"Sœurs volées – Enquête sur un féminicide au Canada" - Emmanuelle Walter

"Voici l’angle mort d’un pays prospère, le Canada."

C’est lors de son installation au Québec, en 2011, que la journaliste indépendante Emmanuelle Walter découvre la tragédie qui touche les femmes autochtones du Canada. Presque 1200 d’entre elles ont disparu ou été assassinées au cours des trois décennies ayant précédé son arrivée. Dans ce pays où la criminalité est l’une des plus basses du monde et où le nombre de meurtres de canadiennes n’a cessé, sur cette même période, de diminuer, la proportion de victimes autochtones est passée de 9 à 23 %, alors qu’elles ne représentent que 4 % de la population. 

Aucun doute, pour l’auteure, sur le fait que cette situation relève du féminicide, puisqu’elle vise spécifiquement les femmes en tant que telles, et qu’aux violences qu’elles subissent de la part d’individus s’ajoute un autre crime dont tout un système se rend coupable : celui de l’indifférence.

Au-delà de ce constat, ce à quoi s’efforce Emmanuelle Walter dans cet ouvrage, c’est, en analysant les causes de ce phénomène, de démontrer qu’il s’inscrit dans les impacts encore actuels de l’héritage colonial. 

Elle se focalise sur l’histoire de deux adolescentes, Maisy Odjick et Shannon Alexander. Ces amies inséparables, "joyeuses, rebelles et dégourdies", ont disparu en septembre 2008. L’auteure rencontre leurs familles, écoute leurs témoignages et leur douleur, et à partir de ce cas particulier, en aborde beaucoup d’autres. Elle rencontre par ailleurs des représentantes d’associations qui tentent de faire évoluer la situation, participe à diverses marches et manifestations en mémoire de victimes. 

Il s’agit pour elle de déconstruire l’approche qui, consistant à considérer que ces faits divers surviennent dans des communautés où l’on s’autodétruit, a longtemps criminalisé ces femmes, et débouché sur une déresponsabilisation des autorités et un manque d’implication dans les enquêtes les concernant. Dans le cas de Maisy et Sharon, par exemple, il n’y a eu aucune coordination entre les divers services d’investigation, des indices ont été saccagés… parce qu’on estimait probable que les deux jeunes filles avaient volontairement disparu. Et cet a priori, sur les femmes autochtones en effet plus fugueuses, plus toxicomanes, fait que leur disparition ne sont souvent pas prises au sérieux.

Ce qu’explique Emmanuelle Walter, c’est que cette propension en effet réelle à se mettre dans des situations dangereuses, en adoptant des conduites à risque, est à lier à un contexte social et historique qui les rend de fait vulnérables. L’espérance de vie des femmes autochtones est cinq à dix ans plus courte que celle des canadiennes blanches, leurs revenus sont 30 % inférieurs, elles sont deux fois plus concernées par la monoparentalité et le chômage, quatre fois plus susceptibles de tomber enceintes entre 15 et 19 ans… Leur précarité les amène dans ce que l’auteure désignent comme les "trous noirs" du Canada, ces quartiers pauvres et violents où les prostituées, majoritairement amérindiennes, contractent le sida ou l’hépatite et deviennent toxicomanes, ces autoroutes désertes sur lesquelles elles font du stop parce qu’elles ne peuvent se payer d’autres moyens de transports, et où elles disparaissent par dizaines… 

Ainsi soumises à la violence familiale comme à celle de la rue, elles sont pour résumer plus faciles à tuer, à violer, à blesser.

Cette situation est le résultat, comme le souligne l’auteure, de la violence raciale exercée contre les Premières Nations du Canada depuis le XVIème siècle : l’entreprise d’annihilation culturelle, les migrations forcées, les enfants enlevés pour être placés dans des pensionnats dont l’extrême violence a généré ce qu’on définit aujourd’hui comme un syndrome qui se transmet de génération en génération, et se traduit par une mésestime de soi et des difficultés à prendre soin des autres. Les femmes autochtones, qui étaient des pivots de leurs communautés, ont en un siècle été réduites au rang de sous citoyennes lorsque la conquête européenne, amenant le patriarcat avec elle, est venue briser les structures sociales amérindiennes.

Ces traumatismes du passé, qui aujourd’hui encore ne sont pas reconnus à leur juste mesure, et n’ont jamais été vraiment pris en charge, déterminent encore les conditions de vie actuelles des communautés, et engendrent un cercle vicieux. L’absence de travail, d’avenir, de sens, se conjuguent pour générer déscolarisation, problèmes mentaux, violence et autodestruction. Comment élever dans ce contexte de futurs adultes épanouis ? Comment sortir de la spirale qui mène du délaissement ou de la violence familiale à l’exploitation sexuelle dans la rue ?

