LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Terminus radieux" - Antoine Volodine

"Bourgazine est pas encore mort (…). Quand il meurt je le passe à l’eau pour qu’il revienne. Jusqu’à maintenant il est toujours revenu. Pas la peine de l’enterrer de son vivant."

Qu’y aurait-il après ? Après l’effondrement des idéologies, après l’irradiation nucléaire généralisée, après le glas d’une Deuxième Union soviétique dont la morale prolétarienne égalitariste n’aurait pas fait long feu ?...

Il y aurait des steppes et des villes désertes, des routes à l’abandon, un retour à la "gueuserie (…) du temps des premiers nomades". Il y aurait d’effrayantes forêts où l’on perdrait tout repère spatial, royaume de loups, d’ours et de champignons d’où il serait impossible de sortir.

Il y aurait Kronauer, Vassilissa Marachvili et Iliouchenko.

Ces trois soldats de la révolution sont devenus déserteurs après avoir abattu leur commandant devenu fou. Ils errent depuis dans des territoires vides au taux de radiation effrayant, et sont à bout de force. Vassilissa Marachvili est à l’agonie. 

Laissant ses deux acolytes pour aller chercher du secours, Kronauer échoue au Terminus Radieux, kolkhoze quasi déserté depuis l’incendie de la pile atomique qui l’alimentait en énergie et à laquelle est vouée un véritable culte, que dirige une drôle de prêtresse. L’organisme de la Mémé Oudgoul, célèbre liquidatrice de sites irradiés sous la Deuxième Union soviétique, a la particularité de tirer bénéfice des radiations nucléaires pour ralentir son vieillissement. Ainsi âgée de plus d’une centaine d’années, elle s’assure que la fosse de deux kilomètres de profondeur qui abrite la pile soit régulièrement alimentée de déchets divers -meubles et vieux appareils électroménagers, carcasses et cadavres d’animaux, voire "d’institutrices carbonisées"… 

La petite communauté du Terminus radieux est sous l’emprise du grand amour de la liquidatrice, qu’elle y a retrouvé par hasard après des décennies de séparation, le sombre et mystérieux Solovieï. Ce dernier, investi de pouvoirs chamaniques et comme sa compagne insensible aux radiations, exerce son omnipotence en s’introduisant dans les esprits, notamment ceux de ses trois filles, créatures aussi belles qu’étranges auxquelles ces intrusions laissent une immonde sensation de viol. Il impose par ailleurs régulièrement à son entourage la diffusion sonore de poésies de son cru, logorrhées imprécatoires, incompréhensibles et inquiétantes qui laissent leurs auditeurs dans un état d’insupportable exaspération.

Kronauer est aussitôt considéré comme un intrus par le maître des lieux.

Iliouchenko va de son côté se retrouver dans un train de soldats et de détenus moribonds progressant sans relâche -sans jamais être ravitaillé- dans la steppe immense, en quête d’un camp sous les barbelés duquel ils pourront enfin se reposer. Leurs haltes sont marquées par la déclamation de textes mêlant oralité ancestrale et répertoire marxiste-léniniste, exprimant grands moments du passé ou espoirs devenus pitoyablement modestes.

C’est dans un univers très singulier que nous plonge Antoine Volodine, mortifère et pourtant profus, fascinant malgré ses relents de pourriture.

Dans ce monde que les accidents nucléaires "ont rendu invivable pour les dix millénaires à venir", la nature, bien que dévastée, conserve paradoxalement une forme de puissance, rendue par d’infranchissables enchevêtrements de troncs ou de mousses, des marécages délétères, des cuvettes pleines de glaise. Kronauer nous surprend avec une érudition végétale qui lui fait dresser de longues et délicieuses listes des plantes qu’il découvre dans cet environnement a priori stérile : 

"La molle-guillote, la malveinée, l’ashrang, la captive-petite-gloire, la benaise-des-saules. La demoiselle-en-fuite, la belle-de-quatre-heures, la pituitaine, le douce-liseuse ou Jeanne-de-minuit"

... et il y en a des dizaines d’autres.

