"Bartleby le scribe" - Herman Melville

"Je préfèrerai pas."

On entend souvent dire que la littérature est là pour poser plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Si un livre est l’illustration de cet adage, c’est bien ce court texte d’Herman Melville.

L’homme qui nous raconte cette histoire se définit comme un "d’un certain âge". Il a pendant trente ans été notaire à New-York. C’est dire s’il en a vu passer, des scribes. A l’époque dont il est question, deux de ces énergumènes travaillent d’ailleurs dans son étude. L’un, parce qu’il abuse de l’alcool à midi, n’est productif que le matin, tandis que l’autre, dont l’humeur massacrante du début de journée s’éclaire au fil des heures, ne l’est que l’après-midi. Mais notre narrateur renonce sans hésiter à la biographie de tous les scribes, aussi singuliers soient-ils, pour celle de l’extraordinaire Bartleby. Recruté pour pallier les performances fragmentaires de ses deux employés, ce nouveau scribe présente pourtant un aspect peu remarquable, et même "singulièrement rassis", qui lui donne l’air un peu tristounet.

"Je vois encore cette silhouette lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement abandonnée. C’était Bartleby."

Il donne d’abord entière satisfaction à son employeur en abattant une extraordinaire quantité d’écritures, s’arrêtant à peine pour manger (et se nourrissant alors de biscuits au gingembre qu’il se fait porter par un garçon de course), jusqu’au moment où le notaire lui demande, pratique courante dans la profession, de corriger l’une de ses copies avec un de ses collègues. Bartleby lui oppose alors un surprenant "Je préfèrerai pas". Etonné par le manque d’agressivité ou de défi contenu dans ce refus par ailleurs inexpliqué, le narrateur laisse passer. Mais Bartleby, quelques jours plus tard, réitère, et persiste, au point qu’arrive un moment où, opposant à toute requête la même résistance aussi passive qu’irrévocable, il passe ses journées dans le bureau à ne rien faire, inamovible et silencieux. 

On commence par rire, ou, comme le narrateur, par prendre à la légère l’apparente absurdité de cette attitude. Puis le trouble s’installe, et plus Bartleby s’obstine dans son inertie, plus l’esprit du notaire bouillonne, plus il fantasme et se rend fou à force de chercher à la comprendre. Décidé à être magnanime, il plaint son scribe, qu’il imagine peut-être intellectuellement limité, et dont il constate la solitude, l’absence de toute vie sociale. Puis il en vient à éprouver une sorte de frayeur et de répulsion, se demandant si son employé ne serait pas le porteur inconscient d’un message métaphysique, comme une sorte de mise à l’épreuve…

Inévitablement, une fois la dernière page tournée, le lecteur lui aussi cogite… s’il a bien compris qu’il est ici question de l’affirmation jusqu’au-boutiste d’une liberté pourtant revendiquée sans aucune violence, reste à savoir qui est Bartleby, et l’interprétation -la morale ?- qu’il faut tirer de son étrange rébellion, dont le retentissement doit autant à la manière dont elle se manifeste qu’à son expression même.

Malin.


Un autre titre pour découvrir Herman Melville : Moby Dick


Commentaires

  1. Un bouquin à avoir lu absolument, c'est sûr. Mon exemplaire traduit 'je préfère pas' ce 'I would prefer not to'

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    1. Oui, j'ai d'ailleurs hésite à mettre la citation de début de billet en VO, car je trouve ce "I would prefer not to" plus percutant que sa traduction française..

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  2. J'étais au lycée quand j'ai lu ce texte, une relecture ne ferait pas de mal. Pour moi, Bartleby est le symbole de la résistance passive.

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    1. El le lisant il m'est souvent venue à l'esprit la notion de "force de l'inertie"... l'auteur a-t-il voulu démontrer que la résistance passive a plus d'impact que la violence ? Le revers de la médaille, ce sont ses conséquences, ici, sur celui qui la pratique....

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  3. J'avais beaucoup aimé. L'argument du livre est connu et très connu, mais il nous tient en haleine jusqu'à la fin, avec une dimension tragique que je ne soupçonnais pas.
    (cela aurait bien pour la vie des garçons de bureau dans le cadre d'une activité sur le travail !)

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    1. Comme toi, je ne m'attendais pas à cette tournure dramatique, qui en fait un texte fort, et même dérangeant... et j'avais en effet acheté ce titre dans l'optique de le lire pour le Monde du travail, mais il est resté, avec quelques autres, sur la pile dédiée (la virtuelle !). Le mois de la nouvelle était une excellente occasion de le recycler !

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  4. Il y a de quoi cogiter effectivement ! Merci pour cette nouvelle suggestion de lecture qui doit te placer en tête des participants, je crois.

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  5. Avec Moby Dick, les deux romans de l'écrivain qu'il faut absolument avoir lus.

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    1. Les deux sont en effet remarquables, malgré l'évidente différence de format !...

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