LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"D’acier" - Silvia Avallone

"Tu crois que tu auras encore plus, toujours plus, chaque jour qui passe. Que c’est ça, la logique des choses. Mais en fait tu as moins, toujours moins, chaque jour qui passe."

A Piombino, la conviction d’une municipalité communiste que les ouvriers avaient eux aussi droit à la vue sur mer a fait pousser, à l’époque du boum des logements sociaux, quatre barres d’immeuble face à la Mer Tyrrhénienne. Leur décrépitude révèle les décennies écoulées depuis leur construction. Des morceaux de balcons ou d’amiante en tombent régulièrement ; les enfants qui jouent dans la cour y côtoient jeunes qui dealent et vieilles qui puent. De la plage voisine, on fait face à l’île d’Elbe, à dix kilomètres au large, mais ce pourrait tout aussi bien être dix mille, tant elle représente un monde inaccessible, différent. L’univers de ses habitants se réduit à cet ensemble urbanistique et à l’usine dont il est indissociable, gigantesque organisme à transformer la matière ayant saturé la terre de métal, dont s’échappent en permanence flammes multicolores et fumées délétères. Elle est, ici, le principal employeur, mais la délocalisation étant passé par là, cela ne suffit plus à assurer une vie décente pour tous.

Pour l’heure, l’été toscan assène sa torpeur et sa lumière de feu sur les occupants des lieux. Les ménagères, les retraités et les hommes qui ne travaillent pas transpirent devant leurs télévisions. 

Anna la brune et Francesca la blonde n’en sont pas encore à se questionner sur le sens d’une vie sans vacances ni loisirs, à ne rien savoir du monde, ne rien connaître au-delà de ce territoire délimité d’un côté par la mer, de l’autre par l’aciérie dont les grues et les hauts-fourneaux constituent un paysage familier. Elles ont treize-ans-presque-quatorze, des corps vigoureux et en pleine éclosion qu’elles plongent dans les vagues, roulent dans le ressac. Demain est à venir, mais seul aujourd’hui compte, le soleil et la jeunesse les grisent et les rendent encore plus belles, toujours plus lumineuses. Elles sont liées par une amitié fusionnelle, entre innocence enfantine et trouble provoqué par leurs désirs naissants. Elles sont juste avant l’étape qui, dans ce microcosme où l’ascenseur social est plus souvent en panne qu’à son tour et où la plupart des filles sont mères avant leur majorité, les mènera inéluctablement à une existence de regrets. Déjà elles attirent les regards, voire les affolent, et cette idée désespère Enrico, le père de Francesca qui la surveille depuis son balcon, jumelles en main, et constate le maillot trop court, les attitudes trop provocatrices. Il va falloir reprendre tout ça en main, il s’agirait pas que sa fille devienne une pute.

Autour du duo Anna-Francesca, point central de l’intrigue, Silvia Avallone anime une galerie de personnages qui représentent comme un échantillon de cette Italie populaire mais sans truculence ni conscience de classe, vaincus par le renoncement et par l’omniprésence de la violence sociale qui infuse leurs existences et qui désormais vote plutôt, quand elle vote, pour l’extrême-droite. 

Enrico assoie son autorité en laissant des bleus sur le dos de sa fille et des yeux au beurre noir à sa femme, qui serre les dents et subit, déjà marquée à trente-trois ans par la médiocrité laborieuse de sa vie de mère au foyer, coincée dans une condition à laquelle elle n’imagine même pas échapper. 

Sandra, la mère d’Anna, est plus combative. Non seulement elle travaille, mais c’est aussi une militante, assidue des réunions syndicales. Cela ne l’empêche pas de tout passer à son flambeur de mari, Arturo, le roi de Piombino, un roi en carton-pâte sans doute malin mais pas assez solide pour assumer les conséquences de combines de plus en plus gonflées. Leur fils Alessio, ouvrier à l’aciérie, est plus raisonnable, et se contente de petits larcins pour arrondir ses fins de mois en rêvant de Golf GT, et en pensant aux filles qu’il va séduire le week-end, non pas tant pour le plaisir du flirt que pour marquer son territoire en prouvant qu’il est un homme, un vrai.

L’arrivée de l’automne marquera le début de l’éloignement entre Anna et Francesca. La première, bonne élève et stimulée par sa mère, intègre une filière générale, pendant que Francesca, rendue plus vulnérable et plus dépendante de son amie par son calvaire familial, fréquente un Institut professionnel en se désespérant de leur séparation.

Silvia Avallone déroule son intrigue avec une certaine lenteur qui, si elle s’accorde parfaitement à une première partie baignée par la langueur estivale, finit par devenir quelque peu agaçante, notamment lorsqu’est annoncé un futur rebondissement qui advient trop tardivement pour que la tension ait été maintenue jusque-là. On est pourtant tenu par la mécanique bien huilée de la dramaturgie qui lie tous ses personnages, et convaincu par la prégnance de ce décor dont elle saisit tant l’atmosphère que la géographie avec une belle puissance d’évocation.


J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Anne, dont l'avis est ICI.

Au départ lu dans le cadre de l’activité "Monde Ouvrier & Mondes du travail", ce titre s’inscrit aussi dans la thématique de "Sous les pavés les pages", et me permet par ailleurs de participer au challenge italien, chez Evasion Polar.


