Héritage(s).
L’Histoire étant celle des vainqueurs, celle de la colonisation de l’Amérique du Sud par l’Espagne a mis en avant d’audacieux et téméraires conquistadors, et simplifié à l’extrême un long et cruel processus d’extermination.
A la moitié du XIXème siècle, une partie de la Patagonie est encore aux mains des nations indigènes. Autant dire qu’elle est, selon les colons, vide, et qu’elle leur est donc offerte. L’éloignement de la Terre de feu incite à laisser ce qui sera désigné comme une "conquête du désert" aux mains de capitaux privés. L’occupation se fait par l’installation de grandes exploitations ovines que l’on délimite par des barbelés, empêchant les déplacements des guanacos (sorte de lamas), principale nourriture d’indigènes - Selk’Nams, Yamanas et Koweskars- alors contraints de chasser les moutons, offrant ainsi le prétexte à leur extermination. Comme la présence autochtone est niée, et que les vaincus n’ont pas laissé de témoignages, cette tragédie est longtemps occultée du grand roman national. Les Selk’Nams, estimés à 4000 en 1880, n’étaient plus que 500 en 1905. Parqués dans des missions, la plupart des survivants succomberont aux maladies occidentales contre lesquelles leur système immunitaire était impuissant. Il faut attendre 2003 pour que la "Commission pour la vérité historique et un nouveau traitement des peuples indigènes" instituée par le gouvernement chilien reconnaisse leur génocide.
Le but de l’ouvrage est double. Il s’agit à la fois de dénoncer l’injustice, l’oubli et la responsabilité des Européens dans cette extermination, et de découvrir qui étaient ces habitants du désert dont Darwin prétendait qu’ils représentaient "le degré le plus bas de l’évolution humaine, le peuple le plus proche de l’homme préhistorique". Il s’agit donc, aussi, de les réhabiliter. Ce que raconte la bande dessinée est davantage la mise en œuvre de ce projet que son résultat. On y suit les auteurs dans leur quête de traces -témoignages, archives…- de ce peuple qui, dépouillé de la matérialité et empreint d’une culture de l’extrême simplicité, n’en a quasiment pas laissées. Par une sorte de mise en abyme, Carlos Reyes & Rodrigo Elgueta y expliquent également comment ils ont élaboré l’ouvrage, "mélange de fiction et de non-fiction, d’interviews et d’imagination". Ils rencontrent des chercheurs, se basent sur des photographies et des témoignages du passé d’Européens qui furent en contact avec les selk’Nams -notamment le prêtre et anthropologue allemand Martin Gusinde-.
Ceux que l’on a aussi appelés "Onas", qui vivaient loin de tout, dans cette Terre de feu âpre et hostile, an avaient acquis une dimension presque légendaire, étaient même craints par les autochtones des autres territoires. Cela n’a pas suffi à les soustraire à la barbarie et à l’avidité européennes. Le sentiment de supériorité colonial, en entretenant la méconnaissance et l’absence de toute curiosité pour ce peuple si différent, en lui imposant une volonté d’occidentalisation, a aussi participé à son extinction : la seule introduction du sucre dans son alimentation, en provoquant des caries dégénérant en septicémie, a fait des ravages…
Le récit évoque également les zoos humains où certains d’entre eux furent exhibés après avoir été déportés. Ils y furent dépouillés de leur dignité, et trompeusement présentés comme des cannibales.
Carlos Reyes & Rodrigo Elgueta recensent ensuite les œuvres -pièces de théâtre, spectacles de danse…- que différents artistes ont créées à partir de la thématique des Selk’Nams, dont la singularité -triste paradoxe- aujourd’hui fascine, la disparition de leur culture y ajoutant une dimension mystérieuse qui exhausse l’intérêt qu’on leur porte… trop tard.
L’ensemble est un peu frustrant car le matériau est maigre. Les quelques indices évoquant une cosmogonie spirituellement puissante ne permettent pas de reconstituer de manière concrète ce qu’était la vie des Selk’Nams. L’impossibilité de les comprendre étant la seule certitude qui leur reste, les auteurs comblent les trous par l’imagination, partant du principe que l’approche doit se faire, comme le montrent ces artistes qui considèrent que la profondeur de l’inconscient est sans doute la seule façon de se connecter à eux, par l’émotion, l’intuition, et par la connexion avec la nature.
Il n’empêche, la démarche est plus que louable : elle est nécessaire…
La bande dessinée rend bien les tâtonnements et les interrogations que fait naître leur travail de recherche chez les auteurs. Le noir est blanc se décline en diverses nuances de gris qui rendent le dessin aussi précis qu’expressif, l’aspect documentaire et réaliste laissant parfois la place à une forme plus fantaisiste et plus sensible, transcrivant une part de la riche fantasmagorie dont les Selk’Nams ont laissé quelques vestiges.
C'est une bande dessinée en effet absolument nécessaire. Je n'avais jamais entendu parler de ce peuple. Je cherche sur le catalogue de la bibliothèque départementale avec "selk'mans" et ne trouve qu'un roman jeunesse. Je ne vois pas qui est l'éditeur de cette BD ; je trouve la couverture affreuse mais le graphisme intérieur me semble plus classique.
RépondreSupprimerMoi aussi je trouvais la couverture assez laide au départ, ça a été un peu mieux dès lors que j'ai compris ce qu'elle représentait.. si on parle si peu de ces Selk'Nams, c'est en grande partie parce qu'ils ont laissé très peu de traces, et que leurs descendants sont quasi inexistants. L'éditeur est iLatina, et oui, le graphisme est très classique.
