"N’essuie jamais de larmes sans gants" - Jonas Gardell
"Ils traversent l’existence à la hâte, comme s’ils savaient que le temps presse."
Jonas Gardell met en scène des membres de la communauté homosexuelle de Stockholm "formant famille", ainsi qu’ils le définissent eux-mêmes. La plupart viennent d’ailleurs, ont fui une province et/ou des proches auprès desquels ils ne pouvaient vivre selon ce qu’ils étaient. Si la capitale suédoise devient le lieu de leur émancipation, il est aussi celui qui va les confronter à la maladie et à la mort. C’est ce que raconte "N’essuie jamais de larmes sans gants". Pour ne pas oublier.
C’est Kopporn, petite bourgade du XX du pays, que Rasmus a fui. Elevé dans un foyer aimant, choyé par une mère très affectueuse, il a longtemps subi les moqueries de camarades qui avaient sans doute décelé la nature d’une différence que lui-même n’a compris qu’une fois devenu lycéen. Il a rejoint la capitale dès que possible, avide d’émancipation et d’aventures, décidé à prendre tout ce qui surgira sur son chemin.
Benjamin a grandi à Stockholm, dans une famille de témoins de Jéhovah. Lui-même était un membre très prometteur de sa communauté, aussi consciencieux qu’enthousiaste. Lorsqu’il a découvert, presque par surprise, son homosexualité, il a dû quitter ses proches, qui ne lui ont plus adressé la parole. C’est un jeune homme droit, sincère et profondément empathique, qui rêve d’un amour unique et réciproque.
Il rencontre Rasmus chez Paul, trentenaire exubérant et toujours joyeux, doté d’un cinglant sens de l’humour. Pilier de la communauté homosexuel de la ville, il est aussi le centre de gravité du cercle d’amis qu’intègrent nos deux héros, qui bientôt se mettent en couple.
C’est donc une histoire d’amour, avec un grand A.
C’est aussi une histoire d’amours "sales" et de sexe brutal, pratiqué dans des pissotières puantes ou les arrière-salles de clubs sordides, sur des banquettes de voiture, avec des hommes que l’on trouve parfois repoussants. La capitale, pour ceux qui y débarquent avec l’intense désir d’y rencontrer leurs semblables, d’y trouver un miroir, une référence à laquelle pouvoir enfin s’identifier, est le lieu d’une liberté grisante et de tous les possibles, où ils vont briser leur solitude en même temps qu’assouvir des pulsions sexuelles jusqu’alors refoulées.
Le début des années 80 est aussi celui d’une libération homosexuelle encore timide. La reconnaissance juridique et sociale des relations entre personnes du même sexe est tout juste en train d’être gagnée aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest. A peine trois ans plus tôt, considérés comme des malades mentaux, les homosexuels étaient contraints au silence et à l’invisibilité.
L’épidémie de sida vient contrecarrer cette avancée, ramenant ses victimes à la honte et au tabou, ravivant l’expression d’une haine qui n’a pas encore eu le temps de se tarir.
Le roman restitue remarquablement les étapes de l’épidémie, les premiers signes auxquels on n’accorde pas assez d’importance, l’ampleur grandissante de sa progression, la panique qu’elle suscite et les odieuses rumeurs qui en découlent, entretenues par certains médias. La maladie est pour beaucoup considérée comme un châtiment visant à punir les homosexuels. Dans cette Suède qu’on imaginait à tort libérale, on distingue ainsi les contaminés "coupables" des innocents (les hétérosexuels et ceux qui ont contracté la maladie suite à une transfusion sanguine). Pire, on accuse les premiers de répandre volontairement l’épidémie. Il est même question de les ficher puis de les interner pour limiter la propagation du virus. On n’en vient finalement pas à ces extrémités, mais les malades, lorsqu’ils sont hospitalisés, sont maintenus dans un isolement inhumain. L’ignorance initiale quant aux modes de transmission de la maladie incite à prendre des mesures de précaution quasi ubuesques. Certains soignants refusent de toucher ces patients dont la prise en charge est souvent tardive et/ou défaillante. L’enfer dans lequel vivent alors les homosexuels nous est révélé à travers les destinées des proches de Rasmus et Benjamin. C’est une période de souffrances inouïes et de pertes multiples, de la confrontation à la lente et terrible dégradation qui dévaste les amis infectés. Et il y a cette terreur obsédante, d’être contaminé ou de contaminer l’autre, qui gangrène les relations. La douleur du deuil est par ailleurs accentuée par l’irrespect envers les morts, dont la cause du décès est tue et l’homosexualité niée. Les familles transforment leurs défunts en hétérosexuels pour se les réapproprier et pouvoir les pleurer, et écartent cruellement ceux qui de leur vivant les ont accompagnés.
