"Stöld" - Ann-Helén Laestadius

"Un lapon mort est un bon lapon."

Elsa, neuf ans, fillette samie, vit dans un village proche du cercle polaire arctique, au nord de la Suède. Son quotidien est rythmé par les coutumes de la communauté dont elle fait partie, inextricablement liées à l’élevage de rennes qui, plus qu’un moyen de subsistance, constitue le fondement du mode de vie sami. L’existence aurait pu être paisible, entourée de parents attentionnés -malgré l’humeur souvent maussade de la mère- d’un frère adolescent un peu rebelle, et d’une extravagante grand-mère.

C’est pourtant une enfant pétrie d’angoisse, qui se sent désespérément seule depuis qu’elle a été témoin d’une scène qui ne cesse de la hanter, celle d’un homme la menaçant en silence alors qu’il venait juste de tuer son faon… 

Cet homme, c’est Robert Isaksson, du village voisin, tueur de rennes notoire. Et il n’est pas le seul. Ce n’est pas la première fois que les éleveurs ont à déplorer la perte d’une bête… et les coupables se cachent à peine, certains allant jusqu’à diffuser sur les réseaux sociaux des vidéos de scènes de chasse surréalistes où ils poursuivent leurs proies à motoneige avant de les percuter, voire des scènes de torture… 

Il faut dire qu’ils n’ont rien à craindre des autorités. La police traite les plaintes avec un agacement et une condescendance insultants envers ces samis que, comme une bonne partie de la population, ils considèrent comme des énergumènes, des empêcheurs de tourner en rond. Sous le prétexte du manque de temps, elle arrive toujours trop tard sur les lieux pour collecter des preuves, quand elle prend la peine de se déplacer. 

Lorsque les proches d’Elsa signalent ce nouveau crime, c’est pour faire face une fois de plus à cette humiliante inertie. Malgré leur insistance, la fillette, terrorisée, refuse de témoigner…

Nous retrouvons tous ces protagonistes dix ans plus tard, dans la deuxième partie du roman.

Après être allée au lycée, en ville, Elsa a renoncé à poursuivre ses études, trop attachée à son village natal et à ses rennes, qui lui manquaient. Elle travaille à temps partiel dans l’école de son enfance, où elle constate avec amertume que les enfants reproduisent les comportements des adultes, les élèves samis continuant d’être stigmatisés. Mais elle se consacre la plupart du temps à l’élevage familial, et elle est douée pour ça, bien qu’elle doive imposer sa place dans un monde où pour beaucoup, la place des femmes est à la maison ; l’entité juridique de la communauté -le sameby- ne leur accorde même pas le droit de vote. Elle assiste par ailleurs son père dans la gestion des plaintes déposées à la police puisque là non plus, rien n’a changé… Robert Isaksson, dorénavant assisté d’une vieille connaissance de retour au pays, poursuit sans être inquiété ses exactions envers les rennes.

L’auteure nous installe dans ce microcosme tout doucement, par l’immersion dans le quotidien de ses personnages. Il y a bien sûr Elsa, figure centrale et ô combien attachante du roman, fillette solitaire -car ostracisée- et angoissée qui révèle une fois jeune fille sa force de caractère et sa singularité, mais aussi ceux qui orbitent autour d’elle : son entourage familial, déjà évoqué, mais aussi Lasse, jeune homme solaire et aventureux, aimé de tous, parti travailler à la mine ou encore Hanna, la grande sœur de ce dernier qui l’a élevé comme un fils, et a très tôt vu en Elsa la femme solide et décidée qu’elle allait devenir… 

A travers ce récit en deux temps, nous suivons leurs trajectoires respectives, marquées par l’équilibre à trouver entre modernité, traditions, et concessions qu’imposent le changement climatique à leurs coutumes. Certaines témoignent aussi de la désespérance qui touche cette communauté hantée par la colonisation et le luthéranisme, et qui doit encore aujourd’hui subir discrimination et xénophobie. Les professionnels de santé ne parlant pas leur langue, les samis refusent le dialogue, et sont laissés seuls face à leur mal-être, porteurs d’un histoire envahissante -leurs lignées, répertoriées dans des ouvrages généalogiques, ont pour eux une importance primordiale- souvent incompatible avec des choix personnels.

Un beau roman, qui révolte autant qu'il émeut.




... et une participation aux Pavés de l'été (528 pages chez 10-18), chez Sibylline et Moka... :


... ainsi qu'à Lire Scandinave, chez Céline :

Commentaires

  1. Tu as apprécié ce roman et tu en parles très bien. Je savais à travers nos échanges que nous n'étions pas sur la même longueur d'ondes.
    Détail pratique, je ne sais pas s'il faut accorder l'adjectif "sami", au moment d'écrire j'ai eu un doute et je n'ai pas le livre sous la main...

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    1. Effectivement, nous divergeons cette fois.. pour l'adjectif, je crois m'être posée la question, et avoir trouvé le terme accordé sur Google...

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  2. Les lectures communes, c'est toujours intéressant! Surtout quand il n'y a pas d'accord complet ^_^

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    1. Oui, c'est presque même plus intéressant dans ce cas, bien que ce soit dommage pour le lecteur non convaincu.

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  3. Ce microcosme semble bien douloureux ! Et concentre tant de maux que rien que ta note me fiche le bourdon ... ^-^ Pas certaine de supporter plus de 500 pages qui me donneraient envie de pleurer.

