"Attaquer la terre et le soleil" - Mathieu Belezi

"Et sans qu’il nous soit demandé notre avis, sans que nous puissions émettre une quelconque protestation, nous autres colons qui n’avions rien fait de mal avons été plongés dans les flammes d’un enfer à peine imaginable"

C’est un texte lancinant, porté par la désillusion et la fureur, au fil de deux voix qui s'expriment en alternance.

La première est celle d’une femme qui vient de fouler, avec sa famille et d’autres colons, une Algérie récemment devenue française, et encore en pleine conquête. Ils sont "le sang neuf et bouillonnant dont la France a besoin sur cette terre de barbarie", et le gouvernement de la République leur a promis le paradis. Ils échouent dans un trou perdu au milieu de nulle part, une terre de rocaille et de broussailles sur laquelle semble perpétuellement peser un ciel gris et bas.

Leurs espoirs se diluent peu à peu dans le cauchemar de la lutte pour la survie, à subir des conditions climatiques délétères -tantôt d'interminables pluies et tantôt d'insoutenables chaleurs-, une épidémie de choléra dévastatrice, et l’hostilité d’indigènes à la présence indécelable mais menaçante, qui profitent de la moindre baisse de vigilance pour leur tomber dessus et les découper, les éventrer… Ravalés à l’état d’indigents puants et amaigris, plombés par la perte et le deuil, certains, dont la narratrice, finissent par se convaincre qu’ils n’ont pas leur place ici, même s’ils ne remettent à aucun moment en doute le bien-fondé de l’appropriation par la France de cette terre de "sauvages à civiliser"… 

Une conviction que partage la deuxième voix, celle d’un soldat venu la "pacifier". 

Si la logorrhée de la femme colon est ponctuée de maints "sainte et sainte mère de Dieu", celle du soldat est marquée par le leitmotiv "nous ne sommes pas des anges". C’est un euphémisme… Son récit, par moments à peine supportable, exprime une brutalité extrême, la volonté féroce de détruire, soumettre, saccager. Rien ne nous est épargné, des tueries, des viols et des razzia, qui font l’objet de descriptions détaillées et récurrentes. Les soldats percent, embrochent, étripent, abusent et usent des femmes, comme ramenés à un état bestial que légitime la conviction de leur supériorité civilisatrice, qui n’est en réalité qu’un prétexte pour laisser s’exprimer, sans limites, leur sauvagerie et leur perversion.

La narration est torrentueuse, sans points -ou quasiment- pour la baliser, ou laisser le lecteur souffler. Mise au service d’une sorte d’épopée barbare aux accents tragiques, l’inacceptable paradoxe qu’elle instaure entre l’outrance de la furie qu’elle dépeint et la bonne conscience qui la permet pare le texte d’une dimension à la fois terrifiante et grotesque. Mathieu Belezi fait le choix du point de vue du bourreau et d’un lyrisme sombre pour évoquer la réalité, intransigeante, concrète et précise, de l’aberrante violence colonisatrice. 

Commentaires

  1. ouh là, beaucoup de sang et de violence ! Bien sûr il faut que ce type de sujet soit traité. Mais la forme ne semble pas rendre ce livre très abordable. J'ai peur que ce soit trop pour moi.

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    1. C'est sûr que l'auteur choisit une forme très particulière, qui se détache des faits et de l'Histoire pour pénétrer l'intime.. qui plus est du côté des "bourreaux". Je crois que son but était de faire ressentir au lecteur l'intensité de la violence coloniale, quitte à faire parfois dans l'hyperbole..

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  2. Anonyme27.2.25

    J’ai mon compte de lectures sombres en ce moment, alors malgré ton beau billet …( Une Comète)

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    1. Je comprends, c'est une lecture en effet très dure..

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  3. Je ne pense pas que je le lirai, même si je pense que c'est nécessaire de nous rappeler ce que nous avons fait nous mêmes quand nous nous posons en donneurs de leçons aujourd'hui.

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    1. Oui, ce titre a le mérite de rappeler qu'une entreprise coloniale n'est jamais exempte de violence et d'un profond mépris pour ceux que l'on colonise... et qu'il ne peut rien en sortir de bon.

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  4. Je ne suis pas sûr de trouver dans l'immédiat le loisir de le lire, mais je note ce titre que tu donnes envie de découvrir davantage.

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    1. Il vaut le détour, ne serait-ce que pour le choix de sa forme atypique, et pour cette intensité dérangeante..

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  5. Découvrir le roman de point de vue du bourreau doit être une expérience de lecture difficile bien qu'intéressante pour voir ce qui se cachait derrière cette volonté destructrice de colonisation.

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    1. Oui, et ça fait frémir, on a du mal à imaginer une telle volonté de destruction, une telle cruauté..

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  6. Enfin un livre que tu chroniques et que j'ai lu! J'avais trouvé l'écriture de ces deux voix très réussies.

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    1. Je suis d'accord, le choix stylistique est particulier mais très réussi. Il rend la lecture particulièrement frappante.

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  7. J'ai beaucoup lu sur la guerre d'Algérie et les années qui l'ont précédée. En revanche, il me semble qu'on trouve peu de romans sur la période de la colonisation. C'est donc très intéressant d'avoir cette première voix.

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    1. Oui, tu le soulignes très justement, et c'est en partie ce qui m'a motivée à lire ce roman. Mais finalement, on en apprend très peu, d'un point de vue historique, sur la colonisation en Algérie..

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  8. Pour une fois je l'ai lu et beaucoup aimé ! C'est un roman puissant et dérangeant...et j'ai aimé le choix de l'auteur de faire alterner ces deux voix

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    1. "Puissant et dérangeant", oui, ce sont deux termes qui résument parfaitement ce texte atypique...

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  9. "Une dimension terrifiante et grotesque", je ne peux que te rejoindre ! Et je me demande d'ailleurs si ce n'est pas finalement le grotesque qui me reste en souvenir et me retient, malgré mes intentions de départ, de relire cet auteur.

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    1. J'ignore si tous ses textes sont dans la même veine, mais je crois que je te rejoins... je ne regrette pas ma lecture, mais je ne suis pas sûre de vouloir renouer de sitôt avec une violence aussi brute. Il me semble que l'auteur s'est ici voué à un unique but, hurler l'ignominie de la violence coloniale.. quitte, comme je l'écris en réponse à Je lis je blogue, à en faire des tonnes.. le but est certes atteint, mais oui, avec le recul, il me semble que le texte en perd en peu en crédibilité..

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  10. J'avais été tellement déçue par cette lecture si violente , et le style ne m'avait pas convaincue . On se demande parfois le pourquoi de certains procédés : absence de points et de majuscules.

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    1. Je peux comprendre qu'on n'adhère pas au choix narratif de l'auteur... il rend la lecture très intense, mais il a aussi un côté caricatural..

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  11. J'ai emprunté ce livre, lu quelques pages, l'ai refermé et l'ai rendu :) Pour ma défense, c'était en vacances, mais je crois qu'il y a trop de "trop" dans ce texte pour moi ! Je n'y reviendrai pas.

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    1. Tu as raison, c'est un texte tout en outrance.. ça le rend frappant, mais c'est vrai que cela peut aussi rebuter.

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  12. C'est un thème qui m'intéresse beaucoup, et je suis curieux du type de narration !

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  13. Anonyme21.3.25

    J’avais été happée par la langue et le rythme. Une lecture très forte pour moi.

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    1. Il me semble que c'est indéniablement une lecture forte, ne serait-ce en effet qu'en raison de l'écriture, âpre et lyrique à la fois..

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