"La frontière de verre" - Carlos Fuentes

"Pauvre Mexique, si loin de Dieu et si près des États-Unis", prononcera un jour avec tant de succès un autre dictateur, puis à voix plus basse un autre président : "Entre les États-Unis et le Mexique, le désert".

Sous-titré "roman en neuf récits" -que la quatrième de couverture qualifie quant à elle de nouvelles-, "La frontière de verre" est en réalité un assemblage de textes dont les intrigues sont indépendantes les unes des autres, mais que lient un lieu et une thématique communs. Ce lieu est la frontière qui sépare le Mexique de son puissant voisin américain, et il n’est pas question ici que de géographie.

Le premier texte nous présente un personnage que l’on croisera tout au long du recueil, de manière souvent fugace. Don Leonardo Barroso est l’homme puissant du nord du pays, son influence s’étendant jusque dans la capitale. C’est aussi un jouisseur, plus charismatique que beau, dont l’élégance et l’assurance évoquent la vieille aristocratie des haciendas. Leonardo a un fils qu’il adore, un jeune homme mutique et sauvage, défiguré par un bec-de-lièvre, qui vit reclus dans sa chambre à lire des livres. Lorsqu’il le marie à la belle Michelina, c’est avec le projet de faire de sa belle-fille, qu’il a séduite, sa maitresse. 

Les personnages que nous croisons dans les textes suivants ont tous un lien, plus ou moins lointain, avec Leonardo et quasiment tous, à un moment de l’épisode qui les présente, traversent la frontière.

Il y a Juan Zamora, étudiant en médecine ayant obtenu une bourse pour université américaine ; un célèbre cuisinier mexicain parti aux Etats-Unis y pour prêcher l’art de la bonne cuisine ; un homme en fauteuil roulant qui lutte contre l’amnésie pour reconstituer son histoire… Il y a aussi Marina, qui travaille dans une maquina de Ciudad Juárez où elle se rend en chaussures à talons aiguille pour ne pas ressembler à une vulgaire indienne, et qui pense naïvement que le beau Rolando n’a qu’elle pour maîtresse ; la vieille Amy Dunbar, qui est tellement raciste et cruelle qu’elle ne parvient pas à garder ses employées plus de quelques jours…

Tous ces destins racontent l’histoire d’interdépendance et de rapport de force qui lie inextricablement les deux pays. Le perdant, depuis l’annexion par les Etats-Unis, au milieu du XIXème siècle, des territoires de leur actuel Sud-Ouest, est toujours le même… 

Le Mexique frontalier que l’on y découvre a conservé un système inégalitaire qui n’est pas sans rappeler certaine féodalité, placé sous la coupe d’hommes d’affaires souvent issu de puissantes lignées qui affichent une rigidité morale croupissante et une sophistication surannée qui tranchent avec les perversions qui se dissimulent derrière les alcôves. Ces riches dominent le pays, s’assurant qu’aucun politique ne se maintienne suffisamment au pouvoir pour installer quelque dictature. Eux profitent de la proximité du géant américain sous forme de partenariats commerciaux, en lui fournissant une main d’œuvre à bas coût. Cette dernière, convaincue du bien-fondé du modèle capitaliste qu’impose leur grand voisin, s’efforce de s’y inscrire en se soumettant à cette double exploitation. Seuls ceux qui s’enrichissent du système se permettent finalement de prendre du recul par rapport au mythe américain, adhérant à sa doctrine libérale, mais méprisant l’indigence culturelle de ce peuple à l’histoire courte et dénué de toute élégance. Les moins nantis n’en sont pas là, notamment les plus jeunes qui au contraire sont prêts à renier, pour accéder au rêve matérialiste, un héritage spirituel et culturel ancestral qui généralement leur fait honte. Alors ils tentent le passage, rendu de plus en plus périlleux par la peur et la haine croissantes qu’ils suscitent chez ces américains qui ont pourtant besoin d’eux pour s’occuper de leurs enfants et de leurs vieillards, de leurs malades ou de leurs poubelles…

Autour des thématiques des inégalités, de la pauvreté, du pouvoir et de ses ignominies, Carlos Fuentes nous livre un recueil profond et à la tonalité variée, mêlant l’absurde et la mélancolie, la tragédie et l’humour, se permettant même, sans que cela nuise à l’unité de l’ensemble, une incursion dans le domaine du surnaturel.

