"Limonov" - Emmanuel Carrère
"Limonov avait le cuir coriace et la placidité de cannibale."
Deux certitudes s’imposent d’emblée : celle de la dimension aussi sulfureuse qu’insaisissable du personnage, et celle de l’importance de ce dernier terme. Car si Limonov est réel, sa vie n’a rien à envier à celle de héros de fiction. Lorsqu’Emmanuel Carrère s’y intéresse, c’est comme on le devine en partie parce qu’il exerce sur lui une certaine fascination, mais aussi et surtout parce qu’il lui semble que son extraordinaire destin est révélateur de celui de l’histoire post Seconde Guerre mondiale non seulement de la Russie, mais aussi de la nôtre. Au cours de longs mois d’une enquête ponctuée de rencontres avec son sujet ainsi qu’avec ceux qui l’ont connu, il se confronte aux contradictions, ou disons plutôt aux surprenantes variations, de l’homme qu’est Limonov.
Il grandit en Ukraine, fils d’un officier subalterne du NKVD. Il est de petite taille, presque gracile, et le seul de ses camarades à porter des lunettes, mais il a toujours un cran d’arrêt dans la poche. Il admire les durs, les bandits et les poètes -qui sont en Russie, en matière de popularité, l’équivalent des chanteurs de variétés chez nous- et traîne un certain temps avec une bande de voyous avant qu’un concours de circonstances le rapproche d’un cercle d’artistes de l’underground soviétique. Il y fait entre autres la connaissance d’Anna Akhmatova, qu’une interdiction de publication réduit à la misère, dont il devient l’amant. Mais c’est en compagnie d’Elena, jeune femme belle et sophistiquée avec laquelle il forme LE couple de la bohème moscovite des années 1970, qu’il quitte l’URSS pour les Etats-Unis où lui veut percer comme écrivain, elle en tant que mannequin. Il faut préciser que quand on quitte à cette époque l’Union Soviétique, c’est sans espoir de retour.
Introduits dans la jet set new-yorkaise par une tante d’Elena, ils y côtoient entre autres Andy Warhol, Susan Sontag, Truman Capote… Limonov, qui se montrait critique envers la dissidence antisoviétique des années 1960 constituée selon lui d’officiels pontifiants, ne se sent pas plus d’affinités avec une diaspora russe plombée par une aura de lassitude et de malheur. Poètes, peintres, et musiciens sont devenus plongeurs ou déménageurs, se saoulent et se lamentent, n’ayant que leur terre natale à la bouche. Lui-même, après avoir été majordome d’un milliardaire new-yorkais, tombe dans la misère la plus crasse. Quitté par Elena, il sombre dans l’alcool, fait des expériences sexuelles sordides… mais il écrit aussi, inspiré par l’unique sujet qui traversera son œuvre : sa vie.
Il connait la renaissance à Paris, où il est édité, dans les années 1980. Il est alors en couple avec une jeune femme bipolaire et nymphomane qu’il aime profondément. C’est avec elle qu’il retournera en Russie après la chute du communisme. Au début des années 1990, on le retrouve dans les Balkans, où il fait la guerre aux côtés des troupes serbes, dans une milice de skinheads dirigée par un affreux fasciste… Il sera par la suite responsable du Parti national-bolchevique (association qui laisse rêveur…), mais aussi l’objet d’un culte dans les milieux branchés de la contre-culture moscovite ou pétersbourgeoise, où se côtoient brutes néo-nazies, artistes autodidactes et musiciens en quête d’acolytes. Il fera de la prison (faisant l’unanimité parmi les détenus et y écrivant huit livres en deux ans), et son nom figurera en tête de listes d’ennemis de la Russie aux côtés de celui d’Anna Politkovskaïa, assassinée à coups de fusil, ou d’Alexandre Litivinenko, ex officier du FSB, mort empoisonné…
Ce n’est pas par hasard que sa vie prend un tour aussi romanesque, mais le fruit d’une volonté farouche de Limonov, dont le parcours est marqué par deux constantes.
La première est son refus obstiné d’une médiocrité chez lui synonyme de banalité et de confort. Affranchi de toutes barrières morales ou sociales, il s’est toujours efforcé de réaliser ses rêves d’héroïsme et de célébrité. Il a pour ce faire déployé une énergie hors du commun. Les coups du sort, la détresse, l’ont fait toucher le fond plusieurs fois, le privant a priori de recours. Mais toujours, il s’est relevé, ne considérant aucune défaite comme définitive. La guerre, et même la prison, étaient pour lui des chapitres de la vie à ne pas rater, des cases à cocher pour remplir le parcours d’aventurier auquel il aspirait.
La deuxième est de s’être toujours placé du côté des minorités, que l’on pourrait expliquer par une sorte de haine atavique du peuple pour les riches et l’élite intellectuelle. Mais d’une manière plus générale et plus basique, Limonov n’aime rien tant qu’être contre, et prendre le parti de ceux dont on n’entend pas la voix. Electron libre, il ne semble pas tant agir par principe qu’en raison d’un intérêt pour la personnalité border-line de tous ceux qui ne rentrent dans aucun rang.
Alors, qui est Limonov ?
Il faut bien dire que le personnage, avec sa franchise sans empathie, sa vulgarité parfois rebutante, ne suscite guère la sympathie. Et en même temps, on ne peut nier son charisme, et être admiratif de sa résistance et de sa capacité à s’adapter à tout environnement, à se faire accepter par tous, miséreux et bourgeois, artistes et délinquants... Emmanuel Carrère le dit lui-même : les contradictions du personnage le déstabilisent. Tantôt horrifié par des prises de position ou des propos qui le font même hésiter quant à la poursuite de son projet, il est ensuite surpris par le témoignage d’interlocuteurs fort respectables qui le décrivent non seulement comme un héros du combat démocratique en Russie, mais comme quelqu’un de bien. L’approche de l’auteur, qui s’efforce de dépasser ses a priori tout en gardant un esprit critique et objectif, donne à mon avis la parfaite mesure de l’ambiguïté du personnage. Il faut aussi pour y parvenir beaucoup d’humilité, condition également préalable au remplacement de la tentation du jugement par la volonté de comprendre, notamment en replaçant la trajectoire de Limonov dans son contexte, celui d’un régime soviétique porté par un récit national glorifiant sa grandeur et son insoumission morale vis-à-vis du reste du monde, auquel notre héros a toujours été sensible, puis de mutations politiques ayant porté au pouvoir des oligarques cupides et corrompus plongeant le peuple dans une misère libéraliste, confortant sa nostalgie bolchevisante.
C'est dommage mais malgré une lecture attentive de ton billet, je n'ai pas envie de lire un livre sur l'histoire de ce type...
RépondreSupprimerJ'ai lu ton billet avec grand plaisir, j'ai appris beaucoup sur Limonov et je crois que je vais m'en tenir à ça.
RépondreSupprimerje ne l'ai pas lu non plus... et je ne suis pas sûre de le faire! Merci pour ce billet!
RépondreSupprimerJe suis contente que tu aies ressorti ce livre de ta PAL après mon billet du mois de juin ! ;-) C'est un personnage vraiment étonnant, pas sympathique, c'est sûr, et tellement dans les contradictions tant que dans l'exagération que dans une fiction, on trouverait le trait un peu forcé.
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