"Si Beale Street pouvait parler" - James Baldwin

"(…) à mon avis l’Amérique n’est un don de Dieu pour personne – ou sinon les jours de Dieu sont comptés. Ce Dieu (…) a le sens de l’humour plutôt sinistre. (…) il faudrait lui écraser les couilles, s’Il était un homme. Ou si vous en étiez un."

Elle se prénomme Clémentine, mais tout le monde l’appelle Tish. Elle a dix-neuf ans, et le malheur vient de fracasser sa vie : son fiancé Fonny, dont elle est enceinte, vient d’être mis en prison, accusé de viol. Nous sommes à Harlem, dans les années 1970. Fonny est noir, et parce qu’il a refusé de se comporter comme un "nègre", il s’est attiré les foudres d’un flic qui a ainsi trouvé le moyen de se venger. Aucune preuve ne vient étayer l’accusation mais, entre subornation de témoin et disparition de la victime, repartie dans son Porto-Rico natal, tout joue contre lui… Il peut en revanche compter sur l’appui indéfectible de son père et de la famille de Tish, qui se démènent pour le sortir de cet enfer.

Tish est la narratrice, qui au fil d’allers-retours entre passé et présent, détaille les démarches entreprises pour faire libérer Fonny tout en revenant sur les étapes de leur histoire d’amour ainsi que sur les événements ayant mené à son incarcération. Et d’amour il est abondamment question. De celui, d’abord, de ce jeune couple, qu’infusent une sincérité et une sorte d’innocence très touchantes, renforcé par une communion des corps s’exprimant à travers des scènes d’un érotisme exempt de fausse pudeur ou d’affectation. De celui, ensuite, qui unit Tish à ses parents et à sa sœur, qui par leur affection et leur combativité, ont posé les bases d’un environnement stable et solide, faisant d’elle une jeune femme épanouie et responsable, dotée de la force indispensable pour affronter l’iniquité et la violence de "l’enfer démocratique" que représente pour les noirs une Amérique au sein de laquelle les réflexes ségrégationnistes restent profondément ancrés.

Les personnages que met en scène James Baldwin sont des combattants, armés de la conscience aigüe de l’anormalité de leur infériorisation, et du refus de s’y soumettre, même si, comme l’illustre le cas de Fonny, les dés sont pipés, et que le combat s’avère inégal et difficile.

La voix de Tish nous entraîne sans peine à sa suite, nous séduit par sa spontanéité mais aussi par un singulier mélange de candeur et de profondeur spirituelle. Exprimant ses émotions et ses pensées avec fraîcheur et sincérité, elle fait aussi preuve d’une grande acuité dans son analyse des comportements d’autrui et de ce qui les régit -rancune, jalousie, ou tendresse…-, ainsi que d’une précision propre à convoquer des images lorsqu’elle dépeint son environnement. Le lecteur est ainsi immergé dans les rues de son quartier, voit comment on y vit, s’imprègne de ses bruits et de ses odeurs, de l’ambiance qui y fluctue selon les jours, voire selon les moments de la journée.

C’est donc un texte très vivant, dans lequel James Baldwin a su rendre son message criant tout en s’effaçant derrière sa lumineuse héroïne.

"Ni l’amour ni la haine ne vous rendent aveugle ; c’est l’indifférence qui obscurcit votre vue (..)"



Commentaires

  1. James Baldwin, excellent choix pour ce mois de l'histoire afro-américaine !

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  2. Je ne l'ai pas lu celui-là mais dans ce que tu dis je retrouve bien des choses déjà lues : cet amour et cet érotisme, ces familles aimantes qui permettent aux personnages d'être forts et droits avec eux-mêmes, ces personnages lumineux malgré l'adversité. Bon, bah, faut que je le trouve.

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    1. J'avais aussi Harlem Quartet sur ma pile, mais il est plus gros .. (oh la fainéante !).. je le lirai sans doute l'année prochaine.

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  3. Il est donc crédible en jeune femme enceinte de 19 ans...

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    1. Oui, c'est ce qui m'a peut-être le plus frappée à la lecture. Son héroïne est très palpable, même si on comprend bien qu'elle est aussi son porte-parole..

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  4. Tu démarres ce mois en fanfare!