C’est un roman poignant et d’une précision contextuelle qui le rend passionnant, servi par une structure narrative au départ un peu déstabilisante mais qui donne au récit un rythme singulier, et renforce son propos. Les épisodes se succèdent en une chronologie déstructurée qui donne l’impression de saisir la vulnérabilité des êtres face à la fulgurance des drames qui viennent ravager leurs existences, en même temps qu’elle nous met face à leur émouvante complexité, puisqu’en entremêlant passé, présent et futur, Jonas Gardell dresse de ses héros des portraits ultimes et entiers. Et puis il y a la langue, enfin, énergique, directe et souvent crue, qui fait de "N’essuie jamais de larmes sans gants", malgré la noirceur de son sujet, un texte intensément vivant.
Un roman fort, on dirait, dont on ne doit pas pouvoir sortir indemne. Sur l'histoire de la recherche contre le Sida (mais qui ne traite pas de l'homosexualité) j'ai beaucoup appris grâce au roman d'Anthony Passeron.
RépondreSupprimerJe suis ravie que tu l'aies aimé... il m'en reste une lecture très forte, inoubliable.
RépondreSupprimerDéjà repéré en bibli, j'ignore d'ailleurs s'il y est encore. Merci du rappel!!!
RépondreSupprimerBonjour
RépondreSupprimerVoilà un "épais" que je n'avais pas repéré.
Son titre me rappelle, pour la France, ce que disait tout à fait à tort, en 1987, à profs de ceux qu'il appelait "sidaïques", quelqu'un aujourd'hui bien "amorti" mais qui verra peut-être, hélas, ses idées toutes aussi néfastes triompher prochainement... ;-/
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
Ca me fait penser à un film qui est passé il y a quelques semaines à la télé, mais comme je ne me souviens même pas du titre, je sens qu'on ne va pas aller très loin dans cette discussion...
RépondreSupprimerCa fait longtemps que ce roman me tente énormément... et ce malgré ses 800 et des poussières pages...
RépondreSupprimerEn attendant, j'ai un autre roman de Jonas dans ma PAL, beaucoup moins épais, faudrait peut-être que je commence par lui...
Bonne journée
@Je lis je blogue = oui, il est intense, aussi bien par le fond que par la forme, les deux s'accordant parfaitement. Maintenant que j'y pense, on retrouve même une forme de frénésie dans cette structure narrative qui saute d'un épisode à l'autre, comme pour dire l'urgence à vivre, aussi..
RépondreSupprimer@Kathel = je ne suis pas surprise, je pense que j'en garderai une empreinte durable aussi. Merci pour le conseil !
RépondreSupprimer@Keisha = j'espère que ta bibli ne l'a pas déstocké... ce serait dommage.
RépondreSupprimer@Tadloiducine = Bonjour, maintenant que tu l'as repéré, n'hésite pas à le lire ! Et je crois malheureusement qu'il y en aura toujours pour faire des plus faibles des boucs émissaires.. le problème, c'est quand ils parviennent à convaincre les foules..
RépondreSupprimer@Sibylline = "120 battements par minute", peut-être ?
