"La trilogie berlinoise" - Philip Kerr
"Tout sera possible en Allemagne tant que Hitler chiera à la chancellerie du Reich."
Bernie en est le narrateur, et sa voix, qui révèle une personnalité bien trempée, est l'une des caractéristiques les plus marquantes des textes. Cet ancien inspecteur criminel a démissionné de ce poste en 1933, incapable de tolérer les purges opérées par Goering au sein de la police. Après avoir été responsable de la sécurité à l’hôtel Adlon (siège du Bureau des affaires étrangères du Parti national-socialiste), il a monté sa propre agence de détective privé, bénéficiant du vaste réseau d’amis et de connaissances qu’il s’était constitué lors de sa carrière dans la police, et de la célébrité acquise pour avoir été le seul capable de mettre fin aux agissements d’un meurtrier en série. Il enquête sur tout sauf sur les divorces depuis qu’un client ne supportant pas de voir ses soupçons de l’infidélité de sa femme confirmés l’a envoyé à l’hôpital. Lui-même est un coureur de jupons, prompt à laisser traîner les yeux dès lors qu’il croise une femme aux formes généreuses. Il doit, davantage qu’à son physique, son pouvoir de séduction à une désinvolture souvent narquoise et à son sens de la dérision. A l’occasion grossier, il affiche une franchise et une indépendance d’esprit qui peuvent, par les temps qui courent, se révéler dangereuses.
"L’Eté de cristal" le présente d’humeur maussade suite à la perte de sa précieuse assistante qui s'est mariée à un pilote membre du parti nazi. Il est alors essentiellement occupé par des affaires de disparitions inexpliquées de plus en plus nombreuses, touchant des citoyens juifs, jusqu'à ce qu'il soit engagé par Hermann Six, riche et puissant industriel dont la fille et le gendre viennent d’être assassinés. Gunther est chargé de retrouver le bijou de très grande valeur qui a été dérobé dans le coffre a priori inviolable de la maison du couple. Mais sa curiosité l’incite à franchir les limites de la mission qui lui est confiée, au point de le mêler aux enjeux de la rivalité opposant Himmler à Goering, et de devoir se confronter aux nouvelles figures d’un crime organisé officiant sous couverture de structures institutionnalisées.
Le détective enquête dans une ville que l’accession au pouvoir du gouvernement national-socialiste a rendue obscure et sinistre. La Gestapo y fait régner la terreur à coups d’arrestations arbitraires. Être présumé homosexuel ou sympathisant communiste, avoir omis de pratiquer le salut hitlérien sont des délits qui peuvent vous envoyer en camp de concentration (Dachau ou Buchenwald, entre autres, sont déjà en activité) ou croupir au fond du Landwehr, le canal qui traverse Berlin. La contestation est étouffée par la peur ; la grande majorité des citoyens se bouche les oreilles et ferme les yeux. D’autres, surnommés les Violettes de mars, rejoignent sur le tard le parti nazi. L’approche des Jeux Olympiques, qui se tiendront dans la capitale allemande, laisse néanmoins un bref répit : pour dissimuler sa nature répressive, le nouveau régime allège la censure qui a depuis plusieurs mois fait disparaître de nombreux ouvrages des librairies, et suspend les manifestations trop probantes de son autoritarisme.
"La Pâle Figure" débute dans l’insupportable touffeur de l’été 1938. Gunther a dorénavant un associé, Bruno, ancien collègue de la police qu’il a débauché avant que son manque de sympathie pour le nouveau régime finisse par lui nuire. Ils sont sollicités par Frau Lange pour identifier un maître chanteur qui a pris pour cible son fils homosexuel, dont l’amant est un célèbre psychothérapeute que Gunther tente d’approcher en se faisant admettre dans son sanatorium, ce dont il profite pour se refaire une santé.
Comme dans le précédent opus, l’enquête se déploie rapidement sur de multiples ramifications. La Kripo -police criminelle-, qui sait qu’elle doit à son ex inspecteur la résolution d’un de ses dossiers les plus difficiles, sollicite l’aide de Gunther pour une sombre affaire de meurtres d’adolescentes qui piétine. C’est ainsi qu’après avoir exercé ses talents d’investigateur pour Goering dans le précédent opus, notre héros, en réintégrant les rangs de la criminelle, se retrouve sous les ordres (bien qu’indirects) de son rival Himmler, devenu chef de toutes les polices allemandes. Navigant entre Nuremberg et Berlin, il croise parmi les autres personnages réels qui s’invitent dans la fiction Julius Streicher, directeur du journal antisémite Der Stürmer à l’origine d’un complot visant à attiser la haine des juifs, ou encore Otto Rahn et Karl Maria Wiligut, dignitaires du régime hitlérien férus d'occultisme.
