"Corregidora" - Gayl Jones

"Je suis Ursa Corregidora. J’ai des larmes à la place des yeux. Toute petite on m’a obligée à palper mon passé. Je l’ai tété à la mamelle de ma mère."

Ursa, la narratrice, chante le blues au Happy’s Café, un cabaret du Kentucky, ce qui rend Mutt, son mari, furieusement jaloux. Un soir que sa frustration dégénère, il frappe la jeune femme, qui fait une mauvaise chute, et non seulement perd l’enfant qu’elle attendait, mais doit par ailleurs subir une ablation de l’utérus qui la condamne à la stérilité.

Elle quitte son mari, tente de se reconstruire, finit par céder aux approches du patron du Happy’s Café, et sans surprise, par le regretter…

A la brutalité du présent, s’ajoute l’obsédant traumatisme qu’Ursa a hérité de ses ascendantes Corregidora, nom qu’elle doit au négrier et proxénète portugais qui, en plus de faire de son arrière-grand-mère une esclave, lui donna un enfant. Ursa est d’une lignée de femmes marquée par l’asservissement, la violence et les abus sexuels, des femmes dépossédées de leur corps.

Sa grand-mère lui a confié une mission, qu’elle lui répétait comme un mantra, celle "d’assurer la postérité", en transmettant, de mère en fille, le récit des ignominies de l’esclavage, mission qu’elle est devenue incapable d’assurer.

A partir de 1947, le récit nous transporte sur deux décennies, empoignés par la voix d’Ursa, en quête d’une paix qui semble inatteignable et qui tente, à travers le blues, d’exprimer l’immuable indicible, cette "suie qui jaillit en larmes de (ses) yeux."

C’est un texte frappant, porté par une écriture surprenante, vive et très crue, tantôt argotique et tantôt d’une lancinance désespérée mais poétique à l’occasion de dialogues quasi hallucinés entre la narratrice et le fantôme de sa grand-mère. Le sexe est évoqué avec un naturel décomplexé, qu’il soit source de douleur ou de plaisir. La rudesse, physique et/ou verbale, des relations entre les personnages, la répétition a priori inévitable des mécanismes de violence et de sujétion, le tiraillement entre haine et désir, créent une sensation d’oppression. Fond et forme s’entremêlent pour crier la rage et la détresse des femmes soumises à la domination masculine.

"Tu sais pas ce que ça fait de se sentir conne dans la cuisine d’une radasse blanche et de rentrer chez soi et de se sentir conne au pieu la nuit avec ton homme."



Commentaires

  1. J'avoue que j'admire ta participation à ce mois, mais ce n'est pas (et c'est normal) une ambiance réjouissante.

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    1. C'est sûr que la thématique ne prête pas vraiment à rire, même si on a pu voir qu'un auteur comme William Melvin Kelley la traite avec une certaine forme d'humour.. Après ma pile "nouvelles", j'ai ainsi pu vider ma pile "afro-américaine"...

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  2. J'ai eu ce roman dans ma PAL pendant un certain temps mais j'ai fini par le donner à la boite à livre. Le sujet est intéressant mais ton compte rendu me fait pensé que ce livre n'est pas pour moi. L'écriture crue et le côté halluciné me rebutent un peu.

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    1. Le style est en effet assez surprenant, et il peut heurter, mais il rend en même temps le texte très marquant.

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    2. Bon tant pis pour moi mais je ferai plus attention avant de donner des livres

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    3. Ca m'est aussi arrivé plusieurs fois, de regretter certains livres dont je m'étais débarrassée...

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  3. Eh ben, les deux extraits que tu places en début et fin de ton avis, donnent furieusement envie de lire ce roman. La traduction me semble d'un niveau extraordinaire.

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    1. Oui, tu as raison de le souligner, c'est très bien traduit, le texte conservant l'intensité qu'a voulu lui conférer l'auteure.

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  4. Je pense que je n'accrocherais pas au style... qui pourtant semble bien en adéquation avec le sujet et le personnage.

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    1. La lecture n'en est pas toujours aisée, c'est vrai, mais elle sert parfaitement un propos brutal et désespérant.

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  5. Un roman de fureur et de douleur qui ne doit pas être aisé de lire surtout qu’il ne semble offrir aucune porte de sortie à cette malédiction.

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    1. J'aime beaucoup ta formule : "Un roman de fureur et de douleur", c'est exactement ça !

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  6. C'est rude, mais vu le thème difficile de faire autrement. Je ne crois pas que j'adhèrerais au style sur tout un roman.

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    1. Il est relativement court, ça aide un peu... mais c'est tout à fait ça : forme et fond sont ici en parfaite adéquation...

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  7. Ah oui, les extraits donnent le ton. Ça semble être un peu le genre de lecture "coup de poing".

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    1. Complètement, c'est un texte qui "frappe". Et qui mérite d'être mis en avant. Il a été édité pour la 1e fois en 1975, alors qu'elle n'avait que 26 ans.. et d'avoir impressionné Toni Morrison, c'est quand même bon signe..

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  8. Tout dans ta chronique me pousse à aller vers ce titre assurément très fort. Merci !

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    1. Je serais ravie que ce billet lui permette de faire un petit bout de chemin... il avait aussi été proposé de mémoire par Jérôme dans le cadre des Classiques fantastiques.

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  9. Voilà un roman qui a l'air vraiment fort et dur aussi vu le thème et la violence qui entoure les femmes de cette famille depuis des générations. L'idée de la grand-mère qui transmet à sa petite-fille et avec elle à toute la lignée à venir me plait beaucoup et tes extraits donnent vraiment envie d'en savoir plus. Merci pour la découverte

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    1. Et je ne dis pas tout.. mais l'histoire est vraiment terrible.. La notion de transmission prend en effet beaucoup de place dans le roman, à la fois comme une nécessité, mais aussi comme un poids, qui peut empêcher de se réaliser en tant qu'individu.

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  10. Tu m'intrigues, comme souvent ! Un cri de détresse poétique, ma foi, ça se note et ça se tente ...

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    1. Je crois que tu pourrais apprécier cette écriture, comment dire ... véhémente ? C'est en tous cas un roman qui ne laisse pas indifférent, la voix d'Ursa est vraiment pénétrante.

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  11. je comprends que ces conditions tellement violentes aient donné des écritures qui le soient aussi.

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    1. Oui... mais j'ai pu constater malgré tout, avec ces participations au Black History Month, que cette violence peut s'exprimer de diverses manières, avec plus ou moins de recul..

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  12. Un style qui pourrait me plaire, je note mais par manque de temps, je ne pense pas le lire bientôt...

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    1. Il est assez court, et peut par exemple être retenu pour la prochaine saison de l'African American History Month :)

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  13. Je ne sais pas si j'accrocherai au style mais les thèmes et la force avec laquelle ils sont déversés donnent envie de se lancer pour se faire sa propre opinion.

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    1. Il me semble en tous cas que c'est une lecture qui ne peut laisser indifférente...

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  14. J'ai adoré ce roman, faut dire qu'avant le coup il avait tout pour me plaire^^

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    1. Son sujet m'attirait aussi beaucoup, mais je ne m'attendais pas à une telle écriture... il est très fort !

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