RépondreSupprimer@Le Bison = j'ignorais qu'il avait écrit un autre titre, ceci dit, je n'ai pas non plus cherché.. je vais aller voir ça de plus près. En tous cas, je recommande fortement celui-là, ne l'oublie pas !
RépondreSupprimerNon, j'ai vu aussi "120 battements par minute" mais ce n'est pas celui-là. Il me semble que le film était anglais... sans garantie. Si. Il y avait le type qui joue Moriarti dans Sherlock... soupir, recherche... Donc Andrew Scott et Google (toujours prêt à aider) me dit que le film est Pride. Très bien d'ailleurs.
RépondreSupprimerJ'ai vu ce livre maintes fois, sur les blogs, en librairie ou dans les médias, en survolant sûrement les résumés et retours de lecture, car j'étais très loin d'imaginer que ça traitait de ce sujet en particulier. Je pensais que c'était plutôt le genre humoristique des titres à rallonge d'il y a quelques années, ou un polar. Un mixte des deux. Bon, et bien j'aurai découvert quelque chose.^^
RépondreSupprimerSue le sujet, il y a la série "It's a sin" ( sur France TV, je crois). Elle commence comme une comédie, un peu caricaturale, même, puis, le SIDA arrive et on suit comme dans ce livre, visiblement, les malades délaissés, les drames des séparations, mais aussi la force des liens.
RépondreSupprimerJe retiens ce titre même si elle est difficile, ce fut une réalité (mais la lecture ce sera pas pour cet été, je pense ...)
@Sibylline = on finit toujours par trouver (merci Google) ! Je n'ai pas vu ce film. Il y a aussi Harvey Milk, avec Sean Penn, sur l'un des premiers personnages publics à avoir fait son "coming-out", dont il est plusieurs fois fait mention dans le roman (il est une véritable référence pour la communauté homosexuelle des années 80).
RépondreSupprimer@Fanja = c'est vrai que le ce titre peut paraître étrange, et induire en erreur. On le comprend rapidement en lisant le roman, c'est une phrase qui apparaît dès les premières pages. Ceci dit, rien que le fait de connaître le sujet permet de le comprendre..
RépondreSupprimer@Athalie = je ne regarde pas de séries, exception faite de rares documentaires sur arte.tv qui sont en plusieurs épisodes, je lis trop pour en avoir le temps ! J'avoue que ce n'est pas son sujet (que j'avais d'ailleurs oublié, depuis le temps que ce titre trainait dans ma pile) qui m'a incité à le lire, mais les avis élogieux lus à son propos.
RépondreSupprimerJe ne le regrette pas...
Je l'ai noté car il est dans une de mes deux médiathèques, donc à l'occasion pourquoi pas...les avis ont l'air de concorder en plus ce qui est plutôt rare. Bizarre d'ailleurs que je ne l'ai pas noté à sa sortie, le sujet m'intéresse, mais il faut dire aussi qu'un pavé à cette époque, je devais faire l'impasse dessus vu que je travaillais encore.
RépondreSupprimer@Manou = c'est un pavé qui se lit relativement vite (le texte n'est pas dense, il y a pas mal de dialogues et c'est découpé en petits chapitres) et c'est vraiment un titre à lire sur le sujet car il est aussi instructif que romanesque.
RépondreSupprimerLe rejet des homosexuels au moment de l'épidémie de sida, le fait de tarder à prendre des mesures contre cette maladie tant qu'elle touchait surtout certaines personnes... on le retrouve partout, je le crains. En France comme l'évoque tadloiducine et aussi aux Etats-Unis comme je viens de le lire récemment dans Fairyland. J'envisage d'organiser des lectures communes LGBTQI en juin 2025 à l'occasion du mois des Fiertés.
RépondreSupprimerTrès tentant ce livre, merci pour la découverte 🙂
RépondreSupprimerje pense qu'il avait déjà connu un succès sur la blogosphère, car je veux le lire depuis longtemps et je suis bien au courant du sujet. Ton billet enthousiaste me pousse encore plus à le lire. J'en viens même à me demander si je ne l'ai déjà pas acheté ??
