"Notre part de nuit" - Mariana Enríquez
"Les fantômes sont réels. Et ce ne sont pas toujours ceux qu’on appelle qui viennent."
On est pris presque aussitôt d’un sentiment d’étrangeté, que confirme très vite l’intrusion dans le récit d’une dimension surnaturelle et vaguement inquiétante. Le père, géant blond de deux mètres manifestement très malade, ouvre des portes verrouillées par sa seule volonté ; son fils aperçoit des fantômes dans les chambres d’hôtel où ils font étape. On éprouve aussi un certain malaise, face au comportement abrupt, voire agressif du père, qui tente par ailleurs désespérément, mais en vain, de prendre contact avec sa compagne défunte.
Et ce n’est que le début… Ces allusions au surnaturel n’ont été qu’un bref prélude au développement d’une intrigue focalisée sur l’Ordre, organisation occulte et séculaire composée de membres issus de riches et puissantes familles descendantes de colons européens, dont celle de Rosario, les Reyes. L’Ordre voue un culte à l’Obscurité, sorte d’entité déifiée qui détiendrait le secret de l’immortalité, avec laquelle ils communiquent par l’intermédiaire de médiums dont ils sont en quête perpétuelle. Juan est l’un de ces "élus", il sait la souffrance et les risques que cela représente, et il veut absolument préserver Gaspar de ce pouvoir que le garçon semble lui aussi détenir.
Le roman nous fait traverser le temps, des années 1960 à la fin des années 1990, conservant en permanence un aspect horrifique qui se matérialise par des scènes souvent insoutenables. La mort y est omniprésente, menace planant sur la tête de certains protagonistes ou se traduisant de façon concrète par l’évocation de cadavres parfois atrocement mutilés. Cette violence n’est pas gratuite, et la surenchère que déploie l’auteure en exploitant les codes du récit d’horreur ne prétend ici à aucune vocation ludique. Elle est une manière de braquer, avec une brutalité proportionnelle à celle qu’elle dénonce, notre attention sur une violence bien réelle. Car si les allusions à l’histoire de l’Argentine s’insèrent dans l’intrigue avec une fugacité qui pourrait laisser croire qu’il ne s’agit pas là du sujet principal, le lecteur n’est pas dupe quant à cette toile de fond qui sans cesse ramène aux exactions d’une dictature cruelle et corrompue, avec ses centres de détention clandestins, ses disparitions, ses enfants volés, ses assassinats perpétrés par les militaires… De même, l’obsession pour l’occultisme des membres de l’Ordre permet de mettre en exergue l’extrême violence qu’exerce en toute impunité ces familles établies depuis des décennies voire des siècles dans une Argentine où elles sont parvenues au pouvoir en spoliant et en exploitant les autochtones, s’y maintenant grâce à leurs alliances avec des politiciens influents.
Il est dans ma PAL d'audio livres, acquis au moment de ton challenge latino mais j'ai reculé devant le temps d'écoute.Ton billet relance grandement mon envie, c'est un roman qui doit être à part et à tout pour me plaire.
RépondreSupprimerIl est dense, oui, mais aussi très singulier, comme tu le supposes. Et j'ai l'impression que l'on retrouve dans les autres titres de l'auteure (surtout des recueils de nouvelles, je crois) cette atmosphère ténébreuse et surnaturelle.
SupprimerPlus de 700 pages de noirceur ! Mais si tu dis que c'est à lire , je te fais confiance. D'ailleurs je n'ai lu que d'excellents commentaires sur ce livre.
RépondreSupprimerComme toi, je n'ai lu que des avis très positifs à son sujet, auquel se rajoute le mien... j'ai eu un peu peur au début, car je ne pensais pas la dimension surnaturelle aussi assumée, et je craignais un manque de crédibilité, et que ça tourne au ridicule mais non... c'est un texte très fort, les personnages sont vraiment marquants, et ... ça prend au tripes !
SupprimerBonjour Ingannmic
RépondreSupprimerBravo pour cette participation, qui te place aujourd'hui en tête des participant-e-s aux Epais de l'été (pas des Pavés, - mais ceci est une autre histoire).