"Sœurs volées" est, vous l’aurez compris, un ouvrage désespérant, qui a le mérite de mettre en lumière une situation aussi inacceptable qu’occultée, et de rendre à ces femmes leur statut de victime qui, en tant que telles, méritent attention et réparation. L’auteure met aussi l’accent sur tous ceux et celles qui se battent pour exiger des mesures significatives, tentent de forcer l’écoute du gouvernement, ainsi que celles des instances autochtones officielles, qu’elles jugent coupables de compromissions avec le pouvoir fédéral. 

A lire.

Commentaires

  1. C'est toujours affolant et désespérant ce genre de livre, mais nécessaire de les lire. Si on perpétue le silence, on contribue aussi à ce que le système perdure. Que de mal la société dans son ensemble a pu faire et que de mal pour le regarder en face un siècle après.

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    1. Oui, d'autant plus que c'est ici un sujet qui a tendance à être (volontairement) occulté..

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  2. J'ignorais que la situation des femmes autochtones du Canada était à ce point critique. Je croyais même que la vie des Amérindiens s'arrangeaient en même tant que la crise en compte de leur statut particulier et l'évolution des mentalités.

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    1. Je ne sais pas si la situation s'est améliorée depuis l'écriture de ce titre (vers 2014 je crois) mais d'après le commentaire d'Electra, ci-dessous, il semblerait malheureusement que non. C'est vrai que certaines actions ont été menées notamment en lien avec les pensionnats, mais j'ai l'impression que les autorités tentent d'enterrer le sujet avec des indemnisations financières qui sont loin de suffire. Il y aurait un long travail de fond à mener pour réduire les inégalités dont souffrent les autochtones, et puis il y a toute cette dimension psychologique, toute cette souffrance héritée d'un passé colonial avec lequel les comptes sont loin d'être réglés...

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  3. Quelle tristesse... je rejoins Alexandra : on aimerait penser que l'être humain va vers le mieux et qu'il apprend de l'Histoire, mais non...

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    1. Le problème, c'est que j'ai l'impression que les quelques actions menées au bénéfice des autochtones le sont par "obligation", et pas par réelle conviction qu'il y a une lourde injustice à réparer, et pas parce qu'on a fini par admettre que les membres des premières nations ne sont pas des êtres inférieurs... j'ai parfois pensé à Sourde colère lors de ma lecture, parce que là aussi, on a le sentiment d'une totale méconnaissance, de la part des canadiens blancs, de ce peuple dont ils se sont appropriés le territoire.

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  4. J'avais vu un documentaire il y a quelques années sur le sujet, je note immédiatement ce titre. Il faut absolument que ce genre de choses soient sues, dites, parce que le silence fait perdurer le système.

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    1. J'ai peut-être vu le même documentaire, je me souviens d'un qui évoquait notamment les cas d'amérindiennes qui disparaissent le long d'une certaine route du Canada..

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  5. Cela rejoint le livre de Anaïs Renevier, La disparue de la réserve Blackfeet, qui fait les mêmes constats désespérants. Je ne connaissais pas celui-ci ni même l'éditeur. Je vais creuser ça !

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    1. Mais oui, il y a le même problème aux Etats-Unis... J'ai eu l'occasion d'en parler avec l'auteur Benoit Séverac, sur un salon : parti chez les Osages pour écrire sur leur histoire en lien avec le pétrole, il a été interpelé par l'interprète Osage qui l'accueillait et qui en substance, lui a dit : "vous n'allez pas encore écrire sur le pétrole ! On a un problème actuel, tout aussi dramatique, ce sont les disparitions et les crimes qui touchent les femmes de notre communauté". Et il a écrit (avec Hervé Jubert) Skiatook Lake...

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  6. rien à la bibli, c'est peut être mieux pour ma tension qui aurait été critique rien qu'à lire ces faits!

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    1. C'est sûr, c'est révoltant, mais c'est une situation dont il faut absolument parler...

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  7. Quelle horreur ! Incroyable, une telle situation au Canada ! C'est , en effet, un livre qu'il faut connaître !

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    1. Mais oui, dans ce beau pays civilisé où, comme le rappelle l'auteure avec une triste ironie, on a l'un des taux de criminalité les plus bas du monde...