RépondreSupprimermerci pour ce rappel !
Un texte fort, mais je ne pense pas que j'adhérerais à la manière de raconter l'histoire si j'en juge par ce que tu en dis !
RépondreSupprimerUne amie hollandaise me l'a conseillé déjà depuis plusieurs années et il est dans ma liseuse... J'ai de plus en plus de mal à me poser sur de tels pavés, je les écoute et s'ils n'existent pas en version audio, eh bien je les laisse passer...
RépondreSupprimer@Anne-yes = c'est tout à fait vrai : ce qui est décrit ici pour la Suède pourrait s'appliquer à l'ensemble des nations occidentales qui ont connu l'épidémie de sida. Et c'est atterrant… et bonne idée d'activité, j'essaierai de participer !
RépondreSupprimer@Céline = n'hésite pas, c'est une thématique et une manière de la traiter assez rares dans la littérature scandinave, me semble-t-il.
RépondreSupprimer@Electra = il faut fouiller dans ta/tes bibliothèque(s) dans ce cas ! Tu as bien fait de le noter, c'est un excellent roman, intense et passionnant.
RépondreSupprimer@Philippe D = la suite a priori illogique des épisodes est un peu déstabilisante au départ, mais on arrive toujours à suivre le fil de l'intrigue, et cet "éclatement" de la chronologie apporte vraiment un plus, je trouve.
RépondreSupprimer@Sandrine = comme évoqué ci-dessus en réponse à Manou, c'est un pavé qui se lit assez vite, le texte n'est pas serré, et il est riche en dialogues et paragraphes. C'est en tous cas un très bon roman sur l'épidémie de sida, dont l'auteur aborde aussi bien la dimension intime que l'aspect sociétal, en une construction par ailleurs très habile.
RépondreSupprimer@Sibylline : tu as de la chance, je viens de voir le film en question (il repassait au cinéma 10 ans après sa sortie), c'est " Pride", qui parle de l'association Lesbians and Gays support the miners, et dont l'un des personnages (réels) était le patient numéro 2 atteint du sida au Royaume-Uni. Vérification faite, il vient de fêter son 75e anniversaire ! Mais bien trop n'ont pas eu cette chance et ont été traités comme des pestiférés.
RépondreSupprimer@Ingannmic: merci pour ce billet qui complète justement ce film (plutôt feel good lui).
@Sacha = merci pour ces précisions, et d'entretenir le fil de la discussion !
RépondreSupprimerOn voit bien dans le roman que pour ceux qui ont survécu à l'épidémie, c'était surtout une question de chance : il s'agissait d'être encore vivant au moment où les traitements ont été trouvés puis développés, mais quelle hécatombe, avant ça...
Je suis toujours ravi de lire que ce beau roman parvient à toucher des lecteurs et lectrices au-delà des celles et ceux qui ont eu à traverser cette période noire.
RépondreSupprimerAu contraire d'un roman comme "Une vie comme les autres" de Hanya Yanagihara, Gardell joue la sobriété et évite le pathos.
@Autist Reading = je ne connais pas l'autre titre que tu cites (et je vais l'éviter, vu ton commentaire) mais c'est vrai qu'ici, l'auteur parvient à rendre la dimension tragique de son propos sans l'instrumentaliser. Il me semble que c'est en grande partie grâce à l'énergie qui émane de son texte, et à ces sauts d'une époque à l'autre, qui donnent sans cesse à voir les différentes facettes de ses personnages, qui ainsi ne se réduisent jamais à leur statut de malades..
RépondreSupprimerCe que tu dis de ce roman éveille ma curiosité : il a effectivement l'air poignant tout en évoquant une situation historique peu connue depuis notre France. Autant j'ai vu et lu beaucoup d'oeuvres sur le sida tournées vers le monde anglophone, autant aucune n'abordait les choses depuis un pays nordique.
RépondreSupprimerLes émotions qu'il promet son nombre de pages me font cependant dire que ce ne sera pas pour tout de suite !