L’homme, loqueteux errant dans un crépuscule sans début ni fin, est revenu à une sorte d’état primitif, de dénuement moral et psychologique. Hanté par l’échec de ses utopies, il y fait face avec une hébétude décevante, coincé dans une sorte d’entre-deux entre vie et mort, et dans une temporalité à la fois infinie et instable, où quelques minutes peuvent durer une éternité, et à l’inverse des dizaines voire des centaines d’années être ramenées à un bref instant. La débordante énergie vitale du maléfique Solovieï forme un contraste saisissant avec cette apathie, comme si les autres hommes n’étaient que les marionnettes d’un théâtre dont lui serait le maître.

C’est un texte qui englue dans sa lenteur et l’incertitude quant à la nature de la réalité qu’il dépeint -rêve ou cauchemar, limbes précédant l’au-delà ou vérité post-apocalyptique ?- tout en tenant le lecteur par son étrange et sombre beauté, et l’inventivité de sa langue souple et musicale. Sa complexité même peut le rendre dérangeant : le quotidien y est magique mais terrifiant et sans espoir, la cruauté n’y exclut pas la magnificence, et la noirceur n'y exclut pas l'humour.

"Comme tous les matins depuis des milliers de saisons, la Mémé Oudgoul tourna le bouton du poste de radio posé à côté de son fauteuil. Elle voulait savoir si la civilisation avait été rétablie pendant la nuit, ou du moins si l’humanité avait survécu à la dégénérescence organique, aux cancers provoqués par l’irradiation généralisée, à la stérilité et la tentation de s’engager dans la voie capitaliste."


Un auteur découvert grâce à Nathalie, vers lequel je reviendrai sans doute… après une pause nécessaire.

Et c’est un pavé pour Sibylline : 624 pages aux Editions du Seuil.

Commentaires

  1. Oui, un chouchou de nathalie, j'avais remarqué!

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    1. Je crois même qu'il n'y a que chez elle que j'ai vu cet auteur...

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  2. Volodine, un auteur de qualité mais difficile et pas gai...

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    1. Tu es donc toi aussi une de ses lectrices... je vais aller fouiller dans ton blog. C'est sûr que ce n'est pas un auteur dont je m'imagine enchaîner les lectures, si tous ses titres sont à l'image de celui-ci. Mais j'ai été suffisamment intriguée et étrangement fascinée pour y revenir.. plus tard.

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    2. Je n'ai pas trouvé de billet sur ton blog, tu n'as pas dû chroniquer tes lectures..

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    3. Si, j'avais fait les billets, mais c'était du temps de Lecture/Ecriture

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  3. 624 pages dans des décors aussi mortifères... je vais passer, je remarque d'ailleurs que ça fait un moment que j'évite le post-apocalyptique (depuis La route par Manu Larcenet, je crois)

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    1. Je comprends, c'est le genre de lecture qui plombe... et pourtant il y a un truc indéfinissable qui fait qu'on est aussi un peu envoûté. C'est très étrange.

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  4. Enfin ! Effectivement un de mes auteurs préférés, pas assez connu à mon goût parce que certains font une réaction allergique aux mots de post-communiste ou nucléaire, comme s'il s'agissait de cela. J'aime beaucoup - et je vois que c'est quelque chose auquel tu es sensible même si cela te perturbe - l'équilibre entre la ruine et la vie, l'espoir et la fin de l'espoir, ce temps suspendu poétique et dévasté... Je trouve que c'est difficile à tenir et pour moi c'est la clé de sa réussite.
    (je ne sais pas si le commentaire est passé, donc je copie, je colle, je le reposte, tu feras le tri)

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    1. Oui, j'ai mis un peu le temps, hein ?.. Merci pour la découverte, assurément originale, voire troublante... Je te rejoins parfaitement sur cet étrange équilibre entre mortifère et vitalité. Et puis il y a cet humour, du moins que j'ai cru déceler comme tel, cette impression que l'auteur tourne par moments en dérision la nature même de son récit. Pour exemple la citation en fin de billet, que je trouve vraiment drôle, mais je suis peut-être la seule ...

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    2. Ah, et tu me conseillerais lequel pour continuer ?

