"Stasiland" - Anna Funder
"Que ressent-on quand on réalise que nos parents nous ont élevés dans le culte d'un régime auquel ils ne croyaient pas eux-mêmes ?"
Comment passe-t-on de la volonté de bâtir un monde meilleur sur les cendres du passé nazi à l’organisation de l’Etat "le plus étroitement surveillé de tous les temps" ?
Car évoquer la RDA, c’est inévitablement évoquer la Stasi, son service d'espionnage et de répression, pilier central du pouvoir d’Etat, à la fois épée et bouclier d’un régime communiste qui sans elle et la menace des chars soviétiques volant à son secours en cas de besoin, n’avait aucune chance de survivre.
Il suffit de citer quelques chiffres pour réaliser l’ampleur de sa domination : la Stasi, c’était 97 000 employés pour 17 millions d’habitants et plus de 173 000 indicateurs disséminés dans la population (ce qui représente une personne sur 63 contre, à titre de comparaison, une sur 2000 pour la Gestapo, ou une sur 5830 pour le KGB), proportion qui permettait une infiltration totale du domaine public mais aussi de la sphère privée (écoles, usines, cafés, immeubles, médias…). Elle interceptait chaque jour des dizaines de milliers de coups de téléphone, ouvrait des centaines de courriers, avait placé des micros dans de multiples établissements pour espionner diplomates, dirigeants d'hôpitaux, d’universités ou de centres sportifs d’élite…
En quarante ans d’existence, elle a ainsi constitué une somme d’archives monumentale, équivalant à celles de toute l’Allemagne depuis le Moyen-Age.
La propagande entretenait le dogme et sa mythologie : l’amélioration de l’homme grâce au communisme, la désignation des Allemands de l’ouest comme seuls responsables du nazisme, l’absence de toute délinquance et de toute perversion au sein de l’Etat est-allemand.
Les moyens mis en œuvre -harcèlement, contrôle, surveillance…- pour atteindre son objectif (tout savoir sur tout le monde), ont anéanti toute possibilité de vie privée. L’absurdité de certaines pratiques dignes d’un mauvais film d’espionnage prêterait à sourire, si le contexte n’était pas si terrible. Je pense notamment à ces guides d’utilisation de langage codé précisant la signification d’un grattage de nez ou d’un nouage de lacet, ou de ces bocaux censés contenir des échantillons d’odeurs identifiant les individus surveillés…
Tout ce qui n’allait pas dans le sens d’une adhésion et d’une soumission totales au régime et à ses valeurs était considéré comme un acte de sédition et puni comme tel, au moyen de pressions et de menaces, d’emprisonnements et de tortures (surtout psychologiques), mais aussi de la suppression de toute perspective d’emploi ou, pour les plus jeunes, de poursuite d’études.
L’enquête d’Anna Funder, en s’appuyant sur de nombreux témoignages de victimes et d’anciens agents de la Stasi, compose un échantillon représentatif d’un contexte à peine imaginable, qui se pare d’une dimension cauchemardesque. Elle donne à voir, de manière concrète, les vies brisées et empêchées, les résistances et les refus de collaborer, mais aussi les rouages qui ont permis le fonctionnement et le maintien du système, de l’employé zélé qui agissait par sens aigu du respect de la loi ou dans la droite ligne d’une éducation marquée par la propagande du régime, aux idéologues qui même après la chute du mur, n’ont pas renoncé à leurs convictions, et revendiquent ce que les Allemands qualifient d’Ostalgie.
Certains récits sont très émouvants, suscitent la tristesse autant qu’ils forcent l’admiration, comme celui de ce musicien interdit de jouer, qui a résisté par le rire et le refus de tout compromis, ou encore ceux de ces femmes qui malgré les risques encourus et les vexations subies, n’ont jamais renoncé à lutter, telle Miriam, devenue ennemie de l’état à 16 ans suite à une tentative d’évasion, qui a cherché des années durant à faire la lumière sur les circonstances de la mort, en prison, de son fiancé Charlie ou Frau Paul, dont le bébé très malade, avait été hospitalisé à l’ouest….
Le recul de la dizaine d’années écoulée depuis la chute du mur lui permet par ailleurs d’analyser le positionnement des Allemands par rapport à cette période récente de leur Histoire. Un positionnement ambivalent, oscillant entre volonté de réparation et déni.
Les manifestations des citoyens ex allemands permis en 1990 l’ouverture et la consultation des dossiers personnels les concernant. Et un groupe de femmes puzzle a été constitué, à Nuremberg, pour reconstituer les tonnes d’archives déchirées par les membres de la Stasi à la fin de son règne. Mais elles le font à la main -c’est donc une mission impossible-, parce qu’il revient trop cher de le faire par ordinateur. Et on hésite entre détruire ou transformer en mémorial certains lieux emblématiques de la RDA. Quant aux anciens membres de la Stasi, loin d’être poursuivis, ils continuent pour la plupart d’occuper d’éminentes fonctions.
Bon, mais je suis la seule à râler ? Enfin, je retrouve tout ce que tu dis, il y a des choses si vertigineuses, mais je trouve le livre mal foutu...
