"Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans" - Anne Plantagenet

"… ce n’est pas la personne de Letizia qui a attiré l’attention, c’est son absence."

C’est parce qu’elle a entamé un travail de recherche sur son grand-père italien et ouvrier qu’Anne Plantagenet suit le tournage du film En Guerre, de Stéphane Brizé. C’est là qu’elle rencontre, fin 2017, Letizia Storti. Ouvrière à l’usine pharmaceutique UPSA d’Agen, elle fait partie des acteurs non professionnels engagés par le réalisateur. Sans qu’elle sache trop pourquoi, cette femme un peu ronde qui porte des écharpes colorées et des lunettes ostentatoires la touche. Si elle la remarque, c’est parce que Letizia, au départ simple figurante, se met en première ligne, exprimant un besoin d’exister coûte que coûte, de sortir du lot au risque de se faire détester par le groupe. Ça plait bien, en revanche, à Stéphane Brizé, qui laisse faire. Elle la revoit à Cannes où le film est nominé, mais c’est plus tard que nait leur relation, à l’occasion d’un récit que l’auteure prépare pour la revue XXI, sur plusieurs des ouvriers acteurs du film. C’est la première fois qu’elles se parlent. Lors de l’entretien, Letizia s’ouvre spontanément, ravie d’avoir en commun avec la journaliste une ascendance italienne, parle de son enfance et du traumatisme d’avoir vu sa mère handicapée et étrangère subir humiliation et racisme sans pouvoir se défendre, car ne maîtrisant pas le français. Elle évoque aussi la difficulté, à cinquante-deux ans, de repartir à zéro après une relation compliquée à laquelle elle a mis fin, précise que la solitude lui pèse.

Un lien se crée. Les deux femmes se donnent, de loin en loin, des nouvelles. Lorsque l’auteure revoit Letizia dans le film Un autre monde, où elle a un petit rôle, elle la trouve triste et éteinte. Elle a par ailleurs pris du poids, et ne porte plus ni écharpes chatoyantes ni lunettes colorées. Elle sait que l’usine où travaille Letizia a été rachetée par des Japonais désireux de réduire les coûts, et qu’une blessure au poignet l’a contrainte, pour la première fois de sa vie, à se mettre en arrêt, ce qu’elle a très mal vécu. En mars 2021, Anne apprend que Letizia a fait une tentative de suicide sur son lieu de travail. Après un séjour à l’hôpital d’Agen, elle a été transférée dans une clinique à Marseille, où vit son fils, pour y réapprendre à marcher. En juin, elle se volatilise… Le titre du récit est emprunté à l’alerte alors publiée dans le journal régional.

L’auteure revient sur ce destin de femme de milieu modeste, qui après un BEP obtenu à dix-sept ans, a quitté l’école et la maison familiale pour le monde professionnel. Elle n’est jamais partie en vacances, a passé trente ans sur la même chaîne de production, privée de toute évolution professionnelle par son refus, avait-elle confié à Anne, "de coucher". Elle a ainsi gardé sa dignité, mais est restée simple salariée. Elue Force Ouvrière, membre du CHSCT et de la commission égalité hommes/femmes…, elle s’est par ailleurs toujours investie dans la vie de l’entreprise, attentive aux conditions de travail de ses camarades, manifestant un grand appétit de vie et de revanche, mais aussi une certaine foi en l’homme. Anne avait également relevé son côté rebelle, ainsi que cette audace qui l’avait notamment poussée à se présenter au casting du film de Stéphane Brizé, et à affronter la mise en danger qu’impliquait une telle démarche. Et en même temps, comme incapable de se libérer des carcans d’un déterminisme social la renvoyant sans cesse à sa condition d’ouvrière et de fille d’une étrangère analphabète, Letizia s’est toujours dévalorisée. L’angoisse de la chute qui l’a obsédée avant de se rendre au Festival de Cannes en est symptomatique. Maintenue depuis toujours dans l’ombre et le silence, elle s’est persuadée qu’elle n’était pas faite pour la lumière. Anne Plantagenet a elle-même remarqué un très étrange phénomène lors du visionnage des films dans lesquels elle a tourné : elle a beau être presque partout, on ne la voit pas…

Il est donc facile d’imaginer le retentissement sur Letizia de l’entreprise de casse à laquelle se sont livrés les repreneurs d’UPSA, entre autres en entretenant des rumeurs de licenciements installant une ambiance délétère, et ancrant chez les salariés l’angoisse d’un avenir devenu incertain : perte d’assurance et estime de soi, souffrance psychologique… la réalité s’est faite le triste écho du film En guerre. Ce qui attriste et révolte particulièrement Anne Plantagenet, c’est de voir Letizia Storti réduite à sa disparition, devenue le point d’orgue d’une existence passée à lutter contre l’effacement. En lui rendant, avec ce texte, sa singularité et sa matérialité, elle rappelle que les travailleurs victimes de la Loi du marché ne sont ni des statistiques, ni les simples protagonistes de faits divers, mais des êtres de chair et de sensibilité…

Commentaires

  1. Je te rejoins sur ce texte. Je ne lis pas beaucoup de textes ainsi en lien avec la société ou le monde du travail (sauf sur ton invitation...) mais celui-ci m'a plu.