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  5. je lirai volontiers ce roman, ce pays avec le racisme qui a tant de mal à disparaître m'intéresse beaucoup

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    1. Et il se lit très facilement, la voix de la narratrice impulse un rythme enlevé, et certaines scènes sont assez intenses..

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  6. Baldwin m'a toujours un peu intimidée, mais avec ce roman-ci, je me sens prête à me lancer !

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    1. Moi aussi, il m'intimide, et je confirme donc, ce titre est très bien pour l'approcher. Le prochain (mais pas tout de suite) sera Harlem Quartet, qui est je crois plus dense et plus complexe..

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  7. Après ma lecture de Harlem Quartet, tu me donnes vraiment envie avec ce titre! je le note pour l'an prochain! Merci de ta participation!

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    1. Celui-ci est plus court, et d'après ce que j'ai cru comprendre, plus "facile" à lire. Ce qui ne l'empêche pas d'être passionnant et profond. Tu devrais y trouver ton compte !

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  8. J'aime beaucoup écouter (et voir) d'anciennes interviews de Baldwin (quel personnage !), mais je ne l'ai jamais lu encore. Comme Sacha, je pense qu'il m'intimide. J'hésite aussi sur le livre par lequel commencer...

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  9. Un auteur que je me reproche de ne pas avoir encore lu. Celui-ci me paraît très accessible et pourrait encore être d'actualité non ? (hélas).

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    1. Les thèmes abordés restent en effet actuels, malheureusement = racisme et infériorisation, violences policières... mais ce qui frappe aussi, dans ce texte, c'est la combativité des personnages dans leur refus de se laisser vaincre par ces fléaux..

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  10. Je n'ai lu qu'un seul livre de Baldwin, une lecture incontournable aussi mais vraiment difficile...peut-être que celui-ci me serait plus accessible.

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    1. Je suis allée fouiller sur ton blog.. je note quand même le titre que tu as lu, pour sa thématique. Et tu peux y aller, celui-là se lit très facilement..

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  11. J’aime beaucoup la citation par laquelle tu démarres ton post, notamment la première phrase…

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    1. Et tout le livre est à l'avenant... un contenu profond, porté par une langue vive et parfois féroce..

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  12. Dire que je n'ai jamais lu Baldwin !

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    1. Je ne l'avais jamais lu non plus avant ce titre :)... j'ai l'impression que c'est un auteur très connu, mais pas si lu que ça...

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  13. J'avais envie ce mois-ci de lire un de ces romans dont les auteurs américains ont le secret. Du coup, j'ai onguement hésité entre Baldwin et Roth. Finalement, mon choix s'est porté sur Pastorale americaine de Roth, dont je me délecte en ce moment. Mais j'ai deux ou trois titres de Baldwin qui ne sont pas loin...

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    1. Ah, mais Roth, c'est top aussi... et Pastorale américaine est l'un de ses titres que je préfère.

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  14. merci de nous faire une piqûre de rappel

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    1. Cela faisait un moment que ce titre attendait sur mes étagères... l'activité d'Enna était un bon prétexte pour l'en sortir.

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  15. Je retiens lumineuse héroïne, je pense que va suffire à me convaincre !

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    1. Oui, c'est vraiment la voix de la narratrice qui fait la force de ce livre, l'auteur a trouvé le juste équilibre entre candeur et acuité, et dote son héroïne d'une personnalité vraiment singulière.

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  16. Bonjour Ingrid, ce livre est fort et il me semble bien que l'Amérique n'a pas changé. On plonge dans un chaos en ce moment effrayant. Les droits vont être bafoués... J'aimerais lire cette histoire pour découvrir cette héroïne qui doit proposer une plongée au coeur du meilleur et du pire. Merci pour la présentation !

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    1. Bonjour à toi,
      Oui, lis-le, je suis certaine qu'il te plaira... la noirceur du propos est contrebalancé par la lumière qui émane des personnages..

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  17. J'avais vu il y a quelques années un super documentaire sur cet auteur et m'étais alors promis de le lire... tu te doutes, si je te dis ça, qu'en fait, je ne l'ai toujours pas lu! J'avais noté ce texte, et tu confirmes que je pourrai me lancer avec cette lecture.

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    1. C'est "I'm not your negro", de Raoul Peck, que tu as vu ? J'étais allée le voir au cinéma, c'est en effet un documentaire génial.. et oui, pour découvrir l'auteur avec ce titre : il est parfait !

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