"Nos insomnies" - Clothilde Salelles

"Une partie de mon enfance se déroula dans une ambiguïté fondamentale : à ne pas savoir si mon père était ou non de l’autre côté de la cloison."

Essonne, années 1990.

Un espace urbain en voie d’expansion, les projets de construction de lotissements grignotant peu à peu les résidus de verdure. Le quotidien y est délimité et calfeutré, les extérieurs souvent déserts. Aucun lien solide n’en soude les habitants, que l’on reconnaît à leurs voitures. Malgré les envies de départ, personne ne semble quitter cette banlieue, que ses voies de passage -le RER vers Paris, le chemin devant la maison, la départementale menaçante…- isolent plus qu’elles ne l’ouvrent à l’ailleurs.

C’est là qu’est la maison. Ses habitants sont innomés, ramenés à leur place dans la composition familiale : "la mère", "le père",  "les jumeaux" et le "je", tout aussi anonyme, de la fille aînée, âgée de huit ans au début du récit. La maison abrite un secret, qui est aussi un tabou, celui des insomnies qui hantent les nuits des parents et de la narratrice.  

Il y a aussi et surtout un mystère autour du père, distant et silencieux, qui a peu à peu déserté son travail pour s'installer à domicile, enfermé toute la journée dans un bureau d’où ne filtre aucun bruit. Ce n’est qu’à l’occasion des vacances d’été, passées à la mer, qu’il participe aux événements de leur vie. S’instaure alors une interaction avec cet être mystérieux qui soudain se transforme en pitre, en lecteur, en randonneur… Mais hors de cette parenthèse, les enfants ne savent quasiment rien de lui, une ignorance qui pour la narratrice prend toute la place, vide qui se métamorphose en un plein indéfinissable et vaguement inquiétant. Alors elle traque les indices de la matérialité paternelle, cherche des preuves de ce qu’il est, pour lui donner consistance et familiarité, le suit discrètement lorsqu’il part promener l’énorme chien qui semble être le seul à bénéficier de ses instants de présence au monde…

L’existence dans la maison est à la fois feutrée et comme plombée d’une sourde menace dont on ne parvient pas à définir les contours, qui semble se cristalliser autour de certains mots -mairie, lotissement, couloir aérien…- qui deviennent les symboles du détraquement guettant le fragile équilibre de cet univers familial ordonné autour du père et de sa hantise du bruit, imposant que le silence devienne l’entité qui gouverne leur vie, le prisme à travers lequel les événements sont jugés, appréhendés.

C’est a posteriori que la narratrice relate ce quotidien de vie muselée et de langage étouffé -dont elle était cruellement consciente, au contact des familles de ses camarades, de la singularité-, restituant avec justesse l’étrangeté que la compréhension tronquée du monde des adultes confère à l’enfance, microcosme constitué de ses propres repères, de ses propres vocables qui rythment les récurrences d’une routine ponctuée de journéedifficil, de maldedos, signes d’un mal-être sur lequel on pose ces termes lapidaires pour occulter une vérité inexprimable.

Un excellent premier roman.


Une participation à "Sous les pavés, les pages".

Commentaires

  1. Jamais vu ce premier roman, bon, à essayer!

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  2. un premier roman prometteur!

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  3. Un choix de couverture vraiment inhabituel... quel est cet éditeur ?

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  4. Je me souviens en avoir entendu parler à sa sortie... il est parfait pour l'activité sur les villes (et leurs banlieues !)

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