"Qui se souviendra de Phily-Jo ?" - Marcus Malte

"Je ne crois pas au diable, mais je sais qu’il existe."

La mort de Philip-Joseph Deloncle, dit Phily-Jo, survenue un soir de décembre 1997, fut à l’image de sa vie, à la fois poignante et grotesque. Alors âgé de trente-quatre ans, l’homme a chuté de la terrasse d’un hôtel de Dallas où se tenait, en l’honneur des lauréats d’un prix scientifique, un cocktail auquel il n’était pas convié. Accident ou suicide, voire meurtre… ?

Telle est la question que se pose Gary Sanz, professeur d’université piqué d’ambitions littéraires, et narrateur. Il était par ailleurs très proche de Phily-Jo, dont il avait épousé la sœur Michelle. A la mort de celui-ci, le couple s’est vu remettre, par un avocat ressemblant à s’y méprendre à J.R. Ewing, une dizaine de cahiers rédigés par le défunt, détaillant l’extraordinaire découverte faite par ce dernier (à la hauteur, prétendait-il, de de la révolution copernicienne), et les déboires qu’elle lui ont valus. Ayant trouvé le moyen, à l’aide d’une machine baptisée FreePow, de convertir l’énergie du cosmos en électricité utilisable, il a fait l’erreur, en réclamant des fonds pour la développer à des élites politiques, financières et industrielles, de leur dévoiler son projet, menaçant ainsi d'ébranler la montagne de fric, entre autres alimentée par l'exploitation des énergies fossiles, sur laquelle sont assises lesdites élites… Fidèle aux valeurs des Deloncle, prompts à vouloir sauver le monde et obsédés par la dévastation environnementale, Michelle n’a pas hésité une seconde à vouloir reprendre le flambeau. Gary, éternel adepte, ainsi qu’il l’admet lui-même, de la politique de l’autruche, aurait préféré se voiler la face, mais a cédé par amour pour sa femme. Le récit des efforts alors entrepris pour retrouver cette fameuse FreePow, se soldant par plusieurs morts suspectes, s’entremêle aux souvenirs de Gary : son enfance marquée par l’indifférence paternelle, l’éblouissement de sa rencontre, vingt-cinq ans auparavant, avec Michelle -décrit avec une grandiloquence suspecte-, celle avec Phily-Jo, adolescent déjà passionné, ingénieux et érudit, à la personnalité aussi attirante qu’originale.

Le ton est tantôt mélancolique et tantôt détaché voire humoristique, parfois excessivement lyrique, et l’ensemble est surtout émaillé de bizarreries. A vrai dire, cela a commencé dès la page de garde de l’ouvrage, indiqué comme ayant été traduit de l’anglais par un certain Edouard Dayms (que les lecteurs de Marcus Malte auront identifié comme l’un des personnages de son  roman Garden of love…)*.  Le récit de Gary est quant à lui entrecoupé de voix discordantes, critiques moqueuses de son style insérées entre parenthèses, témoignages de tiers laissant soupçonner une vérité qu’il nous dissimule… son histoire elle-même présente des aspects troublants, comme ces références récurrentes à l’œuvre de Nabokov…

Et puis on change de narrateur, et ce ne sera pas la dernière fois. Les versions se succèdent, se complètent, se corroborent ou se contredisent, entretenant en permanence le doute sur une vérité qui s’esquive, fluctue. Chacune est aussi l’occasion de mettre en avant la singularité de son narrateur ou de sa narratrice -un étudiant d’origine indienne s’intéressant aux condamnés à mort, une jeune femme éprise d’un figuier de barbarie… On commence par se demander qui était vraiment Phily-Jo (inventeur génial ou scientifique raté ? Victime d’un complot ou paranoïaque ?), pour se retrouver délicieusement englué dans un enchevêtrement d’angoissantes incertitudes sur l'ensemble des protagonistes, avec la sensation d’être sans cesse manipulé… mais par qui ? 

Sommes-nous les récipiendaires d’un témoignage prouvant le complot orchestré par les puissants pour garder la mainmise sur des richesses exploitées aux dépens de l’environnement et de l’humanité, ou les jouets de faiseurs d’histoires à l’imagination délirante ?

Le jeu, vertigineux, est en tous cas formidablement orchestré par Marcus Malte, qui nous livre avec ce roman un texte aussi ludique que complexe, qui foisonne de clins d’œil et de chausse-trappes…

J’ai adoré.


D’autres titres pour découvrir Marcus MalteGarden of love - Le garçon - Canisses suivi de Far West

Et c’est mon premier épais (711 pages chez Zulma), pour le défi orchestré par Tadloiducine chez Dasola. C’est donc aussi un pavé, pour Sibylline et Moka.



*Le comble, c’est que sur certains sites internet, cet Edouard Dayms est présenté comme étant l’auteur de "Qui se souviendra de Phily-Jo ?", j’en ris encore…

Commentaires

  1. Franchement, que c'était bien!!! J'en ai fait mon auteur chouchou chez Geraldine suite à cette lecture, mais ensuite bof, tant pis!

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  2. Le "aurait préféré se voiler la face" m'a fait sourire... Est-ce que les personnages auraient dû s'avancer cagoulés?
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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  3. Rebonjour Ingannmic
    Des affabulateurs, il y en a... mais je crois aussi que les intérêts industriels voire pétroliers ont pu (allez, on va dire au siècle dernier!) aller jusqu'au meurtre "barbousard" pour se protéger des trublions qui auraient pu mettre une émerger abondante et moins chère à la portée de tous... Et la voiture à eau, hein, par exemple?
    Plus sérieusement: contribution bien prise en compte pour ton premier "épais", merci!
    Je verrai si je peux y jeter un coup d'exil grâce à une bibliothèque.
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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  4. Il est trop fort, Marcus Malte ! J'ai lu récemment Aux marges du palais qui m'a beaucoup amusée, dans un genre différent !

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