SupprimerJe me demande, lors du naufrage décrit par Grann, les matelots ne les ont pas rencontrés?
RépondreSupprimerJe ne sais pas, c'est possible, mais il me semble, si je me souviens bien des billets lus à son sujet, que l'auteur évoque surtout les Kawésqar. Je prévois de le lire bientôt, je pourrais donc vérifier !
SupprimerLes Onas sont rapidement évoqués dans un reportage sur les zoos humains, une image ou deux, parmi tous les cas de populations exhibés, mais le regard de la personne entraperçue dans ce documentaire m'avait frappée, c'est assez poignant de voir à quel point ils ont laissés peu de traces ...
RépondreSupprimerOui, et c'est désespérant de constater qu'en quelques décennies, les européens ont été capables de quasi éradiquer un peuple qui vivait là depuis des milliers d'années.. comme l'explique la BD, il y a aujourd'hui un regain d'intérêt pour les Selk'Nams dans la société chilienne, notamment dans les milieux artistiques, mais on ne peut s'empêcher de se dire que c'est un peu tard...
SupprimerJe suis très heureuse de retrouver ce livre chez toi. C'est une découverte qui m'a marquée. C'est vrai que l'album a ses failles mais les auteurs ont fait un travail de recherche remarquable.
RépondreSupprimerIl était à la maison depuis la découverte de ton billet, quasiment.. je l'avais oublié, parce que je lis rarement des BD, et que je le fais généralement en mode "pause", sans intention de rédiger un billet. J'ai fait une exception pour le Printemps latino !
Supprimerje ne connaissais pas ce peuple, c'est une bonne idée de lire sur eux - leur histoire est malheureusement celles de millions d'hommes et femmes à travers le monde à cette époque
RépondreSupprimerCa permet en effet de les sortir de l'oubli, et de leur rendre hommage, même si on préfèrerait qu'ils n'aient pas disparu...
SupprimerC'est rare de voir des BD par ici,^^ mais en effet, ça aurait été dommage de ne pas parler de celle-ci.
RépondreSupprimerOui, comme je l'explique à Alexandra, je lis peu ce format, et quand je le fais, je m'abstiens de rédiger un billet (ce sont des lectures "repos" en quelque sorte !). Mais ma pile chilienne étant assez maigre, il était opportun d'y ajouter ce titre, qui est aussi en effet l'occasion de reparler de ces Selk'Nams.
SupprimerJe découvre cette histoire, peu surprenante mais toujours choquante... Je crains que cette BD ne soit pas facile à trouver en bibliothèque, mais ça vaut le coup d'essayer. Et moi j'aime bien sa couverture 😉.
RépondreSupprimerOn me l'a offert (à ma demande), je n'ai donc pas eu à la chercher.. je viens de faire le test, et constate en effet que ma médiathèque, pourtant bien achalandée, ne la propose pas.. dommage.
SupprimerCa doit être super intéressant , en plus d'être nécessaire.
RépondreSupprimerOui, c'est intéressant, mais on ressent aussi pas mal de frustration face au peu d'éléments que parviennent à récolter les auteurs. C'est finalement un récit autant sur l'absence de traces qu'ils ont laissées que sur les Selk'Nams eux-mêmes..
SupprimerMerci pour ta participation. Je découvre moi aussi cette histoire. Je vais chercher si elle se trouve à la bibliothèque.
RépondreSupprimerJe te le souhaite, mais je doute un peu...
SupprimerVoilà qui a l'air intéressant. Dans Dernières nouvelles du sud Sepulveda aborde la disparition des Yamanas. Anne-yes
RépondreSupprimerJ'ai l'impression que les trois principales ethnies qui peuplaient la Terre de feu ont disparu... quelle tristesse..
Supprimertrès tentée!! A lire ta présentation, je suis surprise de découvrir que le tout est maigre, j'imagine que c'est frustrant... vais essayer de le trouver.
RépondreSupprimerA vrai dire, ce n'est pas si surprenant, et ça colle avec le propos de l'ouvrage, qui traite de cet effacement des traces des peuples colonisés et exterminés... alors c'est frustrant, oui, mais il faut le lire tout de même !
SupprimerJe note cette BD sur un peuple dont j'ai peu entendu parler et qui a été traité, comme trop d'autres, de manière inhumaine. Quant aux zoos humains, rien qu'imaginer que ça ait pu exister...
RépondreSupprimerDécouvrir l'horreur que nous avons fait subir à ces peuples est toujours à la fois atterrant, et malheureusement pas si surprenant, quand on se réfère à l'actualité...
SupprimerTu as fait une découverte essentielle et je crois que nous avons tous besoin de nous rappeler que ces peuples qui habitaient la Patagonie ont disparu, encore une fois, à cause des hommes dits civilisés. Je suis stupéfaite de découvrir cette histoire et ce peuple dont je ne savais rien. Merci pour ce partage, hélas cette BD n'est pas dans mes médiathèques mais je la soumettrai à l'équipe.
RépondreSupprimerJ'espère qu'il accèderont à ta demande... ce genre d'ouvrage est en effet important, ce qui y est dit pour les Selk'Nams est valable pour tant d'autres peuples.
Supprimerje me demande si il y a pire que la colonisation et la bonne conscience qui va avec !
RépondreSupprimerOh, je crois qu'en matière de barbarie, l'imagination de l'homme a peu de limites...
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