Commentaires

  1. Un livre dont on a beaucoup parlé à sa sortie. Son côté très sombre ne m'a pas donné envie de le lire.

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    1. C'est étrange parce qu'au début, c'est un roman qui paraîtrait presque solaire, par les descriptions des héroïnes qui jouissent de l'été et de la baignade... mais le contexte et l'intrigue basculent assez vite dans le sordide, c'est vrai..

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  2. Cela ressemble un peu à une autre histoire, non? Les deux héroines de Ferrante?

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    1. Je n'ai pas lu les romans de Ferrante, j'en avais l'intention, et ils ont finalement échoué dans une boîte à livres lors de mon dernier grand tri de pile... mais d'après ce que j'en sais, il y a des similitudes, oui.

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  3. Un livre que j'ai lu et beaucoup aimé. Il entre bien en effet dans les deux thèmes. Est-ce que tu as vu le film ?

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    1. Tu m'apprends l'existence du film... et tu me rends bien curieuse, je vais creuser ça... tu l'as vu, et si oui, aimé ?

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  4. Un roman que j'ai beaucoup beaucoup aimé... Et je me ferai un plaisir, sans hésiter, d'en lire d'autres de l'auteure si l'occasion se présente...

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    1. Je ne suis pas contre la relire également, j'ai vraiment apprécié son écriture..

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  5. J'ai été épatée par ce roman, qui m'a laissé une forte impression. Et pas été déçue lorsque j'en ai lu d'autres de Silvia Avallone (La vie parfaite, Marina Bellezza)

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    1. Ah, voilà qui peut donner des idées au Bison et à moi-même pour poursuivre la découverte de cette auteure, merci !

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  6. Je n'ai pas lu celui ci mais j'ai lu Helena Ferrante. Tu m'as donné envie de le connaître pour "comparer"

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    1. Je ne sais pas jusqu'où s'étend, temporellement parlant, la "série" d'Elena Ferrante, mais en tous cas, le départ des deux intrigues ne se situe pas à la même époque, je crois. Celui-ci se lira plus vite (il n'y a qu'un volume :)) et la dimension sociale y est prédominante.

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  7. Au-delà du cliché de la blonde et de la brune 😵, la dimension sociale m'intéresse mais je note ton bémol sur le rythme. Bref, si je le croise en bibliothèque, pourquoi pas.

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    1. D'après ce que j'ai pu voir, je suis la seule à exprimer ce bémol. Je ne suis d'ailleurs pas sûre qu'il tienne tant au rythme en lui-même, qu'à ces "annonces" d'un événement marquant à venir, et qu'on attend parfois un peu en vain. Mais c'est sinon un très bon roman, vraiment.

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  8. Quel magnifique billet ! Tu évoques bien tous les aspects politiques et sociologiques du roman. C'est plutôt la mise en place qui m'a semblé longue (et j'étais tellement éberluée de ce que je découvrais, je suis trop naïve). Si tu veux bien, tu peux inscrire mon billet aussi dans Sous les pavés les pages. Et je m'en vais zyeuter ce challenge italien, ça m'intéresse.

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    1. J'ai de suite rajouté ton lien avec le mien au récap "urbain". Ce n'était pas prémédité, mais il est devenu évident au cours de la lecture que ce titre s'inscrit parfaitement dans l'activité, notamment par le lien très fort entre urbanisme et déterminisme social. Je suis ravie d'avoir sorti ce titre de ma pile, qui plus est en si bonne compagnie, et de voir qu'il nous a marqué toutes les deux...

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  9. j'ai lu ce roman sans faire de billet je ne sais pas pourquoi, car j'avais bien aimé cette lecture

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    1. C'est bien parfois, de lire sans la pression du billet à venir...

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  10. j'avais beaucoup aimé ce roman !

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    1. Je n'ai pas trouvé de lecteur ou de lectrice qu'il aurait déçu... mais c'est vrai qu'entre la diversité de ses personnages, le rendu de l'atmosphère et du lieu de l'intrigue, il a de beaux atouts pour convaincre.

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  11. Je rentre de vacances et je viens voir ce que tu as lu en mon absence, mais je ne connais rien. Des découvertes, donc !

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    1. Bon retour ! Et j'espère t'avoir tenté avec au moins un de ces titres...

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  12. Coucou ! Je n'ai pas lu ce roman mais tes mots sont très beaux !!

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    1. Coucou, merci c'est gentil, certains titres nous inspirent plus que d'autres :)...

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  13. J'ai préféré "D'acier" à "Une amitié" ou il est encore question d'amitié adolescentes mais sans le souffle du premier roman

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    1. Merci pour cette précision, je vais donc plutôt retenir les titres cités par Kathel, je ne savais pas qu'elle avait écrit autant !

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  14. Dans ma note, qui date, j'évoquais un "roman triste et flamboyant" ... Cette évocation de la misère, intellectuelle, politique, sociale, sous le soleil d'un (sans doute) dernier été d'amitié, m'avait touchée.

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    1. C'est exactement ça, il y a un drôle de mélange entre solaire et sordide... et le talent de l'auteure pour mettre en scène ses personnages, mais aussi le lieu de l'intrigue et le contexte social me feront sans doute y revenir...

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  15. J'avais adoré ! Et j'avais aussi aimé (plus encore?) Marina Bellaza. Une autrice de talent !

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    1. Pour le coup, j'ai trouvé la peinture du milieu et des personnages bien plus émouvante que dans le roman de Nicolas Mathieu ! Et je retiens Marina Bellaza, alors.

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  16. Je l’ai lu (mais pas chroniqué) il y a des années - je l’ai bien aimé, mais sans plus (j’avais sûrement trop d’attentes).

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