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  8. c'est très bien en effet que des publications de ce genre existent pour dénoncer cela

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    1. Oui, j'admire ces journalistes qui mettent en lumière ces sujets douloureux, dont beaucoup n'ont pas envie d'entendre parler...

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  9. Merci pour la découverte de ce livre qui semble important de lire pour découvrir et mieux comprendre cette situation inacceptable et d'une violence inouïe.

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    1. Oui l'auteure mêle les aspects sociologiques et statistiques à une approche individuelle de certains cas, qui donnent au texte une dimension émouvante, et implique le lecteur dans le récit.

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  10. J'avais noté ce titre, il y a longtemps mais j'hésitais parce que même si le sujet m'intéresse, je me demandais si le récit n'était pas uniquement factuel et si l'écriture n'étais pas uniquement journalistique. Tu dis "A lire", alors je suppose que non.

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    1. Non, comme je l'évoque ci-dessus en réponse à Audrey, le fait que l'auteure s'attarde sur des cas précis, qu'elle transcrive les témoignages de leurs proches, qu'elle fasse des portraits des victimes, donne au texte une dimension humaine et concrète. Si j'avais un bémol à émettre, c'est peut-être que c'est parfois un peu confus, au niveau de la structure, mais ce n'est pas vraiment gênant : le propos est limpide, et le récit relativement court.

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  11. C'est en effet désespérant et un livre qui doit être poignant mais nécessaire...Dommage que je n'ai pas la possibilité de l'emprunter en médiathèque je le note tout de même mais il va falloir trouver le bon moment pour le lire...je suis horrifiée de penser que tout cela s'est produit dans l'indifférence générale, elle a beaucoup de courage cette journaliste de dénoncer ces faits occultés...je ne la connaissais pas.

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    1. C'est avec ce genre de texte que le journalisme acquiert ses lettres de noblesse, et prouve que, mené dans le cadre d'une certaine déontologie, il est indispensable.... C'est vraiment dommage, en effet, que les bibliothèques ne proposent pas ce genre d'ouvrages...

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  12. C'est la même chose aux Etats-Unis, hélas.

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    1. Tout à fait, et tu as raison de le souligner, car il me semble que le sujet y est encore plus tabou qu'au Canada...

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  13. lu il y a quelque temps (à sa parution) et oui effrayant, j'avais ensuite chercher une photo de Maisy Odjick et Shannon Alexander (mise sur mon blog) et leurs visages m'ont longtemps hanté ... et depuis rien n'a vraiment changé hélas

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    1. C'est d'ailleurs chez toi ou Le Caribou que j'ai noté ce titre, mais je n'ai retrouvé de billet ni chez l'une ni chez l'autre... il y a une photo de Maisy et Shannon dans mon livre (celle qui avait été affichée dans la rue, avec la mention "missing")..
      Je me posais justement la question de l'évolution de la situation depuis le milieu des années 2010, et je vois que tu confirmes qu'il n'y en a pas vraiment. Quelle tristesse.

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  14. J'ai déjà lu sur ce sujet et je le ferai encore car cela me touche beaucoup. Je note ce titre.

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    1. Comme toi, il est probable que je relise des textes en line avec cette thématique.

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  15. C'est dingue et tellement affreux. Avec cette sale impression qu'on n'avance (toujours) pas dans le bon sens.

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    1. Moui, l'humanité est bien désespérante..

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  16. C'est un sujet épouvantable... mais, qu'hélas, il faut faire connaître... Mais je ne me sens pas d'attaque pour lire ce livre.

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  17. Anonyme24.3.25

    Je l'ai lu et ne l'ai pas oublié...

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    1. Je n'en suis pas surprise, c'est un livre frappant..

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  18. Comme je suis Canadienne et Québécoise, je connais bien ce drame... Je n'ai pas lu celui que tu proposes mais je le note avec un grand intérêt. C'est vraiment aberrant et triste. Merci d'en parler. Il faut dénoncer et se rappeler les victimes.

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    1. Merci pour ton commentaire... ce genre d'ouvrage évite de faire tomber ces femmes dans l'oubli, c'est une bonne chose, mais on aimerait que les autorités s'emparent de ce problème avec intelligence et réactivité, et c'est loin d'être gagné...

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  19. Je pense que ça pourrait vraiment plaire. Il ne faut jamais que ce genre d'histoire tombe dans l'oubli !

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    1. Il se lit très bien malgré une structure un peu foutraque, grâce à l'approche très humaine de l'auteure, qui évite le piège d'un récit trop "journalistique" et donc dénué de chair...

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