RépondreSupprimerJe ne connais quasi pas cette période et ce pays, cet ouvrage semble vraiment un bon moyen de les découvrir.
RépondreSupprimerJe découvre la multitude des participantes! Je fais le tout, mais on a l'air frappées par la même chose! (ah ce lino... ^_^)
RépondreSupprimerJe l’avais acheté à sa sortie , attirée par le sujet. Mais quel pensum! Dès le début, problème de traduction, de construction ? En ce qui concerne le sujet de fond, en Roumanie et en Albanie, on met en avant ( si on peut dire) les lieux de surveillance de la population par les régimes totalitaires, les visiter prend à la gorge.
RépondreSupprimerBrigitte
J'aurais dû participer, ce livre m'intéresse... Ce sera pour plus tard !
RépondreSupprimerLa proportion d'employés de la Stasi est tout simplement hallucinante ! Et toutes ses iniquités aussi...
RépondreSupprimerC'est très intéressant de lire vos billets.
Ton billet est à la hauteur du livre que j ai trouvé formidable. Merci et bravo. Pour ma part, le mélange des genres qu’on pourrait lui reprocher ne m’a pas du tout dérangée. Il y a une grande force romanesque dans ces récits de héros héroïnes ordinaires( Frau Paul, Myriam’…) . En fait, on devrait s’en fiche un peu tant le sujet si lourd, si grave est magnifiquement traité. Ce n’est que mon avis !
RépondreSupprimer( Une Comète)
oui, les chiffres font peur ! comment tout un peuple pouvait s'épier et penser que l'autre était l'ennemi. Ah un bon sujet pour le bac de philosophie !
RépondreSupprimerJe l'ai lu en anglais, et je n'ai aucun souci dans ma lecture, sur le style ou la forme. Je vais aller lire les autres billets plus tard. Là mini pause rapide
J'ai été particulièrement intéressée par les conséquences psychologiques et sociales de cette vie sous surveillance et à devoir espionner son entourage. Parfois la conséquence d'absence d'ailleurs (pas de dé-stasi-fication) et au contraire le fait de devoir vivre avec des traumatismes atroces... Une lecture édifiante et bouleversante pour moi !
RépondreSupprimerComme toi, j'ai appris plein de choses sur l'Allemagne de l'Est pendant et maintenant. J'ai aimé les témoignages, mais il m'a manqué un brin de distance de la part de l'auteure.
RépondreSupprimer@Nathalie = non, tu n'es pas la seule, Alex a aussi pointé quelques défauts... je n'ai personnellement pas vu qu'il était estampillé comme "roman", j'ai découvert ce titre avec le billet d'Eva, et je savais clairement à quoi m'attendre. Et je crois avoir relevé au cours de ma lecture quelques confusions dans la structure, c'est vrai, mais elles ne m'ont pas assez gênée pour que j'éprouve le besoin d'en parler.
RépondreSupprimer@Sandrine = exactement, c'est entre autres l'un des intérêts de ce texte, que d'aborder une période pourtant récente de l'histoire, dont on a quasi tout oublié...
RépondreSupprimer@Keisha = je travaille dans un bâtiment qui m'évoque l'architecture est-allemande, comme je ne cesse de le dire à mes collègues tant la laideur de ce bâtiment gris me saute aux yeux à chaque fois que je l'approche (et il est récent...). Mais on a au moins échappée au lino marron !
RépondreSupprimer@Brigitte = Deux lectrices ont également exprimé des bémols sur la forme. J'avoue pour ma part ne pas avoir été gênée par les quelques maladresses en effet constatées. Et j'imagine en effet que visiter ces lieux emblématiques de dictatures ne peut laisser indifférent.
RépondreSupprimerMerci pour votre visite et votre commentaire.
@Miss Sunalee = difficile de participer à tout, je comprends... mais ce n'est pas bien grave, ce récit très instructif peut en effet être lu à tout moment.
RépondreSupprimer@Kathel= grâce à l'entremêlement des aspects "documentaire" et "témoignages", on a une vision concrète à la fois de l'ampleur de l'organisation déployée par la Stasi et de son impact sur la vie des individus. L'annihilation de toute intimité est un des éléments les plus terribles de ce système ultra surveillé...
RépondreSupprimer@Béa = je te rejoins. J'ai bien remarqué certaines maladresses dans la construction, mais je ne m'y suis pas arrêtée, j'étais complètement prise par le propos, et par la manière dont, avec ces témoignages, Anna Funder rend son sujet concret, et du coup bouleversant.
RépondreSupprimer@Electra= tu as raison, et l'auteure pose d'ailleurs un moment cette question du "comment" et "pourquoi" convainc-t-on les individus de se livrer à cette entreprise de surveillance et de délation... on voit que la question est complexe, et qu'il n'y a pas qu'une seule réponse...
RépondreSupprimer@Sacha = oui, et les témoignages permettent vraiment d'insister sur cet aspect. Ils donnent à cette enquête sa dimension profondément humaine, qui suscite beaucoup d'émotion chez le lecteur.
