"Un autre tambour" - William Melvin Kelley

"Il me parut étrange d'être en voiture avec autant de Noirs, bien qu'ils fussent mes amis."

L’Almanach de poche (fictif) de l’année 1961 nous apprend deux choses à propos de l’Etat de Willson, hormis qu'il est situé dans le Sud des Etats-Unis. La première, c’est qu’il doit son nom au général confédéré qui y vit le jour. La seconde, c’est qu’un étrange événement s’y est produit au cours du mois de juin 1957 : tous les habitants noirs de l’Etat l’ont brusquement quitté, pour des raisons restant encore à éclaircir.

Le roman, au fil de différents points de vue, tente d’expliquer ce phénomène, en prenant l’exemple de Sutton, bourgade natale du confédéré susnommé. 

Cela commence par une légende. C’est M. Harper, sorte de doyen de la ville dont la parole est unanimement respectée, qui, au lendemain de la désertion de Sutton par l’ensemble de sa population noire, la relate aux membres de la communauté qui ont pris l’habitude de se réunir à l’épicerie de la ville. Elle remonte au temps de l’esclavage. Un colosse africain doté d’une force herculéenne s’échappa alors qu’il venait d’être acheté comme esclave par Willson. A l’issue d’une traque quasi épique, le général tua son bien, mais récupéra pour l’asservir le nouveau-né que le géant avait protégé, au creux de ses bras, tout au long de sa fuite. Or, c’est Tucker Caliban, dernier descendant en date de l’enfant, qui a implicitement donné le signal de la fuite. Après avoir salé les terres récemment achetées à son patron, l’actuel Willson, et mis le feu à sa maison, il est parti sans explication, emmenant femme et enfant. En l’espace de quelques jours, tous ses semblables ont suivi son exemple. Pour M. Harper, cela ne fait aucun doute : c’est le sang de l’Africain, coulant dans les veines de Tucker, qui est à l’origine de l’événement… ce qui ne l’explique pas pour autant.

Un jeune garçon que son sérieux a fait surnommer Monsieur Leland par les adultes de Sutton et à qui son père tente d’inculquer que tout homme, quelle que soit sa couleur, mérite le respect (ce qui est loin d’être, à Sutton et en 1957, une évidence) ; un mystérieux révérend noir arrivé du nord du pays dans un bolide noir pour questionner les citoyens de Sutton à propos de l’étrange exode ; Dewey Willson III et sa sœur Dymphna, élevés avec Tucker dont la mère était employée par leurs parents… sont entre autres les personnages autour desquels se focalise ensuite le récit pour préciser les circonstances de l’événement, et aborder les diverses facettes des relations entre noirs et blancs dans ce sud où la conviction de la supériorité blanche représente pour beaucoup le fondement de leur monde et de leur identité.

On appréhende ainsi peu à peu la nature des liens unissant les protagonistes, marqués par des mécanismes persistants d’oppression et de sujétion ayant mené, de manière latente, à une incontournable incapacité à supporter plus longtemps l’asservissement. Elle s’exprime ici sans aucune dimension politique ni concertation communautaire, chacun prenant sa liberté sans attendre qu’on vienne la lui donner, dans la discrétion et le silence, sans lutter, en s’éclipsant.

"Un autre tambour" flirte avec l’allégorie, mais son propos est limpide, et ce choix narratif n’est-il pas après tout le plus pertinent pour décrire ce qui aurait dû être impensable : un assujettissement et une infériorisation justifiés par le seul prétexte de la couleur de peau ?...


Commentaires

  1. Tu racontes super bien, j'ai très envie de lire ce roman maintenant !

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    1. Vu le commentaire d'Athalie, je ne suis pas sûre de raconter si bien que ça ! :) Mais c'est à lire, oui..

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  2. J'ai beaucoup aimé ce roman, tout à fait inclassable, mais prenant. Dire qu'il a été écrit en 1962 !
    Je devais relire l'auteur, je ne l'ai pas encore fait... pourtant d'autres traductions sont sorties à la suite.

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    1. J'ai beaucoup aimé aussi, même si, si j'en crois Athalie, ça ne se devine pas à la lecture de mon billet ! J'ai lu dans la foulée un autre titre de l'auteur (billet à suivre), assez différent, que j'ai de même apprécié. Dans les deux, on retrouve un ton original, qui joue avec la caricature pour rendre le propos plus évident.

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  3. Je n'ai pas tout saisi ... Le roman est basé sur un fait historique ? Ou on est dans une pure allégorie ? De toute façon, tu ne sembles pas partager l'enthousiasme du bandeau !

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    1. Ton commentaire me fait rire, et m'inquiète aussi un peu quant à la clarté de mon billet !! Donc non, ce n'est pas basé sur un fait historique, l'Almanach dont il est question est fictif, et cette fuite de Noirs hors de l'état aussi. Et si, j'ai aimé, c'est original et surprenant, on est à la limite de l'uchronie, entre Histoire remaniée et invention de fait divers... c'est à lire !

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  4. J'avais aussi aimé! Merci pour ta participation!

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  5. j'ai aussi eu un moment de recul, comme Athalie. Je note, cela matche avec mes lectures

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  6. Avec les commentaires, je comprends mieux... ^_^

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  7. Encore une chronique qui fait mouche. Excellent choix pour cette thématique !

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  8. J'ai eu un moment de doute sur l'authenticité de l'histoire moi aussi :-D. Ca m'a tout l'air passionnant!

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