"Le Turquetto" - Metin Arditi
"Des riches qui jouaient à être de bons chrétiens… Des nobles qui se couchaient devant l’argent… Des citoyens qui se haïssaient… Une mascarade."
Un destin qui débute à Constantinople, dans les années 1530. Elie Soriano est alors un jeune garçon dont le père, juif, est employé d'un marchand d'esclaves, seul métier que l’on permet à ceux de sa communauté d’exercer. C’est un enfant à l’étrange regard scrutateur, doté d’un non moins étrange talent pour le dessin. Sa plume, d'une sûreté absolue, sous laquelle les personnages prennent corps avec force, est capable de révéler dans les portraits qu’il exécute l’essence même de leur sujet. Sa religion interdisant de représenter la création de Dieu, il exerce son art en cachette de son père, et en apprend les règles auprès du musulman Djelal Baba, un fabricant d'encre très pieux, et expert dans son domaine. Dans cette Constantinople où les communautés, nombreuses -arménienne, orthodoxe, musulmane…-, ne se mêlent pas, Elie est une exception, puisqu’en plus de fréquenter l’artisan encrier, il déjeune régulièrement dans le restaurant grec de ses voisins, où son statut d’orphelin -sa mère est morte quelques heures après sa naissance- a attendri la maîtresse de maison.
A la mort de son père, rêvant de devenir artiste, il fuit sa ville natale et la promesse d’une vie de honte et de pauvreté à laquelle sa judéité le condamne. Il embarque pour Venise, où nous le retrouvons quarante ans plus tard.
Il est alors marié à la laide et stupide Stefania, et père d’une fille elle-même en couple, qui a quitté leur foyer. En tant que peintre, il a acquis une solide notoriété grâce à la précision de son dessin, à la magnificence de ses couleurs, et à sa singulière capacité à associer spiritualité et sensualité. C’est lors de son apprentissage dans l’atelier du Titien qu’il a gagné son surnom d’El Turquetto, trouvé par le maître lui-même. Connu sinon sous le patronyme d’Ilias Troyanos, on le croit grec. Dévoué à son art, et n’ayant pas le goût se de mettre en avant, il s’est toujours efforcé à la discrétion dans une ville où règne le paraître, et tout le monde ignore qu'il est juif. Il a d'ailleurs bien pris soin d’éviter, depuis son départ de Constantinople, tout contact avec ses semblables… jusqu’à ce qu’il rencontre Rachel, une jeune modèle qui devient sa maîtresse. L’atelier qu’il a monté répond aux commandes de riches particuliers ou d’établissements religieux.
Venise, dans un contexte de menace de la Réforme qui renforce l’antagonisme entre les divers courants religieux et la montée de l’Inquisition, est alors le théâtre d’une compétition féroce entre diverses confréries catholiques en quête de pouvoir économique et politique, dont certaines ont à leur tête des ecclésiastiques aux dents très longues pour lesquels tous les coups sont permis… C’est celle de Scuda Grande, et en son nom l’ecclésiaste Cuneo, un homosexuel qui, contraint de le cacher sous peine de bûcher, en garde envers la débauchée mais hypocrite Venise une profonde rancune, commande à Elie une Cène qui devra mettre en avant la grandeur de cette confrérie en pleine ascension. Lorsque le gigantesque tableau, après des mois de travail, est dévoilé, il suscite un scandale dont les ennemis de Scuda Grande tirent prétexte pour nuire à leur rivale. Elie, dans le viseur inquisitorial, est rendu d’autant plus vulnérable par la découverte de sa liaison avec Rachel.
