"Le grand vertige" - Pierre Ducrozet
"De tels petits hommes hâbleurs, adroits et cupides, bien plus que les idées ou les héros, font avancer les choses vers leur inévitable cours, celui de la bêtise et de la destruction."
Imaginons que nos décideurs admettent qu’en dépit des alertes de plus en plus pressantes quant à l’état de la planète, rien ne s’est vraiment passé, et que le temps est venu d’aborder le défi bio-écologique par un autre versant que celui de politiques publiques jusqu’alors inefficaces. C’est de ce postulat que part le roman de Pierre Ducrozet. Suite à ce constat, plusieurs instances internationales financent la création de la CICC (Commission Internationale sur Changement Climatique), dont on demande à Adam Thobias, figure tutélaire des débuts de la lutte environnementale, de prendre la tête. L’homme, qui avait ces dernières années plus ou moins disparu des radars, affiche une énergie quasi intacte et une allure de long oiseau ébouriffé qui le font paraître plus jeune que ses soixante-cinq ans.
Il lance un projet d’envergure, impliquant divers spécialistes -anthropologues, biologistes, géographes, voyageurs, photographes…- choisis non pas tant pour leurs compétences -les meilleures dans leurs spécialités- que pour leur audace et leur façon de penser hors des sentiers battus. Adam les envoie à travers le monde afin de tracer un dessin global de l’ensemble des connaissances humaines dans tous les domaines possibles. L’objectif est de collecter de nouvelles cartes et de nouveaux récits, de dresser un état des lieux de ce qui se fait comme de ce qui se tente en matière de biologie, d’économie, d’évolution des territoires et de biodiversité, de mobilité… La seconde étape consistera à imaginer, à partir de ce recensement, ce qui pourrait se faire.
Ces nouveaux explorateurs sont nommés les Télémaque. A travers la planète, ils enquêtent sur des forages au large de la Guyane, sur des marchés viandes illégaux en Chine ou sur la plus grande décharge d’Afrique, partent à la rencontre de l’aigle rare du Kazakhstan ou de peuples premiers expérimentant des systèmes monétaires inédits… bref, ils constatent les ravages du capitalisme sur la Terre et le vivant tout en traquant les initiatives mises en œuvre pour trouver d’autres voies. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, suite à la prise de conscience que les arrangements politiques et les changements économiques ne résolvent pas le problème de fond : il faut reconsidérer l’ensemble de notre rapport au vivant, remplacer la domination et la destruction par l’alliance, l’association, le mélange, inventer une nouvelle géopoétique.
Ils sont des dizaines mais nous n’en suivons que quelques-uns, échantillon représentatif de la profusion des personnages engagés dans l’aventure.
Parmi eux Nathan Régnier, entretenant un rapport quasi organique au végétal, fasciné par l’extraordinaire capacité d’une plante à capter mille fois plus d’énergie solaire que les autres végétaux. Il est assisté dans cette quête par Mia Casal, anthropologue post-punk, écoféministe et néo-sorcière, qui part ensuite rejoindre, sur les traces d’un pipeline géant dans la jungle birmane, June, voyageuse en quête de dépouillement total, qui s’efforce d’expérimenter une nouvelle manière d’être au monde qui ne soit ni prédatrice, ni arrogante.
Le constat des uns et des autres est comme attendu désespérant, révèle sans surprise que l’homme est la seule créature vivante à rompre, par son entreprise d’accaparement et de destruction, le mouvement complexe et parfaitement huilé des mécanismes naturels.
Alors qu’en est-il des solutions, et de l’espoir suscité par la démarche préalable à la création de la brigade des Télémaque ?
Sans dévoiler le dénouement, disons que l’élan fictionnel qui a permis d’imaginer une prise de conscience institutionnelle de la nécessité d’envisager de nouvelles solutions au problème de la dévastation environnementale, est rompu par un retour à une réalité qui, s’il est brutal, est éminemment crédible, puisqu’il nous renvoie à la volonté prédominante de maintenir un système dont bénéficient les puissants en faisant croire à la majorité qui le subit qu’il reste l’option la plus désirable et la plus viable.
Le texte de Pierre Ducrozet, jamais démonstratif ni moralisateur, est en tous cas passionnant. L’auteur nous embarque dans une sombre épopée qu’éclairent les personnalités atypiques et fortement marquées de ses héro(ïne)s, qui se veut un hommage à la beauté du vivant tout en rappelant, malgré sa puissance, sa vulnérabilité. J’ai aimé la vitalité qui, en dépit de la noirceur de son propos, émane de ce roman à l’écriture fluide et éloquente.
Oui, je sens bien que c'est un poil pessimiste? Ce roman, ainsi que d'autres, est à la bibli... (chouette couverture en tout cas)
RépondreSupprimerPessimiste, je ne sais pas... Réaliste, sans doute.