Selon ce que je comprends, la noirceur et le côté "fantastique" de ce roman sont une allégorie désespérante de l'opération Condor en Argentine (30 000 "disparus"?). Brrrr!
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
Bonjour Tadloiducine,
SupprimerJe savoure ma 1e place le temps qu'elle dure :).. il y aura d'autres épais, mais à la rentrée, maintenant, c'est -enfin !- bientôt les vacances.
Concernant le contexte historique de ce titre, il y est bien sûr question de l'opération Condor, mais c'est même plus large, puisque le récit se déroule sur plus de 3 décennies. Le contexte est évoqué de manière allusive, et jamais clairement nommé, mais on fait facilement le lien, ce qui est à mon avis le but de l'auteure. La seule fois où une référence est clairement mentionnée c'est lorsqu'il est question de la mort de la petite Omayra Sanchez et de sa médiatisation, longuement décrite... et je peux te dire que quand on tombe sur cet épisode et qu'on a vu les images, à l'époque, de cette horrible agonie, c'est terrible.
Une lecture très forte, mais parfois émotionnellement difficile.
J'ai beaucoup aimé son recueil de nouvelles "Ce que nous avons perdu dans le feu" tout aussi noir et intrigant que le roman que tu présentes.
RépondreSupprimerToutefois, je n'ai pas réussi à lire le deuxième recueil, dont on a plus parlé "Des dangers de fumer au lit" j'avais l'impression de relire le même que le premier... Trop de bizarre, trop de noirceur, trop de surnaturel... Je ne suis donc pas prête à en lire plus de 700 pages !
Tu confirmes ainsi mon impression, sur le fait que d'un titre à l'autre, l'auteure exploite le même genre d'ambiance. Je suis très tentée par Les dangers de fumer au lit tout de même, je le lirai peut-être à l'occasion du mois de la nouvelle.
SupprimerOuh la la! Je ne vais pas m'y risquer. :-( Triste, je veux bien, mais pas de pression, de déchirement etc. !
RépondreSupprimerAh oui, là ça va au-delà de la tristesse, c'est très dur...
SupprimerIl est dans mes prévisions de lecture, je n'en ai pour l'instant entendu que du bien, mais bon il faut le caser^^, et c'est un pavé qui semble demander une certaine disponibilité d'esprit aussi. Mais un jour, un jour.^^
RépondreSupprimerLes pavés de l'été ont constitué l'occasion, il m'attendait depuis un moment dans ma bibliothèque en grand format (encore un achat compulsif stupide, le temps que je le lise, il était bien sûr sorti en poche depuis un moment), ce qui m'avait jusqu'à présent retenue. Je suis contente d'avoir sauté le pas, c'est une lecture qui restera dans ma mémoire..
SupprimerVoilà un polar que j'ai déjà noté, après l'avoir vu passer je ne sais plus chez qui je l'avoue, bon ce ne sera pas du tout pour tout de suite...mais comme il est dans ma médiathèque je sais que j'aurais l'occasion de le lire un jour quand j'aurais davantage de temps. Il a tout pour me plaire ! Merci de partager ton enthousiasme
RépondreSupprimerJe ne sais pas si on peut le qualifier de polar, c'est un titre assez inclassable, mais il tend plus du côté de l'horreur et du fantastique, même s'il serait dangereux de le réduire à ce genre, car cela risque de décourager certains lecteurs, et d'induire en erreur quant à son contenu.. J'espère que tu le liras, je serais curieuse de ton avis sur ce roman très atypique, et pour lequel il faut tout de même avoir le cœur bien accroché !
SupprimerFélicitations si tu as pu parvenir à le lire entièrement, j'ai dû l'arrêter tant il me mettait mal à l'aise et pourtant j'ai lu "Le manufacturier" qui comporte des scènes si insoutenables que je les lisais en refusant de me les représenter, mais malgré cela , ce livre ne m'a jamais mise mal à l'aise. Il y a quelques chose de plus complaisant dans "Notre part de nuit", quelque chose qui participe au Mal.
SupprimerEnfin ce n'est que mon ressenti.