Sur fond de crise des Sudètes et d’invasion de la Tchécoslovaquie -dans l'indifférence totale des Alliés-, le récit exprime l’effort croissant que réclame la seule capacité à survivre dans l’Allemagne nazie, notamment pour les juifs envers lesquels la persécution prend de nouvelles dimensions, comme le démontre la Nuit de Cristal. Bernie Gunther, bien qu’abhorrant le régime hitlérien et exprimant une lassitude croissante face à la propension de l’homme à l’ignominie, subit lui-même l’influence de la violence et de l’immoralité qui régissent dorénavant la société allemande, en manifestant sa brutalité face à certains suspects.
"Un requiem allemand" clôt la trilogie. Neuf ans le séparent du deuxième opus. Ravagée par 75 000 tonnes d’explosifs, Berlin ressemble à une acropole réduite à ses décombres, où circuler équivaut à affronter le risque permanent de prendre un mur sur la tête. Ruinée par la vanité des hommes, elle est devenue une ville de femmes, ainsi que celle de vainqueurs qui imposent leur tyrannie à coups de violences et d’humiliations. Les Russes y règnent en maîtres, leur Kommandantur assurant l’impunité à ses agents et soldats, qui en profitent avec excès, à coups de viols et de pillages.
Les Berlinois tentent de survivre entre pénuries et salaires rendus dérisoires par la dévaluation abyssale du Reichsmark. Tout le monde s’adonne au marché noir ou à de sordides expédients pour compléter des rations alimentaires insuffisantes. Bernie Gunther a ainsi découvert que sa femme, serveuse dans un bar fréquenté par les GI, se prostituait à l’occasion pour améliorer leur ordinaire. Ce qu’a vécu Bernie entre 1938 et 1947 est dévoilé par bribes, au fil du récit. On apprend entre autres qu’il a passé une grande partie de la guerre dans un camp de prisonniers soviétiques, où il a appris le russe. Il a depuis repris ses activités de détective, qui cette fois l’amènent à Vienne, à la demande de l’un de ses anciens collaborateur se trouvant en mauvaise posture : accusé du meurtre d’un soldat américain, il est condamné à mort. Prétendant être victime d’un coup monté, il charge Bernie de prouver son innocence.
Son enquête le met entre autres sur la piste de nazis réfugiés en Autriche -qui malgré sa participation aux crimes du régime hitlérien, affiche une posture de victime- et de juifs traquant les criminels de guerre. A un moment, la multiplicité des acteurs et des organisations, officielles ou non, qui dans ce contexte de post conflit s’espionnent, s’affrontent, ou parfois s’associent, m’a perdue, et j’ai trouvé l’intrigue plutôt confuse.
Un peu tard pour moi cette année, mais en 2025?
RépondreSupprimerMais oui, pourquoi pas ? Chacun des opus peut aussi se lire séparément.
SupprimerJe l'ai trouvé dans une boîte à livres, mais il est gros, faut que je m'y mette.
RépondreSupprimerIl se lit bien, et peut être lu en trois fois, en laissant passer du temps entre chaque roman, ce n'est pas gênant.
SupprimerSacré pavé effectivement ! Je pense que le fait que l'auteur soit écossais change la vision du nazisme . Mais cette lecture m'avait bien intéressée alors que je lis très peu de polars.
RépondreSupprimerJe suis d'accord avec toi sur le point de vue, et il m'a semblé que l'auteur a su trouver un équilibre entre véracité et un certain recul.
SupprimerJe l'ai lu, mais ça commence à dater (en 2012 donc dans mon ancien blog), je me souviens avoir aimé l'humour mais moins les scènes dures trop explicites et avoir moins aimé la troisième partie.
RépondreSupprimerC'est vrai que la violence traverse le récit, et pas que celle du IIIe Reich, puisque le héros lui-même n'est pas exempt d'une certaine brutalité. Contrairement à toi, j'ai aimé cet aspect du livre, qui intensifie la lecture.
SupprimerJe l'ai depuis longtemps dans ma PAL, sans trouver encore l'envie et l'occasion de le sortir. La thématique m'intéresse, mais le pavé me fait peur. A découper en 3 lectures peut être...
RépondreSupprimerExactement, comme je le précise en réponse à Nathalie, on peut en effet en faire 3 lectures séparées..
SupprimerJe réalise en te lisant que je n'ai lu que les deux premiers volets (qui m'avaient sans doute été prêtés sans le 3e). L'époque et le caractère de Gunther m'avaient beaucoup plu, certaines scènes de violence m'avaient paru un peu gratuites cependant.
RépondreSupprimerEn fait, ce sont les 3 premiers opus d'une série qui en compte au total 14, et chacun peut être lu indépendamment des autres. Je comprends ta remarque sur la violence de certains épisodes, j'ai personnellement trouvé que cela faisait partie intégrante du contexte et de l'ambiance. Malgré le ton narquois et parfois moqueur du héros, l'ensemble est empreint d'un constat sous-jacent, désabusé, en lien avec la propension de l'homme à la cruauté et à la brutalité.
