LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"La Maison" - Emma Becker

"Le problème avec ce métier, c’est qu’au bout d’un moment, ton corps ne sait plus quand tu fais semblant et quand tu sens vraiment quelque chose."

Emma Becker concrétise avec ce texte son projet d’écrire sur les putes (j’utilise son propre terme, qui sous sa plume n’a rien de péjoratif ni de condescendant, bien au contraire), pour lesquelles elle éprouve une sorte de fascination. Elle choisit Berlin, ou la prostitution est légale et où les bordels ont pignon sur rue, et échoue à la Maison. Elle a une approche d’abord fondée sur l’observation, mais réalise rapidement que cette distance l’empêchera de comprendre l’expérience intime et profonde que représente la prostitution, et décide d’être elle aussi, l’une des filles de la Maison. Au fil du récit, l’écriture devient ainsi plus intense, la relation de ce qu’elle vit en tant que pute enterrant la démarche journalistique.

Sans doute faut-il d’emblée bien préciser le contexte particulier qu’est celui de cet établissement, placé sous le signe de la liberté : les filles y ont le droit de dire non et de choisir leurs clients, peuvent disparaître du jour au lendemain et y revenir de même sans subir aucun reproche…

Le texte s’élabore par touches, de manière assez foutraque, entremêle relation d’épisodes vécus, réflexions d’ordre général et questionnements plus personnels.

On y côtoie pendant plusieurs mois les employées mais aussi leurs clients de la Maison, l’auteure nous familiarisant avec ses odeurs un peu vulgaires de relents corporels et de désodorisant bon marché, son atmosphère désuète et sensuelle. Elle nous introduit jusque dans le secret des chambres où elle officie. 

La langue est crue mais jamais vulgaire, le ton est décomplexé, et l’humour omniprésent. Il y a paradoxalement une véritable fraîcheur dans la sincère curiosité avec laquelle Emma Becker décrit ces femmes, brutales ou fragiles, douces ou exubérantes, auxquelles elle rend leur singularité. Parmi elles, on s’étonne d’apprendre que certaines sont infirmières, que d’autres ont des familles, qu’elles sont là pour arrondir leurs fins de mois. Leur capacité à déplacer la notion d’affect accrochée au sexe et de s’en moquer leur permet de considérer la prostitution comme un métier aussi honorable qu’un autre, et même plus drôle et plus passionnant que beaucoup, malgré ses réalités parfois dures et déprimantes.

On est loin ici d’une vision binaire, manichéenne, qui réduirait la pute à la victime d’un exploiteur masculin régi par ses seules pulsions.

Les clients, qui viennent pour beaucoup assouvir autant un besoin physique qu’un besoin d’écoute, trouvent leur place dans le récit non pas en tant que tels mais bien en tant qu’hommes, l’auteure ramenant tout ce petit monde à hauteur d’une humanité complexe, avec ses aspects pathétiques et violents, mais aussi ses côtés touchants, ses générosités. Et il faut bien chez les filles un certain savoir-faire et surtout une grande intelligence émotionnelle, pour se retenir d’exprimer, tout en s’attachant à ne jamais bâcler le travail, les haines et les dégoûts mais aussi les compassions et les affections que suscite forcément cet échantillon de la gent masculine.

Si Emma Becker interroge avec ce récit l’image de la pute dans une société moralement corsetée par une religion millénaire ou sur ce que la prostitution révèle des mécanismes de domination patriarcale -voire dans quelle mesure elle est le reflet de "paramètres essentiels de l’humanité"-, elle le répète : son but principal est d’écrire sur les femmes, et notamment sur les formes multiples que revêt le fait d’en être une, à partir de la "nudité schématique" que représente celle de la pute. 

Une large place est également faite au désir féminin, autre sujet qui la fascine ; le pouvoir du corps à susciter le désir chez l’autre l’émerveille, et semble être l’une des grandes questions de sa vie. Précisant qu’observer les filles de la Maison a été "comme examiner son propre sexe au microscope", elle assume la dimension narcissique induite par la démarche d’écrivaine qui a rapidement supplanté celle de la journaliste. Son récit, prétend-elle, répond ainsi à une obsession pour sa propre sensualité, et à la quête d’une vérité la concernant. Mais si La Maison n’était que ça, je n’aurais pas pris tant de plaisir à le lire : il y a chez Emma Becker une générosité et un amour de ses semblables qui lui font systématiquement dépasser tout autocentrisme pour tendre vers l’altérité.


Une participation à l'activité "Monde Ouvrier & Mondes du travail".

Commentaires

  1. Oui, le monde du travail... J'ignore si je le lirai mais tu en fais une belle présentation.

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    1. C'est un titre qui visiblement divise beaucoup. Je peux comprendre que l'on soit sceptique face à la démarche, mais j'ai du mal à comprendre les reproches faits au contenu du livre. Emma Becker est vraiment au clair sur le fait qu'il ne s'agit nullement d'une apologie de la prostitution, et que le contexte dans lequel elle l'a exercée est un contexte privilégié.

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  2. Je suis tentée ! Merci pour cette découverte.

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    1. C'est vraiment un texte atypique, et j'ai aimé la démarche à la fois curieuse et sincère. Je ne suis en revanche pas sûre que tu trouverais ton compte avec la forme, à mon avis un peu brouillonne.

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  3. Parfait pour l'activité sur le monde du travail. Je ne dis pas que je le lirai, mais ton billet est très intéressant, je pensais ce livre plus racoleur que ça, je vois que ce n'est pas le cas...

