LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Les serpents viendront pour toi" - Emilienne Malfatto

"Justice sera faite avec célérité", promirent les autorités dont le nez s'allongea aussitôt".

Alors qu’elle étudie, en Colombie, le phénomène des assassinats de leaders sociaux, Emilienne Malfatto apprend celui de Maritza Quiroz Leiva, jeune sexagénaire et mère de six enfants. Survenu le 5 janvier 2019, il est déjà le cinquième de l’année. Pourtant, après avoir fait quelques gros titres dans la presse, il est rapidement oublié.

Ce terme de leader social, fourre-tout, désigne toute personne se consacrant à la défense ou à la promotion des droits d’une communauté, de l’environnement, de travailleurs… Ils ont de tout temps fait l’objet de menaces et de persécutions, y compris légales. Depuis l’accord de paix de 2016 signé entre le gouvernement et les FARC, mettant fin à 52 ans de conflit, il en meurt davantage chaque année, car d’autres groupes armés, opposés à cet accord, ont continué de sévir dans plusieurs zones du pays, mais aussi parce que "les élites politiques et économiques qui ont la mainmise sur le pays depuis des générations n'ont pas intérêt à ce que les choses changent". En 2020, le nombre de ces assassinats, minimisés voire niés par les autorités, atteignait 310. 

Parce qu’elle était à peine plus âgée que sa propre mère, et qu’elle ressemblait un peu à cette dernière sur une photographie de jeunesse, Emilienne Malfatto choisit de faire du meurtre de Maritza son étude de cas.

Cherchant surtout à comprendre le parcours qui a mené à sa mort, elle s’intéresse à son passé. Pour cela, elle rencontre ses enfants, dont certains se cachent depuis sa mort, tel le fils dont la presse a révélé non seulement la présence lors du drame, mais aussi le nom… Elle se rend dans les lieux où elle a vécu, notamment là où, selon elle, tout a commencé. C’est au début des années 2000 que Maritza part vivre avec son compagnon Alvaro et leurs enfants dans une ferme isolée (et c’est un euphémisme) de la Sierra Nevada, qu’ils baptisent El Encanto, où les conditions de vie sont très rudimentaires. C’est un lieu de terre fertile et luxuriante, mais quasi inaccessible, où les montagnes touchent les nuages, où l’on croit aux sorcières et aux présages. C’est aussi une zone d’extrême violence : les visites d’hommes en armes appartenant à la guérilla, à l’armée régulière ou aux groupes paramilitaires s’y succèdent, imposant leur présence aux civils, forçant une hospitalité qu’ils ne doivent généralement qu’à la peur qu’ils suscitent. Lorsqu’Alvaro est tué, commence pour le reste de la famille la longue fuite, un temps de faim et de tourment qui amènera Maritza, quelques années plus tard, à participer à un "projet productif pour victimes du conflit armé" dans la finca où elle sera assassinée.

Emilienne Malfatto pensait relater une histoire simple, chroniquer une mort annoncée… Elle se retrouve face à ce qu’elle appelle le casse-tête colombien, entrelacs de paradoxes et de versions contradictoires, de mensonges et d’omissions. Les témoignages qu’elle recueille sont souvent contradictoires, biaisés par les rancœurs et la méfiance, et finissent par constituer un labyrinthe de miroirs déformants où la vérité se tord, se diffracte. Suivant les sinuosités du récit, elle tente, après la version des enfants, d’obtenir celle des assassins. Elle parvient non sans peine à rencontrer d’anciens combattants démobilisés après les accords de 2016, mais loin de reconnaître leurs crimes et leurs erreurs, ainsi que le suppose tout processus de paix, c’est au déni et à la minimisation de leurs actes qu’elle fait face.

La divergence des témoignages, la difficulté à appréhender ne serait-ce qu’une bribe de vérité ne permettent ni d’élucider la mort de Maritza, ni de comprendre précisément les mécanismes intimes qui ont déterminé son parcours. Mais n’est-ce pas justement dans cette incapacité même à cerner le sens précis de cet événement, que se trouve l’explication de l’assassinat, résultat, que l’on pourrait ériger en symbole, des dysfonctionnements structurels d’une société brutale, corrompue et profondément inégalitaire ?

Car le destin de Maritza et de sa famille est emblématique de celui de nombreux autres colombiens, notamment de ceux que l’on a pudiquement appelé les "déplacés internes" -qui ont représenté jusqu’à 7 % de la population du pays-, qui, contraints de fuir une menace souvent létale, ont tout perdu, et généralement échoué dans les bas-fonds des grandes villes, soumis à leur misère et à leur violence endémiques.

Suivre l’auteure dans son enquête donne à voir la persistance des fléaux qui gangrènent la Colombie, écrasent ses habitants, et tranchent avec l’apparence paisible de carte postale qu’affichent les autorités pour développer le tourisme. Au-delà des zones balnéaires, dont les activités sont ponctionnées en quasi-totalité par les bandes criminelles qui les utilisent comme Lavomatic pour l’argent de la drogue, les quartiers miséreux où survivent ces déplacés, trop dangereux pour y mettre les pieds, pullulent. Leurs populations, asservies par la peur, sont prêtes à avoir faim, à travailler comme des esclaves ou à sacrifier les possibilités d’études de leurs enfants pour ne serait-ce qu’obtenir enfin un peu de tranquillité. 

Le récit est bref, mais efficace. Il est surtout glaçant, et désespérant.

Commentaires

  1. Désespérant en effet .. toute cette violence, dont on ne voit pas la fin.

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    1. Cela donne l'impression que quel que soit l'endroit du monde vers lequel on se penche, la violence règne en maître.. et ayant lu, à l'occasion du dernier mois latino, des titres se déroulant dans d'autres pays sud-américains, je n'en ai pas trouvé où il fait bon vivre...

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  2. La spirale de la violence qu'on avait constatée dans Une rétrospective est donc toujours bien là, et on voit difficilement comment la Colombie pourra s'en sortir puisque les "lanceurs d'alerte" sont systématiquement assassinés et muselés... C'est tragique.

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    1. Oui, et cela empire visiblement chaque année... il y a certes le problème des groupes armés, mais derrière cette violence et ces assassinats, il y a surtout des histoires de gros sous, une fois de plus...

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  3. En effet on se demande comment ce pays peut en sortir de toute cette violence...je ne sais pas si j'ai envie de lire ce récit/témoignage que j'imagine en effet très dur mais ce que tu en dis est intéressant et j'apprendrai peut-être un peu plus sur ce pays si je le faisais...à voir donc

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    1. C'est un titre court, avec une narration portée par un "tu" (l'auteure s'adressant à la défunte) qui rend la lecture émouvante.. mais oui, le fond est déprimant.

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  4. Je savais la Colombie être un pays gangréné par la violence mais je pensais naïvement que les choses avaient un peu évolué. Je vois que ce n'est pas le cas et que le règne de la terreur semble continuer à s'imposer. C'est assez glaçant !

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