C’est avec beaucoup d’intelligence et de virtuosité que Metin Arditi met en scène ses personnages, mais aussi le contexte et les événements de son intrigue, dont émergent naturellement le décor et l’époque, sans que leur soit sacrifiée sa dimension romanesque. C’est de même sans didactisme qu’il tire prétexte de son personnage d’El Turquetto, contraint de renier ses racines pour exercer son art, intérieurement libre de tout dogme et donc capable dans ses créations de faire dialoguer toutes les croyances, pour initier une passionnante réflexion, par ailleurs toujours actuelle, sur l’incompatibilité entre la sincérité et l’humilité que requiert la foi, et la cruauté provoquée par l’aveuglement idéologique ou les ambitions bassement humaines.
j'en garde un très bon souvenir!
RépondreSupprimerJe n'en suis pas surprise...
SupprimerL'homme au gant n'est qu'un point de départ, alors? (je vois très bien ce tableau!)
RépondreSupprimerOui, et il n'en est d'ailleurs question que dans la très courte préface de l'auteur, qui explique ainsi le point de départ de son livre.
SupprimerJe connaissais l'existence de ce roman mais je ne l'ai jamais lu. Pourtant, il a tout pour me plaire, en particulier le contexte historique. L'idée de départ est bien trouvée aussi.
RépondreSupprimerC'est vraiment un excellent roman, instructif et passionnant à la fois.
SupprimerJ'avais beaucoup, beaucoup aimé ! L'auteur se glisse dans une brèche de l'histoire et fait un tableau vraiment puissant de Venise ! Je recopie un extrait de ma note sur ce point : "Venise d’intrigues, de rivalités religieuses, de coups en douce et d’apogée de l’art, où les communautés s’affrontent à coup de commandes de « Cènes » et de « Vierges à l’enfant ». Ainsi s’étalait la puissance de l’église Catholique sous couvert de messes basses dans les ruelles des canaux et de coups tordus dans les ateliers des peintres et les réfectoires des couvents … " qui va complétement dans le sens de ce que tu écris. (donc pas vraiment utile en fait !)
RépondreSupprimerC'est toujours un plaisir de lire une de tes restitutions, qu'elle soit utile ou non... ce roman m'a emballée aussi, alors qu'il traite d'une période qui a priori ne m'intéresse pas vraiment. Dire que j'ai faille m'en débarrasser lors de mon grand nettoyage de pile... ça aurait été dommage...
Supprimerça a l'air passionnant comme roman ! il me fait penser un peu à "Altai" de Wu Ming, qui se passe à Venise et Constantinople quelques décennies plus tard, et qui parle aussi des diverses communautés religieuses.
RépondreSupprimerIl est passionnant, oui, tout autant pour son contexte que pour son personnage, j'ai adoré !
Supprimerl'anonyme, c'était Sunalee (j'ai changé d'ordi)
RépondreSupprimerJ'en profite pour compléter mon commentaire, que j'ai validé trop vite... je note le titre de Wu Ming, dont je viens de terminer le dernier titre, Ovni 78 (et j'ai beaucoup aimé).
SupprimerJe comptais aussi lire Ovni 78 pour les pavés de l'été ! Tu as déjà une date de publication prévue ? (si ce n'est pas trop proche, ça pourrait faire une LC). Là je suis en plein dans notre autre LC, L'île des âmes.
SupprimerMon billet sur Ovni 78 est prévu pour le 28 juin, mais je peux éventuellement décaler. Et j'ai fini L'île des âmes depuis un petit moment (sans spoiler, j'ai beaucoup aimé...)..
SupprimerJ'aime bien la façon décrire de cet auteur et je ne sais pas pourquoi je n'ai pas encore lu ce roman je sens que ce billet va me faire changer d'avis
RépondreSupprimerOui oui, il faut le lire, il est vraiment très bien !
SupprimerJ'ai apprécié les deux romans que j'ai lus de cet auteur ("l'enfant qui mesurait le monde" et "Prince d'orchestre") j'en avais noté plusieurs ensuite mais je n'ai pas poursuivi mon envie de découvrir ses autres romans. Merci de m'en donner envie...