Une réussite.


Une idée de lecture piochée chez Fanja, et une première participation au Mois de la nouvelle, chez Je lis je blogue.

Commentaires

  1. Ah, tu commences fort pour le challenge ! J'ai prévu aussi de lire Fuentes un jour. Je note ce recueil qui serait une excellente façon de commencer et je vois que tu l'as beaucoup apprécié. Merci pour ta participation

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    1. Je l'avais acheté pour le mois latino, et je suis ravie de l'avoir recyclé pour ce mois de la nouvelle.

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  2. J'ai lu pas mal de latino-américains avec beaucoup d'enthousiasme mais j'avoue que Fuentes ne fait pas partie de mes favoris... je le trouve trop sérieux, trop austère...

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    1. Austère ? Ce n'est pas du tout un qualificatif qui me serait venu à l'issue de cette lecture, au contraire, j'ai trouvé ce recueil souvent féroce, parfois drôle (dans le genre humour noir, bien sûr), voire fantaisiste...

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  3. Ça a l'air drôlement bien (même si je note le bémol de Sandrine), un jour faudra que je le lise !

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    1. Oui c'est bien, le sujet est traité de manière originale, notamment avec cette forme en récits distincts mais parsemés d'échos qui les lient les uns aux autres.

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  4. Encore une lecture assez rude sûrement. Pourquoi pas, mais pas en ce moment.

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    1. Le sujet est dur, et certains textes assez sinistres, mais la lecture reste plaisante, grâce à la diversité des histoires et de ton.

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  5. je rejoins Aifelle et Sandrine, mais simplement parce que je viens de finir un livre très sérieux sur les autochtones au Canada et que j'ai besoin de changer d'air mais si je le croise en occasion, il me tente bien !

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  6. Intéressant. Je me souviens l'avoir vu chez Fanja mais rien dans mes bibliothèques... quoique, en poche, ça peut s'arranger ! ;-)

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    1. Tu devrais pouvoir le trouver pour la prochaine édition des bonnes nouvelles, ou le faire d'ici là commander par ta bibliothèque :)

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  7. Je dois toujours le lire. A lire en écoutant Crystal frontier,de Calexico,un groupe de musique frontalière. Je recommande.

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  8. Bon, jamais entendu parler de Fuentes, ce qui en dit sans doute long sur mon ignorance en matière de littérature hispanophone... Je note ce recueil tout de suite, la thématique et ton enthousiasme m'ayant convaincue sans difficulté.

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    1. Je ne le connaissais pas non plus avant de le repérer chez Fanja... il semblerait pourtant que c'est un grand auteur mexicain. A lire en tous cas, du moins ce recueil.

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  9. Je ne connais pas l'auteur, mais ces nouvelles me semblent intéressantes...

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    1. Non seulement elles sont intéressantes, mais elles se lisent avec beaucoup de plaisir, grâce à la plume souple de l'auteur, qui varie les tonalités au fil des textes.

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  10. Super billet ! Je garde encore un souvenir fort de ce livre et pourtant j'appréhendais vraiment cet auteur dont j'avais une image d'auteur un peu trop sérieux, au style et aux réflexions complexes. Rien de tout cela ici (peut-être dans d'autres livres ?), j'ai même été étonnée d'y trouver humour et autodérision, même si ce n'est pas le ton principal.

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    1. Ton commentaire conforte celui de Sandrine, qui garde de cet auteur une image austère. Je me suis dit en la lisant que ce recueil était sans doute à part dans son œuvre. En tous cas un grand merci pour le conseil, je n'ai pas été déçue !

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  11. Le surnaturel d'Amérique Latine me met souvent mal à l'aise mais là je vois que ces nouvelles racontent bien d'autres aspects de la réalité mexicaine à tenter donc !

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