"Les vilaines" - Camila Sosa Vilada

"(…) stériles, aigres, sèches, vilaines, mesquines, solitaires, impures…"

Le jour, le parc Sarmiento, au cœur de la ville de Córdoba, est le poumon vert de la ville ; son zoo et son parc d’attractions en font par ailleurs un lieu privilégié pour les sorties familiales. La nuit il s’ensauvage, se peuple de créatures de l’ombre, devient le royaume des trans.

A leur tête, Tante Encarna, soi-disant âgée de 178 ans, "déesse aux pieds de boue et aux mains de boxeur", à la beauté féroce et furieuse mais aussi quelque peu déglinguée, avec sa joue balafrée, ses bleus et ses bosses… Une dure, qui a tant pris de coups dans les reins qu’elle en pisse du sang, et qui apprend à "ses filles" l’art de la survie comme celui de la séduction, mère de substitution un peu maquerelle, tour à tour généreuse et tyrannique, réconfortante ou acerbe.

Celle pour qui "être trans est une fête" règne sur une poignée de filles à la fois flamboyantes et pathétiques, dont une seule est née physiologiquement femme, les autres le sont plus ou moins devenues à coups de subterfuges et d’injections d’huile de moteur d’avion dans les seins, les fesses, les pommettes et les hanches. Parmi elles, la douce María la Muette, que la Tante a trouvée dans une poubelle quand elle avait treize ans, Nadina, infirmier à l’allure stricte le jour qui se métamorphose en beauté d’un mètre 90 la nuit, ou encore Camila, la narratrice, dont le parcours s’inspire de celui de l’auteure. Originaire d’une petite bourgade rurale qui la condamnait à la tristesse et la solitude, fils d’un couple de crève-la-faim, elle a fui un père alcoolique et violent, mais aussi un monde où il était impossible d’apaiser un désir de mourir dont seule sa transformation pouvait la libérer. Très tôt consciente du malentendu biologique l’ayant emprisonnée dans un corps de garçon, elle a appris les ruses et les mensonges indispensables à la survie, subi la violence à laquelle condamne le rejet.

A Córdoba aussi, elle est contrainte à la dissimulation, menant une double vie. L’une, universitaire, lui imposant discrétion et amabilité, la raccroche à la respectabilité ; l’autre, nocturne, est vouée à la prostitution, une fatalité, paraît-il, pour celles de son espèce.

C’est surtout cette dernière qu’elle évoque, à partir du moment où ayant trouvé un bébé dans le Parc -l’association enfants et trans constituant selon les critères de la moralité un incompatible sacrilège- Tante Encarna décide de le garder, le baptisant Eclat des Yeux…  Son récit, plutôt que de se focaliser sur sa propre expérience, se fait porte-parole du groupe dont chaque membre semble ainsi indissociable. La routine diurne des trans, qui "se suppriment elles-mêmes du programme généralisé de la production à tout va", consiste la plupart du temps à rester au lit ou enfermées dans leurs chambres, à regarder des feuilletons ou ne rien faire. Avec la nuit, advient le règne de la violence et de la débauche, des insultes et des moqueries. L’attente du chaland se fait à l’aide de fioles de whisky et de papiers saupoudrés de cocaïne, et souvent les filles se battent, entre elles ou avec les clients, qui régulièrement les cognent ou les arnaquent. 

C’est un récit où le corps est omniprésent, entre sensualité -et l’importance qu’y prennent les sensations, la texture des peaux…- et mauvais traitements qu’on lui inflige. Les trans ne font généralement pas de vieux os, épuisant la fraicheur de leur jeunesse en deux trois ans, à coups de nuits blanches, de mauvaise alimentation, de drogue et d’alcool.

Pour autant, "Les vilaines" n’est pas un roman sombre. A l’image de ses héroïnes souvent exubérantes et hautes en couleur, il s’en dégage une énergie revigorante, et il règne parmi ce "troupeau" dont la jeune et ingénue narratrice s’habitue progressivement à faire partie, une générosité et une solidarité à toute épreuve. La vie s’y colore par ailleurs d’événements incongrus qui s’invitent naturellement dans le prosaïsme de leur condition : María la Muette a des plumes d’oiseaux qui lui poussent sur le corps, l’une des trans se transforme parfois en louve garou… 

L’écriture mêle ainsi crudité et poésie, et est riche d’images palpables qui impriment chez le lecteur des réminiscences durables.

A lire.

Commentaires

  1. Tiens, je croyais que tu l'avais déjà lu... Je l'ai commencé mais pas accroché au début, pas assez vraisemblable...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je vois ce que tu veux dire, j'ai dû relire 2/3 fois le passage qui annonce l'âge de la tante... J'ai cru au départ qu'il s'agissait d'une fantaisie passagère, mais il y a par la suite d'autres épisodes surnaturels. Ceci dit, cela ne m'a pas gêné, on s'y attend presque avec cette littérature sud-américaine et son fameux réalisme magique...

      Supprimer
  2. Mouais, pas sûre que j'accroche?

    RépondreSupprimer
  3. Ah mince, je ne pensais plus à ce roman qui m'intrigue depuis un moment, mais ça aurait été une bonne occasion de le caser ce mois-ci en effet.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. A voir si Anne-yes décide de renouveler l'année prochaine.. sa proposition m'a personnellement permis de sortir ce titre de ma pile où il traînait depuis un moment.

      Supprimer
  4. Ce roman ne laisse pas indifférent, c'est certain

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il est dur, mais doté d'une telle énergie qu'on en oublie presque son terrible contexte.

      Supprimer
  5. J'avais bien aimé ce texte dont j'ai surtout gardé l'énergie en tête, une sorte de flamboyance quelque peu désespérée et sans clichés misérabilistes.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est tout à fait ça oui, on est pris dans le tourbillon qu'impulsent ces héroïnes à la fois pathétiques et hautes en couleur.

      Supprimer
  6. Un roman que j'avais déjà repéré et qui est à ma bibliothèque. Y a plus à hésiter ! Merci pour ta participation.

    RépondreSupprimer
  7. Je ne pense pas que ce soit un roman pour moi mais j'aime son titre et sa couverture !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ils sont tous deux à l'image de ce roman percutant...

      Supprimer
  8. A lire, mais pas sûr que ce soit pour moi. Je ne tenterai pas...

    RépondreSupprimer
  9. Je le note mais je ne suis pas certaine d'aimer, par contre son dernier "Histoire d'une domestication" me plairait peut-être davantage, j'ai vu qu'il avait été primé...A voir, les deux sont dans ma médiathèque en ville mais j'ai des listes démesurément longues !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je n'avais pas pensé à me pencher sur les autres publications de l'auteure, mais cela m'intéresse, merci pour la suggestion.. et oui, satanées listes...

      Supprimer
  10. Cela semble un peu trop cru pour moi mais ton avis a vaincu ma première impression d'un roman sombre.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les personnages et le style sont assez flamboyants pour que le lecteur, une fois le livre refermé, en garde autre chose que la noirceur de son contexte...

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.