SupprimerEh bien moi, je me suis cassé les dents sur ce texte, abandonné après un tiers de lecture environ...
RépondreSupprimerJe ne sais pas si c'est parce que je l'ai lu à l'occasion d'un long trajet en train, mais j'ai accroché de suite, et ne l'ai plus lâché...
SupprimerJe n'ai jamais encore osé lire cet auteur, j'ai l'impression que c'est trop cérébral pour moi, et, du moins en ce qui concerne ce roman, que ce n'est pas encourageant pour l'avenir.
RépondreSupprimerJe craignais, suite à certains avis lus à son sujet, sa complexité, mais non, il est parfaitement accessible, bien qu'en effet peu encourageant...
SupprimerLu et chroniqué. Bien apprécié. D'ailleurs, j'aime Ducrozet en général.
RépondreSupprimerJe découvre l'auteur avec ce titre, mais nul doute que je n'en ai pas fini avec lui..
SupprimerUn livre pessimiste si je comprends bien mais pourquoi pas le sujet est intéressant et je n'ai jamais lu l'auteur...ça attendra tout de même que je sois un peu plus disponible...
RépondreSupprimerLe sujet ne prête guère à la joie, en tous cas. Mais c'est un récit très vivant, peuplé de personnages qui par leur atypisme, font bouger les lignes.
SupprimerJ'aime bien la façon dont tu présentes ce roman. Que Sandrine l'ait abandonné m'inquiète un peu, mais je peux tenter à la bibliothèque pour me faire ma propre idée.
RépondreSupprimerOui, bonne idée... tu as vu, Sibylline a aimé aussi !
SupprimerC‘est malheureusement la réalité, l‘état envoie normalement des spécialistes bien coûteux - dans ce roman on peut espérer plus de sincérité puisque ce sont des connaisseurs engagés - et puis quand les constats désastreux sont confirmés, l’état leur dit merci et au revoir et jette probablement leur travail à la poubelle.
RépondreSupprimerC'est bien résumé... là, au début on pourrait croire que ça y est, on commence à comprendre, mais non !
SupprimerIntéressant d'imaginer des solutions a priori réalistes qui passeraient par une refonte de tout notre système économique et social, et de les restituer en roman. Aurélien Barrau a pas mal débattu aussi sur ce sujet.
RépondreSupprimerOui, j'écoute souvent Aurélien Barrau, et le propos de Ducrozet en début d'ouvrage, rejoint le sien sur le fait qu'il faut penser notre rapport au vivant et les bases de notre mode de vie autrement. Mais il me semble qu'il va moins loin, notamment parce qu'il reste partiellement en quête de solutions techniques.
Supprimerje n'aurais pas tenté cette lecture mais finalement... pourquoi pas!
RépondreSupprimerJ'ai été personnellement conquise...
SupprimerCe livre montre que la fiction est bien utile pour aborder certains sujets délicats
RépondreSupprimerTout à fait, et j'ai trouvé que l'auteur trouvait le bon équilibre entre thématique(s) et romanesque .
Supprimerje vois l'avis de Sandrine et le tien très enthousiaste, mais je fuis toujours les romans qui abordent des sujets d'actualité trop proches (par contre j'ai vu un documentaire sur Arte sur le corail qui renaît grâce à des passionnés et c'était passionnant) en fait je préfère toujours les documentaires aux livres (suis-je claire ?)
RépondreSupprimerMais oui, très claire ! Je trouve que les deux peuvent être complémentaires, et la fiction permet parfois de rendre certains sujets plus accessibles.
SupprimerJe l'ai repéré il y a peu et j'attendais de premiers avis... Je me lancerai sûrement !
RépondreSupprimerIl me semble qu'il pourrait te plaire...
Supprimerça m'a l'air ambitieux et exigeant même si ton billet tend à doucement me convaincre...
RépondreSupprimerJe l'ai trouvé facile à lire, il a même un côté roman d'aventures qui nous accroche à l'intrigue.
SupprimerUn billet fort intéressant pour un roman que tu décris très bien. Et le sujet est évidemment incontournable et pourtant je ne le note pas car je sais qu'il ira dormir au fond de ma liste trop ... trop longue
RépondreSupprimerJe découvre l'auteur avec ce titre, qui m'a donné envie de le suivre, j'ai beaucoup aimé son écriture, et je crois que les sujets de ses romans sont très divers.
SupprimerJe ne sais pas si j'aurai l'occasion de lire ce livre mais je trouve ces propos très justes : " puisqu’il nous renvoie à la volonté prédominante de maintenir un système dont bénéficient les puissants en faisant croire à la majorité qui le subit qu’il reste l’option la plus désirable et la plus viable."
RépondreSupprimerIls sont en effet justes car complètement en phase avec notre réalité... mais c'est aussi désespérant, du coup. C'est en tous cas un excellent roman, qui trouve le bon équilibre entre son propos et sa dimension romanesque.
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