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    1. Il est tout sauf racoleur ! On n'est pas dans la dimension misérabiliste avec lequel le sujet est parfois traité tout simplement parce que ce n'était pas le but de l'auteure, et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle elle a fait le choix "d'enquêter" dans un établissement tel que la Maison. La prostitution n'est ici en partie qu'un prétexte pour écrire sur les femmes, les mécanismes du désir, le lien entre l'image que renvoient les putes et la place faite aux femmes dans la société en général..

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  4. je ne suis pas attirée par ce sujet, mais je suis contente qu'il existe des lieux ainsi sans souteneurs et où les femmes sont libres ce n'est pas l'image que j'ai de la prostitution

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    1. L'auteure précise bien que cette situation est assez exceptionnelle (avant d'échouer à la Maison, elle fréquente un autre bordel où elle se sent suffisamment en danger pour ne pas s'y éterniser), et malheureusement, l'établissement a fermé...

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  5. J'ai beaucoup aimé ce texte, l'écriture est très belle.

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    1. Je ne me souvenais pas que tu l'avais lu, je rajoute un lien vers ton billet.. oui, c'est très bien écrit, et j'ai beaucoup aimé le ton, direct mais jamais simpliste, et souvent drôle..

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  6. Bonsoir et merci pour ce partage, Ingrid! Ce témoignage se trouve quelque part dans ma pile à lire (de même qu'un autre titre de la même auteure), et je pourrais le faire remonter tout soudain grâce à ton billet. Affaire à suivre!

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    1. Je lirai ton avis avec intérêt, si tu nous le partages, d'autant plus que ce titre a eu pas mal de détracteurs à sa sortie. Ceci dit, il me semble que c'est surtout la démarche d'Emma Becker qui a posé problème à certains, et je ne suis pas sûre que ces derniers aient lu son texte...

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  7. J'avais vu l'autrice lors de nombreuses interviews à la sortie de son livre, mais à l'époque, elle ne m'avait pas vraiment convaincue de l'explorer plus loin.

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    1. Je l'avais vu aussi dans une ou deux interviews, et j'ai au départ été intriguée plus que convaincue. J'ai offert ce titre à ma grande fille (qui en rit encore, il paraît que ses copines avaient trouvé étrange que sa mère lui fasse un tel cadeau) qui l'a apprécié et m'a décidé à le lire... je n'ai pas été déçue.

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  8. Je crois que je l'avais vue à une Grande Librairie et que je n'avais pas été très convaincue par ses propos. Avec ce genre de témoignage, je me dis toujours, rendez vous dans 10 ans. Avec plus de recul, aura telle toujours la même vision de son expérience.

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    1. Je ne sais pas combien de temps s'est écoulé entre son expérience et la rédaction du livre, mais elle y montre à mon avis sa capacité à réfléchir sur cette expérience avec lucidité et analyse.

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  9. je me souviens de sa parution et du bruit tout autour. La question économique reste la raison principale de la prostitution, étudiantes ou mères célibataires, c'est pour l'argent qu'elles se prostituent (je parle des Françaises ou Belges car pour d'autres, c'est un véritable trafic humain). Du coup, je ne pense même pas à la notion de plaisir ... Mais tu as aimé et j'aime bien l'idée de défendre le vrai sens du livre

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    1. L'auteure évoque bien cette nécessité financière, mais ramène l'exercice de ce métier au même niveau que d'autres emplois précaires et pénibles qui peuvent même selon elle, être moins enviables que celui-là. Dans la Maison en tous cas, le plaisir peut survenir (j'en ai d'ailleurs été très étonnée), ceci dit elle n'occulte pas non plus les aspects peu reluisants de la profession. Même si on ne souscrit pas forcément à son point de vue, il est intéressant et défendable.

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  10. Je n’arrive pas à être tentée malgré ton beau billet. Je n’aime pas l’idée qu’on assimile la prostitution à un «  métier », qu’on en fasse une expérience à tenter pour voir… je schématise sans doute mais c’est au dessus de mes forces. C’est un peu bizarre non de s’être prostituée juste pour écrire un livre ? ( Une Comète)

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    1. Oui, c'est bizarre, mais quand c'est Emma Becker qui explique sa démarche, étrangement, ça passe... elle aborde la sexualité avec à la fois beaucoup de détachement et d'intérêt. Il est vraiment important de comprendre que le contexte de son expérience est très particulier, et ne constitue sans doute pas une généralité.

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  11. Un livre qui m'a l'air bien particulier...

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    1. Oui, et c'est ce qui fait son intérêt, le sujet est abordé d'une manière dont on n'a pas l'habitude.

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  12. J'ai entendu parler de ce livre et j'ai donc redoublé d'attention pour découvrir ta superbe chronique. Honnêtement je ne sais pas encore si je le lirai un jour, mais la manière dont le sujet est abordé a l'air intéressant, et je n'ai jamais lu cette écrivaine alors pourquoi pas...

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    1. Elle a une démarche et un positionnement très particuliers, et c'est en partie ce qui m'a plu. Maintenant, je pense que tout le monde ne peut sans doute pas adhérer.... je serais en tous cas bien curieuse de lire d'autres avis ! :)

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  13. C'est un livre qui m'avait agacée au départ puis que j'ai plutôt apprécié. Ceci dit il m'en reste peu de souvenirs aujourd'hui. Anne-yes

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    1. Je ne crois pas non plus en garder un souvenir durablement très net, principalement en raison de sa construction un peu en roue libre.

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  14. Je ne pense pas être pudibonde, mais rien que l'idée même de choisir de se prostituer m'échappe complétement. Je tente de comprendre en relisant ton article plusieurs fois, mais ce qui est certain est que je lirai pas ce titre.

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    1. Ce n'est surement pas une idée que j'aurais pu avoir non plus, mais bizarrement, quand Emma Becker explique sa démarche, ça paraît bien moins choquant...

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