RépondreSupprimerJe connais très peu l'auteur, je n'avais lu avant celui-là que "L'imprévisible", que j'avais apprécié, mais qui je crois n'est pas parmi ses meilleurs. Quant à ce Turquetto, je l'ai adoré... ne passe pas à côté !
Supprimerdu coup si je le croise en bouquinerie, pourquoi pas ?
RépondreSupprimerC'est ce qui m'est arrivé... aucun regret !
SupprimerCette couverture me tente depuis déjà quelques temps. Et ton billet rajoute à la tentation. Mais comment trouver le temps de lire tout ce qui m'attire?
RépondreSupprimerJe n'ai pas de solution miracle.. j'ai récemment fait un grand ménage de ma pile (et ce titre a failli en faire les frais, cela aurait été dommage), et je suis devenue plus intransigeante sur les titres que je note. Malgré cela, j'ai encore des dizaines de lectures en perspective..
SupprimerMais celui-là vaut vraiment le coup. Je ne sais pas s'il peut intégrer l'une des thématiques des Escapades européennes...
Je ne connaissais pas ce tableau et je ne connais pas le livre, mais apparemment, il vaut le détour...
RépondreSupprimerExactement, l'auteur trouve le parfait équilibre entre romanesque et aspect historique, c'est passionnant.
SupprimerJ'ai tourné autour de ce livre un moment sans trop être sûre si je devais m'y risquer. Ton billet me laisse penser que je devrais y trouver mon compte.
RépondreSupprimerJe le pense aussi.
SupprimerMon blog me dit que j'ai lu ce roman il y a dix ans, mais je ne m'en souviens plus guère...
RépondreSupprimerJe viens de lire ton billet et j'apprends avec consternation que ce Turquetto est entièrement sorti de l'imagination de l'auteur.... mais je me dis, comme toi, que cela importe peu, finalement...
SupprimerUne lecture et une immersion dans ce siècle que j'avais beaucoup aimé.
RépondreSupprimerJ'ai moi aussi été séduite par ce roman aussi riche que palpitant.
SupprimerJe l'avais noté à sa sortie, car il avait enthousiasmé nombre de lecteurs/trices, et je l'ai oublié depuis. MIas ton billet me rappelle tout ce qui m'avait donné envie: la période, le brassage des communautés etc. je le re-note, du coup.
RépondreSupprimerJ'espère qu'il te plaira, mais je n'ai pas vraiment de doutes...
SupprimerLe 28 juin, c'est trop rapide pour Ovni 78... Ne décale pas, ça me permettra de lire un autre pavé qui me tente encore plus, et le Wu Ming sera alors pour la fin de l'été. Quant à L'île des âmes, il risque d'y avoir beaucoup de mauvaise foi dans mon billet, mais je n'en suis qu'à la moitié.
RépondreSupprimerOK pour le Wu Ming. Et tu titilles fortement ma curiosité avec ton commentaire sur le Pulixi...
SupprimerLa contexte historique et sa richesse semble ici très bien restitué. Quant à ce protagoniste pris dans des mouvements contraires, il a l'air passionnant à suivre.
RépondreSupprimerC'est tout à fait ça, c'est aussi riche qu'instructif. A lire, quoi !
SupprimerAh, je n'aime pas trop cette époque et les querelles religieuses mais tu as réussi à rendre ce roman très tentant quand même...
RépondreSupprimerCes querelles religieuses constituent un sujet qui malheureusement reste toujours d'actualité... j'espère que tu te laisseras convaincre, il est vraiment passionnant..
SupprimerC'est le seul livre que j'ai lu pour l'instant de Metin Arditi, mais j'ai également un très bon souvenir de la richesse de ce titre
RépondreSupprimerJ'avais lu L'imprévisible il y a quelques années, que j'avais bien aimé, mais j'ai trouvé celui-là bien plus prenant, et bien plus riche.
SupprimerMerci de me remettre en mémoire cette magnifique lecture !
RépondreSupprimerAvec plaisir...
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