"Je tremble, ô matador" - Pedro Lemebel

"Elle n’avait pas peur de se retrouver seule, il y aurait toujours un pécore pour lui défoncer la rondelle en échange d’un repas."

En cette année 1986, la dictature d’Augusto Pinochet est mise à mal par un mouvement contestataire qui secoue notamment les milieux étudiants. Les émeutes, à l’université ou dans la rue, sont sévèrement réprimées et les rues de Santiago sont quadrillées en permanence par des patrouilles de police. 

La Folle du Front, elle, se tamponne de l’actualité politique. Dans l’appartement qu’elle occupe au sein d’un ancien pigeonnier lézardé par les tremblements de terre et qu’elle a décoré à son image, kitsch et baroque, elle accompagne en chantonnant les tangos que diffusent la radio, et brode avec beaucoup de talent des nappes et des draps pour les vieilles de la Haute. Elle a laissé derrière elle la rue et la prostitution, et n’évoque que par rares ellipses un passé que l’on devine très douloureux, et qui l’a visiblement usée. Elle n’a jamais été vraiment belle, mais à seulement quarante ans, elle semble déjà vieille, avec sa bouche édentée et ses maigres touffes de cheveux… Sa rencontre avec Carlos, étudiant engagé, va l’impliquer malgré elle dans la politique. Consumée d’amour pour ce jeune homme beau et gentil, elle lui rend service en entreposant chez elle de lourdes et mystérieuses caisses, ou en mettant son appartement à disposition de ses camarades qui y tiennent d’occultes réunions.

La relation entre la "Tantouze au sourcil froncé" et l’étudiant se renforce et se complexifie au fil du temps. Elle, aguerrie à la vulgarité et la rudesse de la rue, capable de la pire grossièreté, se montre sous son meilleur jour, refusant d’endosser l’image pathétique et suppliante du travesti amoureux. Avec Carlos, elle fait preuve d’humour et d’autodérision, tait ses pensées grivoises, ne se risque jamais à dépasser le stade du jeu d’une séduction qu’elle sait sans espoir de retour. Lui, sans a priori, étranger à tout dégoût ou à toute pitié, est charmé par sa folie et sa légèreté, et éprouve une réelle tendresse ainsi qu’une certaine admiration pour cette amie au tempérament théâtral et joyeux.

En parallèle, nous suivons un autre couple, celui du Dictateur et de sa femme, au gré d’épisodes qui mettent en scène une épouse jacassante, essentiellement préoccupée du détail de ses tenues, et un mari que ses incessants bavardages insupportent. L’auteur crée un évident contraste avec le couple précédent, en appuyant sur le caractère odieux de ces deux personnages omnipotents, racistes, et méprisants qu’il tourne en ridicule, renversant ainsi leur propre échelle de valeurs au profit de représentants du petit peuple qu’il traite à l’inverse avec un immense respect.

Peu à peu, instaurant une tension croissante, des liens se tissent entre les deux pans de l’intrigue…

L’écriture, à l’image de son personnage principal, est exubérante, sensuelle et crue, lyrique et gouailleuse, mais infiniment sensible, et donne au texte une énergie et une profondeur qui font de la lecture un véritable bonheur.


Une lecture commune proposée dans le cadre du Printemps latino, chez Je lis je blogue et du Mois des Fiertés, organisé par Anne-Yes : leurs avis respectifs ICI et LA.

Commentaires

  1. Là je passe ...^_^ J'ai fait ma part pour ce mois latino, pas trop dans mes cordes en fait.

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    1. Ah bon ! Pas de réalisme magique ici, pourtant, et la plume vaut vraiment le détour...

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  2. Je suis ravie de vous avoir suivies Anne-yes et toi dans cette lecture commune. Comme toi, j'ai beaucoup apprécié ce roman. Je l'ai trouvé très touchant.

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    1. Une LC très fructueuse en effet, et un auteur que je relirai sans doute.

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  3. Malheureusement, les romans sud-américains et moi, ça ne colle pas souvent... Je suis donc hésitante comme souvent, pourtant il semble y avoir de beaux personnages.

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    1. Si c'est le réalisme magique ou la violence extrême qui te déplaisent, dans les romans latinos, sache qu'ici tu n'as ni l'un ni l'autre. On prend vraiment un plaisir immense à suivre cette héroïne aussi exubérante que sensible...

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  4. Je ne peux que sortir de ma réserve à l'occasion de ce billet sur un roman qui fait partie de mon panthéon personnel, et qui m'avait été conseillé par un libraire quand il avait paru chez Denoël. J'ai été profondément touché par la Folle, personnage flamboyant mais diablement émouvant.

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    1. oh alors si toi aussi tu t'y mets ! je le note

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    2. vendu ! merci , je file voir l'autre billet, j'espère aussi enthousiaste

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    3. @The Austist : je ne suis guère étonnée par ton emballement... et me réjouis que ce billet t'ait incité à sortir de ta réserve !

      @Electra : les deux lectrices qui m'ont accompagnée ont beaucoup aimé elles aussi, et n'hésite pas, il vaut vraiment le détour, j'ai été complètement séduite !

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  5. Une bonne découverte pour moi aussi. Merci de ta participation.

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    1. Merci à toi d'avoir proposé cette thématique autour du Mois de fiertés, c'est une belle idée. Je réalise avoir omis de mettre le lien vers vos billets, je répare cet oubli de suite...

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  6. Ce duo atypique dans le Chili de Pinochet m'a l'air très attachant. Et vous avez été séduites toutes les trois : je le note !

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    1. Oui, ces deux termes collent parfaitement aux personnages, même si celui de la "Folle" fait de l'ombre au jeune étudiant qui en devient un peu falot... à noter en tous cas, ne serait-ce que pour l'écriture de Pedro Lemebel.

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  7. Comme je disais chez Je lis je blogue, je ne serais pas allée vers ce titre de moi-même, mais vos billets éveillent la curiosité. Cette écriture en particulier m'intrigue.

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  8. Je sens qu'il est pour moi, ce roman ! Rien que le titre, j'adore !

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  9. Voilà une découverte que je viens de faire à l'instant chez "je lis je blogue". Vu votre enthousiasme, je l'ai noté mais il n'est pas dans mes médiathèques, à voir donc plus tard...

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    1. Je crois qu'il a fait l'objet de plusieurs éditions au format poche, pourtant...

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  10. Je vois que tous les avis convergent sur ce roman, dont je ne connaissais même pas l'auteur. Je suis malheureusement passé à côté du mois latino cette année. Je note pour une future lecture.

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    1. Je ne connaissais pas non plus l'auteur avant cette lecture, je crois avoir déniché ce titre chez Encore une tranche !, qui lit beaucoup latino (mais dont le blog est inactif depuis un moment), alors que j'étais en quête de titres chiliens pour l'activité de Je lis je blogue. Un heureux hasard a fait que j'ai ainsi pu me joindre à al LC proposée par Anne-yes. En tous cas, ce titre vaut vraiment le détour..

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  11. Que tu en parles bien et que ça me donne envie ! Quel joli titre pour commencer...

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    1. Je suis ravie si j'ai donné envie de découvrir ce roman, qui le mérite amplement.. et oui, joli titre, dont tu auras l'explication en lisant l'ouvrage, évidemment !

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  12. Pour le moment, ce n'est pas le genre de livre que j'ai envie de lire...

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    1. N'hésite pas tout de même à le noter pour plus tard, c'est une lecture vraiment réjouissante !

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