"La huitième vie" - Nino Haratischwili
"Les fantômes, en cette fin d’été, pouffèrent d’un rire hystérique de la cime des arbres et des grandes branches des hêtres."
Quel plaisir de se plonger dans ce roman aussi dense que prenant, porté par un souffle qui n’est pas sans évoquer certains pavés de la littérature russe…
Saga familiale qui se déploie sur plus de 1200 pages (au format poche) "La huitième vie" nous fait traverser le XXème siècle -et le début du XXIème- aux côtés des Iachi, natifs de Géorgie, dont les destins, comme tous ceux de leurs compatriotes, sont intimement liés à l’Histoire de l’Union soviétique, à laquelle ce petit pays du Caucase a été intégré de 1921 à 1991.
C’est à l’attention de sa nièce Brilka, douze ans, que Niza, la narratrice, retrace ce parcours familial. La jeune fille que, vivant à Berlin, elle n’a pas vu depuis des années, a fugué d’Amsterdam, où elle séjournait avec sa troupe de danse. Elle a été retrouvée à la gare routière de Vienne, où l’on a demandé à Niza d’aller la chercher. En lui livrant cette histoire, elle espère enfin rompre avec le sort tragique qui semble s’acharner sur les femmes de la famille. Remontant la généalogie jusqu’à sa grand-mère Stasia, née en 1900, elle en tisse la tapisserie, point après point, mêlant faits et suppositions, et réinscrit leur destin dans la lignée familiale.
C’est grâce au chocolat que la famille, issue de la petite aristocratie géorgienne appauvrie, acquiert un regain de prospérité. Ketevan, le père de Stasia, monte après s’être formé en Europe un commerce à Tiflis (ancien nom de la capitale géorgienne, qui devient Tbilissi en 1936). Il détient le secret d’une recette qui révolutionne le goût du chocolat chaud -et le doterait d’un mystérieux et dangereux pouvoir-, qu’il lègue à Stasia. Cette dernière est alors une fille rebelle, qui monte à cheval comme un homme, s’intéresse aux droits des femmes et dédaigne le luxe et les bijoux. Elle rêve de partir à Paris pour devenir danseuse, mais l’amour, en surgissant dans sa vie, lui fait emprunter un tout autre chemin… Bringuebalée entre ses désirs d’émancipation et son attachement aux siens, entre vie de famille et liberté, elle représentera pour plusieurs générations une sorte de roc inamovible, devenant avec le temps et les désillusions de plus en plus silencieuse et de plus en plus sensible à la présence de fantômes qu’elle est la seule à voir…
Chaque chapitre se focalise ainsi sur un personnage, souvent féminin. Pour autant, le récit se présente davantage comme une fresque qui s'enrichit progressivement des figures qui s'y ajoutent au fil de la généalogie, que comme une succession de portraits. Après Stasia, vient le tour de sa demi-sœur Christine, femme belle et joyeuse dont elle est très proche malgré leurs différences de caractère. Christine qui, contrairement à Stasia, a un faible pour le luxe, et qui épouse Ramas, homme fortuné et plus âgé qu’elle, cultivé, hédoniste et en même temps ardent communiste, pour lequel elle éprouve un amour improbable mais sincère. Victime du désir qu’elle provoque chez les hommes, elle en subira les terribles conséquences. Et elle n’est pas la seule à souffrir de son statut de femme dans une société placée sous le signe d’un autoritarisme essentiellement masculin, dont Kostia, fils de Stasia, est un digne représentant. Militaire évoluant au sein du Parti, c’est un despote -certes charismatique- dévoué à l’idéal soviétique, dont la dureté et l’intransigeance sévissent autant dans le cadre de ses fonctions que vis-à-vis de son entourage familial.
Remous de l’Histoire et drames intimes ainsi se répondent et s’entrelacent, les premiers marquant de leur empreinte non seulement les esprits mais aussi les corps.
Nous suivons le destin d’une Géorgie dont le statut, parce qu’elle a donné naissance à Staline, acquiert sous le joug soviétique une dimension particulière. Les élites de ce pays nostalgique d’un âge d’or depuis longtemps révolu mais qu’il espère naïvement reconquérir en éprouvent une sorte de sentiment de protection et de puissance. Le peuple, lui, subit les déportations et les exécutions de masses qui marquent le début des années 1930, puis les années de guerre. L’époque de l’indépendance elle-même, après soixante-dix ans de rattachement à l’URSS, sera marquée par la violence de conflits séparatistes.
Mais c’est surtout à hauteur des destins individuels, fracassés par la folie du monde, que se place Nino Haratischwili. Rivalités et jalousies qui finissent par devenir fatales, amours déçues ou empêchées, désillusions politiques, douleurs de l’exil, alliances inattendues… De Tbilissi à Berlin, de Saint-Pétersbourg à Londres en passant par Prague, elle élabore une trame d’une richesse inouie. Son texte, aussi efficace qu’impétueux, aussi fluide qu’il est dense, ne nous perd jamais, malgré sa pléthore de personnages, et bien qu’il se permette de jouer avec les "et si". Tout se relie et tout y fait sens, les conséquences de tel événement ou son absence pouvant résonner sur les générations suivantes. "La huitième vie" est ainsi certes la démonstration que chaque individu est la somme de ce et ceux qui l’ont précédé, mais se veut aussi et surtout la preuve qu’en s’appropriant sa mémoire familiale, on peut s’en émanciper.
Je me permets juste une petite réserve sur la dernière
partie, consacrée à Brilka, dont le personnage ne m’a pas vraiment convaincue.
Une lecture commune avec Jostein, et une participation aux Feuilles allemandes, chez Eva & Patrice.



Ce pavé me tente depuis un moment, mais... justement, c'est un gros pavé, et je découvrirai peut-être l'autrice avec un autre de ses romans.
RépondreSupprimerJ'ai bien accroché au début, et puis peut être une peu trop d'historie de la Géorgie? Un jour peut être je pourrais essayer à nouveau?
RépondreSupprimerSacré pavé, mais je me laisserai bien tenter. Merci pour ce conseil.
RépondreSupprimer