RépondreSupprimer@Alex = comme je l'écrivais chez toi, certaines limites stylistiques ne m'ont en effet pas échappé, mais je les ai bien vite occultées, car j'étais absorbée par le fond.. je retiens de cette LC qu'elle aura été très instructive, y compris pour celles qui ont exprimé des bémols !
RépondreSupprimerJe suis très contente que tu aies pu aussi participer à cette lecture commune et je suis tout à fait d’accord que les chiffres sont effrayants.
RépondreSupprimerOn peut être étonné de « l’ostalgie « , mais il faut voir que certaines professions ont connu une chute énorme de leur popularité. Par exemple des ouvriers dans les mines ou dans des exploitations agricoles étaient très bien vus par le régime, les vendeurs étaient "des rois" puisque ils pouvaient dénicher ou mettre de côté certains produits… ce sont peut-être ceux qui regrettent de bons vieux temps aujourd’hui. Et en ex-RDA, on voit le plus de citoyens désormais favorables à l’extrême droite… J’ai beaucoup apprécié ce livre qui montrent toutes les nuances.
Etonnant comme "la volonté de bâtir un monde meilleur sur les cendres du passé nazi" conduit presqu'automatiquement à un régime de type nazi !!
RépondreSupprimerEtonnant aussi de voir que toutes les utopies conduisent à des dictatures.
Merci pour ta lecture qui m'intéresse énormément .
Même si le ton et la forme sont très différents, j'ai beaucoup pensé à ""Good Bye Lenin!" en lisant tous vos billets.
RépondreSupprimer@Eva = nous pouvons te remercier d'avoir mis ce titre en avant, c'est grâce à toi que s'est organisée cette LC, après tout !
RépondreSupprimerJe n'ai pas été étonnée par l'Ostalgie : en fonction de la position que l'on occupait dans le régime, sans doute en effet n'était-il pas perçu de la même manière, et puis je crois que certains trouvent leur compte dans cet ultra contrôle qui les "sécurise" et les déresponsabilise. Je ne sais pas si tu as lu La fin de l'Homme Rouge, de Svetlana Alexievitch, mais on y retrouve le même genre de réactions.
@Hedwige = oui, c'est assez désespérant, cela me rappelle un peu Une rétrospective, roman de Juan Gabriel Vasquez que j'ai lu récemment, et qui dépeint aussi la bascule de l'utopie communiste dans la dictature, notamment en Chine..
RépondreSupprimer@Je lis je blogue = j'y ai pensé aussi (pas au roman mais au film), ainsi qu'au film La vie des autres. Disons qu'il n'y a pas tant de références, que ce soit en littérature ou au cinéma, en lien avec cet épisode d'Histoire. Du coup, on fait vite des rapprochements entre les rares que nous connaissons..
RépondreSupprimeroui, oui, oui, j'ai compris je vais le lire très vite merci pour tous ces billets qui sonne tous le même son
RépondreSupprimer@Luocine = ah oui, difficile de résister, là... J'espère que tu le trouveras aussi instructif que nous !
RépondreSupprimerCe lino marron sembla avoir marqué les esprits.^^ De mon côté, je reste encore marquée par le film "La vie des autres". Ce récit-enquête a l'air en tout cas bien mené et ces témoignages sont clairement précieux.
RépondreSupprimerC'est bien vrai qu'un tabou entoure cette période sombre. J'ai très peu lu à ce sujet d'ailleurs et finalement c'est bien que ce genre de livres sortent et permettent de mieux comprendre ce que les gens ont vécu. Terrible cette surveillance permanente...Merci pour cette lecture commune
RépondreSupprimerTout ce que tu dis de ce titre est passionnant, et même si il y a quelques commentaires plus critiques sur la forme, le propos me parait assez riche pour que ce ne soit pas trop gênant, et puis, j'adore les enquêtes historiques !
RépondreSupprimer@Fanja = j'ai également été marquée par ce film, qui montre très bien l'un des points qui ressort de manière évidente dans cette enquête : l'atteinte à l'intimité. On voit ici que c'est une expérience vraiment traumatisante.
RépondreSupprimer@Manou = oui, malgré ses défauts stylistiques (qui ne m'ont personnellement pas gênée), cet ouvrage a au moins le mérite d'exister, et de faire entendre des voix que l'on a bien vite reléguées dans l'oubli..
RépondreSupprimer@Athalie = c'est en lisant les avis plus mitigés d'autres lectrices que je me suis souvenue qu'en effet, par moments, je me suis dit que c'était un peu confus... mais ce n'est pas ce que j'en avais retenu au moment d'écrire mon billet, et je suis vraiment ravie de l'avoir lu, et d'avoir pu rencontrer Miriam, Klaus, Julia, Frau Paul et les autres...
RépondreSupprimerUne très bonne lecture pour moi aussi et je vois que nous avons toutes les deux relevé de nombreux points similaires.
RépondreSupprimer@Fabienne = il faut dire qu'il y avait beaucoup à relever ! C'est un récit aussi instructif qu'émouvant.
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