"Lettre au dernier grand pingouin" - Jean-Luc Porquet

"Je t'écris parce que je cherche le délicat équilibre entre l'espoir aveugle et le désespoir aveugle, le délicat équilibre qui permettrait à la lucidité de ne pas mener au renoncement, à l'accablement, au désespoir, à la tristesse définitive, au « tout est foutu on ne peut rien faire », comme dans ce livre récent dont l'auteur, un chercheur britannique, après avoir décrit par le menu la catastrophe écologique en cours, conclut par ces mots : "Je pense que nous sommes foutus. J'ai demandé à l'un des scientifiques les plus rationnels et les plus brillants que je connaisse (…) ce qu'il ferait, lui, s'il y avait une chose, une seule, à faire dans la situation où nous sommes. Sa réponse ? "Apprendre à mon fils à se servir d'un fusil."
Je t'écris parce que je ne veux pas apprendre à mon fils à se servir d'un fusil,
je ne sais pas me servir d'un fusil, 
je ne veux pas que mon fils entre dans un monde où tout s'effondre, 
où règne la guerre de tous contre tous, 
où la seule solution soit le fusil."

Le grand pingouin a disparu d'Amérique au début du dix-neuvième siècle. Réfugiés dans les régions arctiques, les derniers membres de l’espèce ont à leur tour été décimés, son ultime représentant ayant été tué par des chasseurs sur l’île d’Eldey (au large de l'Islande). En trois siècles, l’homme a ainsi réduit une communauté de plusieurs centaines de milliers d'individus à une petite centaine d’exemplaires naturalisés dans le monde. C’est un peu de sa faute aussi, au grand pingouin : incapable de voler, il constituait une proie idéale… 

Mais ce génocide perturbe tout de même Jean-Luc Porquet, qui en même temps se sent un peu bête : comment faire des excuses à quelqu’un qui n’est plus là pour les recevoir… ? Ah pardon ! On me dit que s’agissant d’animaux, je ne suis pas autorisée à utiliser le terme génocide ("destruction totale ou partielle d'un groupe", ça avait pourtant l’air de coller non ?) … et on me dit aussi, ou du moins, on le dit à Jean-Luc, qu’il ferait mieux de s’inquiéter des fléaux qui touchent ses semblables, et Dieu sait qu’il y a de quoi faire, entre les guerres, les épidémies, les dictatures, la pauvreté… Certes. Mais serait-il interdit de se préoccuper de la condition humaine ET de la condition animale ? Et cette dernière étant inextricablement liée à l’état de "notre" environnement, s’en préoccuper n’en revient-il pas à s’inquiéter pour l’avenir de l’Homme ? Car ce dernier grand pingouin est ici choisi comme un symbole, et son extermination comme celui du début d’une catastrophe en cours qui nous concerne au plus haut point : l’effondrement de la biodiversité. Avant lui, il y a eu le dodo et l’auroch, l’hippotrague bleu (cousin de l’antilope) et les tortues de l'île Maurice, le dauphin de Chine… en tout 484 vertébrés ont disparu de la planète depuis le dix-septième siècle, prémices de cette sixième grande extinction dont nous sommes aujourd’hui les acteurs, la dernière en date remontant à l'époque des dinosaures, il y a 65 millions d'années. Et inutile de faire les innocents, ou de nier l’évidence : elle EST le résultat de l’activité humaine, plus particulièrement celui de l’accélération de la révolution industrielle qui, l’annonçait déjà Adolphe Thiers en 1844 : "c'est le règne des banquiers qui commence !" Tiens, c’est par un ironique hasard l’année où le grand pingouin a définitivement été rayé de la carte, dans un contexte, au passage, de soif de conquête de territoires et d'indigènes encore à civiliser, où la France commence à bâtir son empire colonial.

Et nous sommes aujourd’hui en pleine accélération du phénomène. Selon l’organisation WWF, la population des animaux a chuté de 40 % sur la terre, dans les mers et les rivières, entre 1970 et 2000. Si on continue sur notre lancée (et c’est bien parti pour), la moitié des espèces de plantes et d'animaux auront disparu ou seront en passe de l'être d'ici la fin du siècle. Il s’agit d’une destruction à grande vitesse de l'ensemble du milieu naturel à une échelle inédite depuis 30000 fois notre ère… Les chiffres impressionnent, hein (et ça ne m’étonnerait pas que certains s’enorgueillissent de ces records…) ? Mais que faire de ça ? C’est parce que, comme la plupart d’entre nous, Jean-Luc Porquet est bien embarrassé pour répondre à cette question, qu’il écrit cette lettre que le grand pingouin ne lira jamais.

Poser le constat est sans doute un premier pas… ah, il paraît qu’il l’est déjà… mais est-il intimement compris ? Véritablement jugé alarmant ?