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    1. C'est vrai que c'est dans l'ensemble très triste, mais c'est aussi intéressant de se plonger dans le quotidien de ces minorités.

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  4. Je l'avais dans ma liseuse et commencé l'année dernière, mais je n'ai pas accroché... Peut-être qu'avec un livre papier j'aurais mieux trouvé mes marques ?

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    1. A toi de voir si tu veux réessayer.. ce titre m'a charmée, en quelque sorte, malgré son triste propos.

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  5. J'ai apprécié cette lecture moi aussi, malgré la lenteur de la première partie. J'espérais un peu plus d'action (qui est arrivée) mais je ne m'ennuyais pas à lire la manière de vivre des Samis : http://legoutdeslivres.hautetfort.com/apps/search?s=Laestadius&search-submit-box-search-480750=OK

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    1. Ah mais oui, tu avais toi aussi proposé ce titre dans le cadre de l'activité sur les minorités ethniques. J'ai ajouté un lien vers ton billet, que je suis allée relire. Je n'ai personnellement pas été gênée par les lenteurs de la première partie, il s'est immédiatement créé comme une alchimie entre le personnage d'Elsa et la lectrice que je suis..

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  6. Je suis ravie que tu aie autant apprécié ce roman. Je n'ai pas encore lu le billet de Sandrine (je file juste après sur son blog) mais son commentaire me fait comprendre qu'elle l'a moins aimé. NB: merci pour le lien. Je viens d'ajouter vos billets à la fin du mien.

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    1. Je partais assez circonspecte, ayant en effet été "avertie" de ses lenteurs par d'autres lecteurs/trices... l'auteure prend certes son temps pour installer son petit monde, mais j'étais bien, ni impatiente ni ennuyée...

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  7. Anonyme7.8.25

    Très intéressant cette ouverture sur la condition des Samis. J'ai apprécié le deuxième roman de cette autrice et la série policière d'Olivier Truc. Anne-yes

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    1. Je vais me pencher sur son deuxième titre... et je dois avoir à la maison Le dernier lapon d'Olivier Truc.

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  8. Je vois que les "peuples premiers (autochtones) t'intéressent toujours...
    Concernant les Samis, je les avais découverts pour ma part il y a plusieurs décennies, via le diptyque "Le rapt / La dernière migration" de Roger Frison-Roche.
    Je tâcherai de jeter un oeil sur "Stöld" (je ne sais plus si je l'avais déjà vu passer), merci.
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. ... et ils m'ont toujours intéressée (c'est sans doute en partie lié à mon enfance... quand il était question, à la TV, d'australiens blonds aux yeux blancs par exemple, mon père soulignait toujours que les vrais australiens, ce n'était pas eux... et poursuivait sur les maoris de Nouvelle-Zélande, les indiens d'Amérique...).
      Ce titre avait d'ailleurs été proposé dans le cadre de l'activité sur les minorités ethniques. On parle assez peu de ces Samis, finalement, que j'avais pour ma part très brièvement rencontrés dans Le cartographe des Indes Boréales, d'Olivier Truc, qui se passe à l'époque où les suédois commencent à s'intéresser aux richesses minières du nord du pays...
      Bonne journée à toi et Dasola (ce sera à mon tour de partir dans la Drôme la semaine prochaine :))

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  9. Merci pour cette découverte et pour ta participation au challenge !
    Cela donne envie de le lire ! 😊

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    1. Tant mieux ! J'espère, si tu concrétises cette envie, qu'il te plaira autant qu'à moi (comme tu peux le voir, plusieurs lectrices lui reprochent des longueurs, qui ne m'ont personnellement pas du tout gênée...).

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  10. Tu me fais découvrir des choses !

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    1. De quoi reconstituer ta pile de pavés pour l'année prochaine, alors !

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  11. Bonsoir Ingannmic, un roman que j'avais bien apprécié même si je l'avais trouvé un petit peu long. Bonne soirée.

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    1. Bonjour Dasola, ton avis rejoint ceux de la plupart des lecteurs, donc. Bonne fin de journée !

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  12. j'ai été lire l'avis de Sandrine et je souris car le tien est tellement plus positif. Je me suis intéressée aux Sami il y a quelques années et une série suédoise policière traitait assez bien des relations compliquées entre ce peuple et les Suédois. bref.. ton enthousiasme est contagieux mais pas suffisamment pour que je me lance dans ce genre de lecture

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    1. Je lorgne maintenant du côté de la série "lapone" d'Olivier Truc...

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  13. Voilà un roman intéressant sur les Samis, sur lesquels j'ai vu pas mal de reportages à la TV. Je ne connaissais pas ce roman et je vais aller lire l'avis de Sandrine puisque vous en avez fait une lecture commune. De toute manière il est inconnu de mes deux médiathèques, je le note donc à part.

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    1. Comme tu as pu le voir, Sandrine est moins enthousiaste que moi, notamment parce qu'elle reproche à ce titre son rythme lent... j'ai à l'inverse apprécié que l'auteur nous familiarise avec son univers tout doucement..

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  14. C'est vraiment bien de lire deux avis différents sur le même roman , cela me permet de me faire encore une meilleure idée du livre : c'est le but, n'est ce pas ?

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    1. Oui c'est l'un des intérêts des lectures communes, et j'espère t'avoir convaincue...

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