, mais on se rend compte une fois de plus avec ce titre que la réalité n'a souvent rien à envier à la fiction, en matière de romanesque !
Ingannmic, a dit…
C'est un titre très intéressant pour tous ceux qui comme moi se passionnent pour cette période d'Histoire, notamment du côté du continent sud-américain, et l'intrigue elle-même est prenante. Note, note !
Ingannmic, a dit…
La vie du héros de ses proches se prête à merveille à la fiction, et rend ce "roman" en effet passionnant. Une belle découverte !
Anonyme a dit…
Tout ceci est très convaincant. Et il est à ma bibliothèque. Anne-yes
Cleanthe a dit…
J'ai depuis quelques temps ce roman dans ma pile à lire (je devrais dire ma tour de livres à lire!), mais je l'avais un peu oublié. Ton billet vient me rappeler avec intérêt son existence.
Athalie a dit…
Voilà un sujet qui m'intéresse beaucoup également. Et tu dis que le "roman" s'inspire de faits réels ? de la vie d'un cinéaste espagnol ? mais après tout, peu importe, l'itinéraire de cet homme semble passionnant à lire !
Ingannmic, a dit…
Dans ce cas n'hésite pas, toi qui aimes les romans historiques..
Ingannmic, a dit…
Ah, ah, je compatis ! J'ai entrepris de m'attaquer à la mienne il y a 3/4 mois, et je tiens le bon bout, je l'ai déjà dégraissée de 100 titres sans en acheter de nouveaux, bientôt je n'aurai plus rien à lire, ce serait le comble (et en réalité cela ne risque pas de m'arriver, il m'en reste encore euh... comment dire, quelques-uns...) !
En tous cas, garde bien celui-là dans ton gratte-ciel livresque, c'est vraiment un très bon roman..
Ingannmic, a dit…
Il s'inspire très largement, oui, de la vie de Sergio Cabrera, réalisateur et acteur colombien, dont la vie est un véritable roman ! Il a d'ailleurs adapté au cinéma deux des titres qui ont été proposés lors des mois latinos : Ilona vient avec la pluie, d'Alvaro Mutiz et Perdre est une question de méthode, de Santiago Gamboa. Il faut que je vois s'ils sont disponibles à la location...