Je peux comprendre, certains passages m'ont mis le cœur au bord des lèvres... je n'ai pas trouvé en revanche que l'auteure tombait dans la complaisance, mais plutôt dans une sorte d'outrance volontaire, avec la volonté qu'elle serve son propos, comme si l'ampleur des horreurs perpétrées en Argentine ne pouvait être rendue que de cette manière..
SupprimerEn dépit de l'avalanche d'avis positifs qui ont tout de même titillé ma curiosité et suscité mon intérêt, je n'ai pas osé sauter le pas car j'avais en quelque sorte les mêmes craintes que celles que tu cites dans ta réponse à Je lis, je blogue. Et savoir que non seulement, tes craintes ont été balayées mais qu'en plus tu as pris plaisir, malgré la dureté de l'histoire, je n'ai plus d'hésitations à avoir (car nous avons très souvent des avis proches sur des lectures communes).
RépondreSupprimerC'est un texte très surprenant, qui pousse le lecteur à sortir de sa zone de confort (expression que j'utilise peu tant elle me semble galvaudée, mais là, elle me semble parfaite !), mais il me semble en effet que tu pourrais adhérer toi aussi à la démarche, et à la noirceur de Mariana Enriquez...
SupprimerJe ne connais pas et je ne sais pas trop ce que je dois en penser, mais vu la longueur du bouquin, je ne vais pas m'y lancer...
RépondreSupprimerS'il te reste malgré tout un peu de curiosité vis-à-vis de l'auteure, tu peux tenter de découvrir son univers avec ses nouvelles...
SupprimerJ'avoue beaucoup hésiter tant de noirceur me rebute malgré les avis élogieux sur ce roman.
RépondreSupprimerJe ne pense pas qu'il te plairait, à vrai dire...
Supprimerj'avais beaucoup son recueil de nouvelles, du coup je suis tentée, mais l'épaisseur et puis tu cites la petite Omeyra et là je bloque ... bref, à voir dans le temps ! pour le moment, déjà me remettre à lire après ces deux mois éprouvants, un autre challenge !
RépondreSupprimerEn tous cas tu es prévenue, et puis si tu as déjà lu se nouvelles, il me semble que tu sais plus ou moins dans quoi tu t'engages (mais certains passages sont durs, oui)..
SupprimerLe surnaturel et l'épouvante pour raconter l'horreur bien réelle, c'est très judicieux et certainement très puissant, mais trop violent pour moi, petite âme sensible ☺️. Tu m'as l'air d'avoir bien avancé dans ta PAL en tous cas ces derniers temps, non ?
RépondreSupprimerJe peux comprendre qu'on évite ce genre de lecture, qui peut s'avérer déprimante... et oui, j'avance, même si le fait de lire des pavés a un peu ralenti mon rythme. Comme je l'écrivais chez Athalie, je suis passée sous la barre des 150 titres en stock (et même sous celle des 140 maintenant). Ca peut sembler encore beaucoup mais ça fait plus de 100 livres en moins en quelques mois... je tiens bon, je suis allée hier en librairie pour acheter deux titres que j'ai prévu de lire à l'occasion de LC (je m'autorise tout de même quelques "nouveautés", mais rares) et je n'ai pas craqué pour d'autres :)...
SupprimerEn effet, ce n'est pas négligeable du tout. Pour ma part, je résiste plutôt bien aux sirènes des librairies ces derniers temps, mais c'est beaucoup plus difficile avec les boîtes à livres. Ca ne coûte rien, ca fait plaisir à ceux qui ont laissé leurs livres là de les voir repris. Je me dis que je peux les remettre très vite dans le circuit, mais en réalité, il y a trop de boîtes à livres bien achalandées dans mon voisinage :-D Ca finit par s'accumuler.
SupprimerAh mais quelle idée aussi, de placer ces boîtes à livres sur ton chemin !
SupprimerQuel billet inspiré et inspirant. Si je ne l'avais déjà lu, je foncerais pour mettre la main dessus!
RépondreSupprimerIl me semblait bien me souvenir que tu l'avais lu, je crois que tu m'en avais parlé dans un commentaire sur ton blog, et que c'est ce qui m'avait décidé à le lire... mais je n'ai pas trouvé de billet correspondant. Un sacré texte, en tous cas, oui...
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