SupprimerOuah, 14 tomes ! J'en ai donc raté un certain nombre 😅.
SupprimerJe ne sais pas si on peut parler de "ratage", dans la mesure où il n'est pas nécessaire de lire toute la série pour apprécier chacun de ses opus ..
SupprimerJe réalise en te lisant qu'il est dans mes listes depuis des années et que je ne me suis jamais laissée tenter...A lire en trois fois peut-être pour être plus facile à assimiler. Merci pour ta chronique
RépondreSupprimerComme répondu ci-dessus, oui, pour la lecture en 3 fois ! :)... Il me semble que c'est assez rare de rencontrer des intrigues policières dans ce contexte historique (même si je pense de suite, en disant ça, à Ignacio del Valle), et ici c'est bien fait avec un juste équilibre entre Histoire et fiction.
SupprimerBonsoir Ingannmic
RépondreSupprimerBravo pour cette participation « trois en un » avec un gros bouquin qui reprend les trois premiers titres parus (sur 14) des enquêtes de Bernie Gunther. Merci de nous les avoir présentés.
Pour ma part, je n’ai encore rien lu des œuvres de Philip Kerr (1956-2018), contrairement à dasola qui a lu et chroniqué Hôtel Adlon dans le cadre des challenges estivaux. Je viens de corriger l’erreur de prénom que j’avais commise en prenant en compte ta participation (merci aussi pour l’alerte !).
(s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola
Bonjour,
SupprimerJ'ai vu en effet que la série Bernie Gunther comptait pas mal de volumes, et j'y reviendrai probablement, j'ai aimé le ton et le personnage, et l'imbrication entre enquête policière et contexte historique.
Et merci pour la correction !
Bon week-end à vous deux !
Le personnage de Bernie Gunther est très réussi et le contexte historique est bien exploité. Avec le recul, je pense un peu à "Seul dans Berlin" de Hans Fallada
RépondreSupprimerOui, l'ensemble est très habile et complètement crédible malgré le mélange fiction/réel. J'ai juste trouvé l'intrigue policière parfois un peu confuse, mais cela ne m'empêchera pas de revenir vers cette série. Et je n'ai pas lu "Seul dans Berlin", mais je compte bine m'y mettre... un jour...
SupprimerPlus de 1000 pages, ça m'a toujours fait reculer. Je m'y lancerai peut-être un jour...
RépondreSupprimerRien ne t'oblige à te lancer dans la trilogie, tu peux commencer par un des romans.
Supprimerj'avais prévu de le lire quand je suis allée à Berlin mais je n'ai pas eu le courage, bravo pour cette lecture !
RépondreSupprimerCe n'est peut-être pas plus mal, cela t'a évité d'avoir une vision complètement plombante de la ville..
SupprimerJe croyais avoir laissé un commentaire .. je n'en ai lu qu'un de l'auteur, qui se passait juste à la fin de la guerre. Le moment des règlements de compte. J'espère lire la trilogie un jour.
RépondreSupprimerCelui que tu as lu est sans doute Un requiem allemand ? C'est celui que j'ai trouvé le plus intense, d'un point de vue dramatique, il est empreint d'une amertume et d'une détresse profondes.
SupprimerJ’ai lu le premier tome de la trilogie et comme c’est un genre que j’apprécie en général, j’ai beaucoup aimé. Il faut que je le reprenne ! Ton billet me rappelle une autre lecture qui serait d’ailleurs idéale pour les Pavés : Deux dans Berlin, que j’ai chroniqué l’année dernière. Une très bonne reconstitution de Berlin en 1944.
RépondreSupprimerJe suppose que tu parles de "Seul dans Berlin" :)... Un titre que je me promets de lire depuis longtemps, et c'est en effet une bonne idée de lecture permettant de coupler villes et pavés.
SupprimerWhaouh, les trois d'une traite ? Très tentée, j'avais déjà noté je crois mais je manque tellement de temps (et pour toute l'année scolaire à venir...)
RépondreSupprimerDu coup, tu pourras le lire pour la prochaine saison des pavés !
SupprimerJe viens de vérifier, c'était Vert-de-gris qui va jusqu'en 1954 où Bernie est coincé entre communistes alliés et anciens nazis.
RépondreSupprimerMerci pour la précision, je vais dans tous les cas me pencher en détail sur la série.
SupprimerC'est un pavé auquel je ne me suis pas encore attaquée. Allez, dans moins d'un an, je pourrai lire plus, on y croit.
RépondreSupprimerPeu importe que tu y arrives ou pas, tant que tu éprouves du plaisir à tes lectures !
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