Le nez collé sur des écrans qui nous happent, on ne lève plus la tête pour nous relier au vivant qui nous entoure, apprécier cette ultime altérité, et prendre le recul nécessaire à une réflexion à long terme. L’ignorance du monde animal, végétal ou minéral est croissante, et sa beauté n’intéresse plus, détrônée par celle de nos créations techniques et des transformations que nous imposons au naturel (y compris au nôtre, que nous ravageons à coups de liftings ou de botox que je trouve personnellement esthétiquement dévastateurs). L’auteur admet qu’il est difficile de s'extirper du quotidien pour se projeter ne serait-ce que dans un demi-siècle, et de réaliser la catastrophe en cours. Car, loin d’une apocalypse qui nous convaincrait -peut-être- que nous n’avons plus le choix, l’extinction est silencieuse, insidieuse… Et il voit bien que la seule prise de conscience ne suffit pas -il se surprend lui-même à se rassurer à la vue de papillons voletant dans son jardin-, que ceux qui poussent des cris d'alarme prêchent dans le désert.

Alors ? Faut-il prendre le parti de la colère ou de la sidération ? Céder à l’accablement ou à la tentation de la jouissance du désastre et du "on vous l’avait bien dit" ? Dédramatiser en se disant que l'homme finira toujours par s'en sortir (et tant pis pour les dégâts collatéraux), ce qui revient à se rassurer à bon compte, en comptant sur les prouesses technologiques pour résoudre le problème, alors que ce sont elles qui l’alimentent… ? 

On peut (on doit ?) s’écœurer du règne du business triomphant, de la marchandisation de tout (y compris d’ailleurs des espèces en voie de disparition, émétique paradoxe), de cette technicisation croissante du monde qui nous donne l'impression qu’il est notre création. On peut fustiger la démesure de l’homme occidental, qui chasse et prélève les ressources par quantités non plus déraisonnables mais suicidaires, et mépriser l’arrogance qui le convainc du faible poids d’espèces animales disparues face aux sept milliards d’humains que compte la planète. On peut pleurer sur la monstrueuse souffrance que l’homme inflige aux animaux… 

Et ensuite… ? 

La seule conclusion que tire Jean-Luc Porquet de cette réflexion, c’est qu’il ne faut pas compter sur les politiques. La solution ne peut venir que des citoyens, à condition qu’ils soient prêts à s'organiser pour lutter et en appeler à la raison… Sans se dédouaner de ses propres paradoxes, l’auteur nous met face à nos contradictions, entre culpabilité et persistance de comportements délétères, grands discours écologistes et refus de renoncer au confort et aux plaisirs de notre mode de vie… Il s’interroge aussi sur notre rapport existentiel et philosophique aux animaux, à notre classification anthropomorphique et capitaliste du monde qui refuse à certains vivants le statut d’individus, et n’octroie de valeur qu’à ce qui est financièrement rentable et photogénique. Il ramène, enfin, l'homme à son insignifiance, lui qui n'est sur terre que depuis un instant, contrairement à de nombreux autres organismes vivants ou minéraux.

Habile entremêlement de réflexions personnelles et de données documentées, le récit est porté par un humour désabusé, une triste ironie qui, faute (car c’est mission impossible) de rendre le propos plus léger, donne envie de suivre l’auteur jusqu’au bout.

A lire, évidemment.

Commentaires

  1. Que j'ai aimé ce livre : je suis contente qu'il t'ait plu !

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  2. Ce que l'homme oublie c'est que ces animaux sont nécessaires à sa survie, tiens, rien que les abeilles... (oui, j'ai un livre en cours sur ces petites là)

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  3. J'aime penser que le pluspetit geste vertueux a son importance mais je me sens dépassée face à l'ampleur de la tâche

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  4. Perso je prendrai plutôt partie pour les deux et la colère, et la sidération ! Et cela fait longtemps que j'ai compris qu'il ne fallait pas compter sur les politiques mais comment faire car je refuse de culpabiliser, ma vie quotidienne a beaucoup changé et je me sens parfois bien seule devant les étalages de supermarché qui contredisent les décisions à prendre d'urgence...à quoi sert alors ma petite action isolée...en plus en j'avais voté pour René Dumont en 1974 et je passais pour une irresponsable pour toute la famille et mes amis mais je suis tout de même arrivée à éveiller ainsi les consciences, c'est dire à quel point finalement je me considère presque comme d'avant garde !! Mais je le reconnais je ne me suis pas engagée pour autant dans un parti...En tous les cas ce livre m'intéresse bien que j'ai peur qu'il me décourage plus qu'autre chose...A voir donc, je vais travailler à mon jardin potager à la fraiche (pas de transport, consommation directe, pas d'intermédiaire, circuit court et vitamines assurées...) j'ai de la chance :)

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  5. Ca me tord l'estomac rien que d'aborder le sujet des animaux disparus par la faute de l'homme... Grrr

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