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  5. Pour des livres de ce "calibre" (+ de 620 pages), je tâche de regarder s'il y aurait une édition France Loisirs, ou Club du Livre, ou en gros caractères... sans davantage de succès que toi ;-/
    J'ai cru comprendre que l'auteur ne se revendiquait pas de la SF mais plutôt de la littérature (j'ai pas bien compris l'opposition entre les deux, mais bon...).En tout cas, j n'ai encore rien lu de lui à ce jour. Merci pour la découverte donc.
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. Comme tu t'en doutes, j'ai cherché aussi des versions plus épaisses !...
      Je suppose qu'il manque un mot dans ton commentaire et que "post exotique" devait y suivre littérature ? Je t'avoue ne pas avoir vraiment saisi moi non plus la nuance entre ce genre et la SF.. et après tout, peu importe, et même tant mieux, cela participe du fait que ce roman est finalement inclassable..

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  6. Je n'ai lu que la "Biographie comparée de Jorian Murgrave", il y a 20 ans... c'était déjà et bizarre et littéraire.

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    1. Ah, drôle de titre en plus, je vais aller voir de plus près de quoi il retourne...

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  7. Oui bien sûr il y a de l'humour (notamment un art de se moquer du langage communiste). Pour les autres titres, je n'ai pas tout lu mais je pense que les Songes de Mevlido est vraiment bien. Je sais aussi que Frères sorcières, en dépit d'un milieu tout à fait déstabilisant, a plu à pas mal de monde. J'ai chroniqué les deux, si tu veux te faire une idée.

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    1. Je suis allée fouiller entre-temps dans ton index, et j'ai en effet repéré Frères sorcières (l'autre aussi, mais comme tu parles de longueurs, je verrai dans un second temps), c'est d'ailleurs dans les commentaires faisant suite à ton billet sur ce titre que tu m'as recommandé Terminus Radieux. C'était en janvier 2019... "Ecrivains" n'a pas l'air mal non plus ?

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    2. Oui Écrivains est très très bien aussi. (serai-je une inconditionnelle ?)

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  8. Ton billet donne la chair de poule ! Je ne veux plus lire ce genre de roman.

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  9. Ouh là là j ai essayé Volodine, je me suis sentie tellement bête que j’ai vite laissé tomber, je n’ai rien compris, rien de rien. C’est moi ou c’est lui ?( Une Comète)

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    1. Je ne sais pas avec quel titre tu as tenté, mais les billets de Nathalie sur ceux, nombreux, qu'elle a lus, révèlent un auteur en effet complexe...

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  10. Je ne sais pas pourquoi l'intrigue me fait penser à la série des "Metro" de Dmitry Glukhovsky

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    1. Je n'ai pas lu cette série, et ne pourrai donc éclairer ta lanterne, mais en découvrant sur Wikipédia ce dont il y est question, il a au moins le point commun du contexte post apocalypse nucléaire...

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  11. C'est avec ce roman que j'ai fait connaissance avec cet auteur et je me souviens avoir eu du mal à entrer dedans puis ne plus avoir pu le lâcher. Mais bizarrement depuis je n'ai plus rien lu de lui. Il n'est pas facile d'accès et il faut de la volonté pour entrer dans son monde. Mais je trouve intéressant ce qu'il a à nous dire. Tu as parfaitement su décrire les ressentis complexes du lecteur face à ce roman...A voir donc si je tente un jour un autre titre (j'étais certaine de t'avoir laissé un commentaire sur cette chronique mais comme en ce moment je viens lire les blogs puis je suis dérangée, il est fort possible que je n'ai pas finalisé, n'hésites pas à supprimer si je me répète !!)

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    1. Ton commentaire reflète bien la résonnance de cette lecture, à la fois un peu ardue et envoûtante.. comme je le précise en fin de billet, je suis suffisamment intriguée et conquise pour aller plus loin, sans doute avec des titres conseillés par Nathalie, qui est une véritable aficionada de l'auteur !

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  12. je sais que malgré son intérêt je n'irai pas dans cet univers glauque à souhait merci de l'avoir lu pour moi.

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    1. Ce n'est pas le genre de titre que je tenterais de te vendre...

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  13. "L’homme, loqueteux errant dans un crépuscule sans début ni fin, est revenu à une sorte d’état primitif, de dénuement moral et psychologique. " Tu le formules avec beaucoup de subtilité et ça me donne la chair de poule !

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    1. C'est sûr que ce n'est pas une lecture confortable, mais Volodine a un talent indéniable pour installer une ambiance et prendre le lecteur à contrepied..

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