LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Tokyo revisitée" - David Peace

"- Si tu te fais un ennemi de cet homme-là, tu le regretteras toute la vie, je te le jure. Mais si tu te mets dans ses bons papiers, tu pourras passer le reste de ta vie à péter dans la soie.
- Ça puera quand même, soie ou pas."

Dernier volet du triptyque tokyoïte de David Peace, cet opus, comme les deux précédents, s’inspire d’un réel fait divers : la mort, restée à ce jour mystérieuse, de Shimoyama, président de la société nationale des chemins de fer, dont les morceaux du cadavre sont retrouvés éparpillés sur les rails. Bien que les circonstances en marquent durablement l’opinion, l’événement ne surprend pas vraiment. Placé à la tête de l’entreprise pour en réduire le déficit, Shimoyama avait pour mission de dégraisser fortement les effectifs. L’annonce des 100 000 licenciements prévus avait fait fleurir des menaces de mort à son encontre sur les murs de la ville. On savait par ailleurs l’homme fortement tourmenté par cette situation où il avait été impliqué à son corps défendant.

Le récit se découpe en trois volets, respectivement focalisés sur une brève période et sur un personnage, qui vont peu à peu préciser l’affaire sans jamais vraiment la résoudre. 

Dans la première, qui se déroule en juillet 1949, on suit Harry Sweeney, inspecteur de police travaillant pour les autorités américaines qui occupent alors le Japon. Son succès lié au démantèlement de gangs locaux a incité ses supérieurs à lui confier l’enquête sur la mort de Shimoyama. Flic doué mais torturé, poursuivi par des fantômes et pétri de remords dont on ne connaitra jamais la cause, il paie ses fréquentes gueules de bois d’une allure négligée et d’un désespoir latent qui à l’occasion génère des pensées suicidaires. 

L’enquête piétine, soumises à des intérêts contradictoires, les autorités locales penchant pour un suicide, quand celles de l’Occupation, déjà soumises aux tensions haineuses de la guerre froide naissante, s’acharnent à vouloir mettre le crime sur le dos des syndicats communistes. Sweeney doit composer avec le nid de vipères que constituent toutes les forces en présence, représentatives de celles qui constituent les hautes instances de ce Japon occupé -officiers et civils américains, bureaucrates, politiciens, hommes d’affaires et yakuzas… Lui-même n’est pas exempt de sombres paradoxes, porteur d’une violence qu’il ne maîtrise pas toujours et entretenant des liens suspects avec le chef du banditisme tokyoïte. Son humeur sinistre fait comme écho à l’atmosphère de la ville vaincue, ravagée par le marché noir, la prostitution et la pauvreté, que plombent par ailleurs une chaleur et une humidité permanente qui la rendent suintante et nauséabonde...

Un bond de quinze ans en avant nous emmène en juin 1964, où nous faisons la connaissance de Murota Hideki, ex-flic devenu détective et qui, s’il est japonais, présente pas mal de points communs avec l’américain Sweeney, notamment une tendance à boire plus que de raison et à se laisser porter à des accès de violence. Vivotant dans un logement insalubre, lui-même offrant une apparence crasseuse, il est aussi en proie aux réminiscences d’un passé que l’on devine douloureux. Une maison d’éditions le sollicite pour retrouver la trace de l’écrivain Roman Kuroda, à qui elle a versé une avance substantielle pour l’écriture d’un ouvrage sur le meurtre de Shimoyama, qui obsède le romancier. La disparition de ce dernier est entourée de rumeurs louches et confuses, entre autres celle d’un internement en hôpital psychiatrique. 

Dans une ville de Tokyo s’apprêtant à accueillir les Jeux Olympiques, là encore balayée par une pluie persistante, Murota Hideki entame, sur la base d’un carnet d’adresses appartenant à Roman Kuroda, une quête labyrinthique et de plus en plus hallucinée.

La troisième partie du roman le clôt sur l’année 1988, au moment de l’agonie, dont les médias suivent chaque étape, de l’Empereur Hirohito, au pouvoir depuis 1945. L’américain Donald Reichenbach est resté vivre au Japon depuis qu’il y a été envoyé pour le compte de la CIA au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Une rencontre aussi inattendue que contrariante ravive ses souvenirs d’alors.

Si les différents points de vue que nous font aborder ces trois parties lancent des pistes plus ou moins tangibles sur le meurtre de Shimoyama, ce dernier conserve une grande part de nébulosité dont l’auteur tire profit pour nous livrer une de ces intrigues complexes et ténébreuses dont il a le secret, parsemée d’ellipses et d’omissions volontaires, plongeant le lecteur dans un univers oppressant qui par moments confine au cauchemar. 

J’ai souvent pensé à Doudoumatous au cours de cette lecture que nous avons faite en commun, curieuse de savoir ce qu’elle allait penser non seulement de cette étrange atmosphère, mais aussi et surtout du style particulier de l’auteur. Un style auquel j’adhère habituellement sans réserve, âpre et lancinant, qui rend les textes de l’auteur aussi éprouvants que puissants. Or, j’ai eu l’impression qu’ici, David Peace avait voulu nuancer la sécheresse de son écriture tout en conservant sa dimension hypnotique. Le texte alterne ainsi entre une relative linéarité et des successions de phrases brèves et répétitives, décomposant minutieusement et avec insistance actions ou états d’âme. Cela s’est amélioré au fil du récit mais j’ai trouvé ces passages au départ plutôt pénibles, donnant l’impression que l’auteur échouait à trouver l’équilibre entre technique narrative et fluidité du texte. Je me suis alors posé la question de la traduction, et de la probable difficulté à retranscrire la musicalité recherchée par l’auteur. J’ai d’ailleurs eu l’occasion d’assister lors de la sortie de ce titre à une rencontre avec David Peace, le romancier Hervé Le Corre y faisant office d’interprète. Ce dernier a lu des passages du roman en version originale afin d’illustrer l’oralité rendue par le style itératif, évoquant sa sombre et entêtante poésie. Certes. Mais l’ayant personnellement lu en français, je crains de n’avoir pas pu apprécier pleinement la portée formelle du texte, notamment dans sa première partie.
 

D’autres titres pour découvrir David Peace :
La tétralogie du Yorkshire : 1974 - 1977 - 1980 - 1983


Une participation à "Sous les pavés, les pages" :

Commentaires

  1. Je viens de lire chez ta co lectrice un avis différent ^_^

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    1. Son avis ne m'a pas du tout surprise, nous avons été gênées par la même chose finalement, sauf que connaissant l'auteur, j'ai insisté... il me semble que ce n'est vraiment pas le bon titre pour découvrir Peace...

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  2. Clairement une petite déception on dirait.

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    1. Oui, parce que j'adore cet auteur, et que ce qui me plait particulièrement chez lui, est ici "dévoyé", en quelque sorte, comme s'il était un mauvais imitateur de lui-même... Du moins dans le 1er tiers du roman (ça s'arrange un peu par la suite).

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  3. "Je lis je Blogue" a encore plus de réserves que toi, le style tel que tu le décris m'empêchera certainement d'apprécier cette lecture.

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    1. Ce n'est pas un roman, ni un auteur d'ailleurs, que je te recommanderais. Il a une écriture vraiment particulière, éprouvante...

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