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    1. Anne Plantagenet y trouve à mon avis le bon équilibre entre sobriété et sensibilité. Et son récit est efficace mais pas "expédié".

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  2. Donc, de la non fiction? cela m'intéresserait (un jour?)

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    1. Oui, cela pourrait t'intéresser en effet (c'est un texte par ailleurs très court).

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  3. Ce portrait d'une femme "ordinaire" doit être d'une grande force. Et d'une profonde tristesse ... Tous ses combats menés pour n'être qu'une disparue ... Je suppose qu'elle n'a jamais été retrouvée.

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    1. Il est en effet très touchant, d'autant plus qu'Anne Plantagenet, comme je l'écris en réponse à Sandrine, traite de son sujet avec une simplicité -sans que ce soit simpliste- qui fait qu'on sent que l'attention qu'elle porte à Letizia est vraiment sincère. Et ne compte pas sur moi pour te dire ce qu'il advient de Letizia, la réponse est dans le livre... :)

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  4. C'est triste, cette histoire de vie cassée. La vie est dur pour certains d'entre nous et il faut des récits comme celui-ci pour ne pas l'oublier.

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    1. C'es en effet tout l'intérêt de ce genre de récit, la démarche de l'auteure est d'ailleurs clairement guidée par sa volonté de sortir Letizia de l'anonymat où elle a été ramenée toute sa vie. On a un sentiment de gâchis lors de la lecture, et de profonde tristesse, oui, pour ces destins broyés par un système entièrement voué au profit...

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  5. PHILIPPE5.7.25

    Je ne connais pas. A première vue, ça ne m'intéresse pas, mais sait-on jamais?

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    1. C'est le genre ou le thème qui te rebute ?

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  6. Je termine actuellement un livre sur une ouvrière qui s'offre une parenthèse et qui souffre aussi de cette dévalorisation permanente qui gâche tout. Ecrit en 1980 .. tout a empiré depuis. Et quand entend-t'on une voix ouvrière dans les medias ? très rarement. On parle sur eux mais on ne les laisse pas s'exprimer eux-mêmes.

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    1. J'imagine que tu parles du Voyage à Paimpol ? Je l'ai noté suite à l'émission que lui a consacré le Book club de France culture..

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    2. Oui, c'est celui-ci. Je l'ai lu à sa sortie, en 1980. C'est ma libraire qui me l'a mis dans les mains en me disant : "je suis sûre que tu l'as déjà lu celui-là !". J'ai trouvé intéressant de le relire quarante ans plus tard .

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    3. J'attends avec impatience le résultat de cette relecture...

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  7. ça a l'air intéressant et ça sortirait des sentiers battus, pour ma part.

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    1. C'est très intéressant parce qu'on y appréhende les mécanismes qui font que le travail devient insupportable au point d'en arriver à des extrémités.. mais c'est aussi un texte très touchant.

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  8. je ne doute pas de l'intérêt de ce livre je vais le mettre dans une de mes longues très longue liste !

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    1. Oui, mais c'est un court, très court livre, si cela peut te consoler !

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  9. Intéressant et forcément utile... Mais ai-je envie de ce type de lecture en ce moment, non, pas vraiment. Il me faut du plus "léger".

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    1. Dans ce cas il faut suivre ton envie, le principal étant de prendre du plaisir... mais n'hésite pas à le noter pour plus tard, c'est vraiment un (court) texte aussi touchant qu'intéressant.

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  10. Cela fait longtemps que je n'ai pas lu de livre sur ce thème du monde du travail qui broie alors je le note d'autant que Letizia semble d'une grande droiture.

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    1. J'ai beaucoup lu sur ce thème à l'occasion de l'activité que j'ai organisé en 2024, et j'ai trouvé ça passionnant, mais souvent plombant.... je ne sais pas si mes lectures ont été représentatives du monde du travail en général, mais elles m'ont donné l'impression qu'il était le plus souvent source de mal-être... ce titre aurait été parfait pour l'activité (il avait d'ailleurs été proposé par plusieurs lectrices, de mémoire).

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  11. Voilà un récit/témoignage sur le monde ouvrier qui doit être très touchant en plus d'être édifiant. A noter mais ce ne sera pas pour tout de suite. Merci pour ta chronique.

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    1. Le texte est efficace mais dit l'essentiel, cette brièveté dit aussi, quelque part, le monde qui sépare l'auteure de Letizia...

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  12. Très bien ta conclusion. Cette histoire est en effet triste et révoltante.

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    1. Elle est malheureusement aussi assez banale...

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  13. Voilà typiquement un récit qu'on aimerait voir lu par ceux qui croient et ne regardent même plus les personnes comme Letizia...

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    1. Je ne suis même pas sûre que cela déboucherait sur un prise de conscience de leur part, malheureusement.... j'ai regardé le documentaire d'arte.tv sur l'Amérique latine, et dans un des épisodes, passe un extrait d'une vieille interview de Somoza, un des dictateurs (richissime) du Nicaragua. A la question : "qu'est-ce que cela vous fait de savoir qu'il y a au Nicaragua des milliers de pauvres qui meurent de faim ?", il répond "ça me donne envie d'être encore plus riche et de posséder encore plus de terres".... de quoi désespérer de l'homme...

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  14. Un roman engagé, on dirait.

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    1. Il part en tous cas d'un sentiment de révolte face à l'injustice faite à cette femme.

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