"Triste tigre" - Neige Sinno
"Si je ne le dis à personne, ça n’existe pas. Tant que personne ne le sait, ça n’existe pas."
L’auteure a subi de ses sept à ses quatorze ans des viols systématiques de la part de son beau-père. L’homme, sympathique, sportif et charismatique, a vingt-quatre ans lorsqu’il rencontre sa mère, alors maman de deux fillettes. Deux autres enfants naissent de leur union ; la famille ainsi recomposée mène une vie bohème et un peu marginale dans les Alpes. En 2000, devenue adulte, Neige Sinno porte plainte contre son violeur, qui passe facilement aux aveux. Il est condamné à neuf ans de réclusion, et ce parcours judiciaire constitue une exception dans ce genre d’affaires. En effet, comme l’auteure le rappelle, moins de 10 % font l’objet d’une plainte, et 74 % des dossiers de viols sont classés sans suite.
Voilà, schématiquement, un résumé des faits. Mais comment en exprimer l’ampleur et la complexité ? Comment parvenir à faire comprendre le plus précisément possible, à faire toucher du doigt, les détails et les résonances de cette ignominie ?
La complexité relève d’abord non pas de l’acte en lui-même (il est tout simplement inacceptable) mais du contexte et des conséquences qu’il induit, domaines de multiples ambivalences aussi monstrueuses que difficilement explicables : le fait de mener, parallèlement aux abus, une vie de famille "normale" ; la fascination qu’exercent auprès du public ces pédophiles sur la personnalité desquels on s’attarde bien plus que sur celle de leurs victimes ; le poids de l’ignoble responsabilité qu’endossent ces dernières, devenues garantes par leur silence de la stabilité du foyer ; l’ambiguïté des sentiments qu’elles éprouvent pour leur agresseur, où s’invitent des accès de possession, de jalousie ; l’intimité extrême instaurée par la relation entre l’enfant et son violeur... Le lien ainsi créé détermine le devenir de l’enfant, fait son caractère, "le bon et le mauvais, le génial et le terrible", puisqu’en lui montrant son extrême part d’ombre, l’agresseur a aussi levé le voile sur la possibilité de la sienne. Le viol constituant tout autant le bourreau, il fonde une sorte de communion qui lie irrémédiablement -et atrocement- le criminel et sa proie.
"On ne peut pas se relever et se défaire de quelque chose qui nous constitue à ce point."
Parler de tous ces aspects du viol, et faire en sorte que cette parole soit véritablement entendue, est une démarche elle aussi complexe, voire compliquée. Car la parole est taboue, se heurte à la fois à l’intolérance sociétale, mais aussi à l’insoutenable entreprise de négation que subit la victime de la part de son violeur, qui minimise, réduit à des euphémismes la violence de ses actes. Celui de Neige Sinno justifiait les siens en lui reprochant de lui refuser une affectation qu’il était par conséquent obligé de prendre de force… L’auteure est en quête d’une vérité à rendre plus audible que la parole tronquée et manipulatrice des coupables, mais c’est une vérité difficile à formuler, d’au-delà les apparences, il s’agit de révéler la part d’ombre de la jolie photo de famille, que l’abjection du viol n’annule pas, mais qu’elle jouxte en une terrible dichotomie.
C’est donc sur le terrain du langage qu’elle veut se placer, pour mettre les mots justes sur l’inceste, se colleter à la tortuosité qui affecte l’expression quand il s’agit de passer de la sphère intime à celle d’une expression publique. Elle proscrit les euphémismes ou les stratégies d’évitement, livre une parole non pas crue, mais directe et exacte, par ailleurs soucieuse de ne pas esthétiser l’abject, puisque "faire de la beauté avec l’horreur, n’est-ce pas tout simplement faire de l’horreur ?"
Neige Sinno tourne ainsi autour d’une tentative de saisissement, suivant un fil spontané et fragmentaire mais réflexif dans lequel elle nous invite à l’accompagner en se faisant parfois observatrice de son travail d’écriture, exprimant les interrogations qu’il suscite au fur et à mesure qu’il se déploie : comment doit-elle se positionner, d’où doit-elle parler pour que le lecteur capte son propos au mieux ? Le témoignage est-il un acte littéraire ?... Son cheminement et sa mise en mots s’appuient sur son expérience personnelle mais aussi sur divers outils qui permettent de l’inclure dans une réflexion plus globale : coupures de presse, comptes-rendus de tribunal, références littéraires : Nabokov, Woolf, Toni Morrison, ou encore Christine Angot.
"Explor(ant) le pouvoir et l’impuissance de la littérature", elle précise bien n’avoir pas déposé son traumatisme avec la plume -ce n’était d’ailleurs pas son but-. Non seulement écrire ne soigne pas, mais l’acte pédophile, pour elle incompatible avec toute possibilité de résilience, échafaude un enfer qui ne s’arrêtera ni pour elle, ni pour l’ensemble de la société, dès lors que des enfants continueront de subir l’inceste. Elle refuse en revanche d’être réduite à son statut de victime : elle est, comme son violeur, et comme tout individu, faite de multiples facettes…

Un livre qui ne s'oublie pas tellement il va loin dans le "décorticage" de ce qu'est l'inceste et avec des mots toujours justes.
RépondreSupprimerJe me souviens de cette lecture (je n'ai d'ailleurs pas écrit de billet) C'est bien d'en parler un peu de temps après la sortie, car à l'époque on le voyait partout
RépondreSupprimerTu rends parfaitement compte de la puissance et de l'intelligence de ce titre. Tu as franchi le pas de la dédicace pour cette autrice dont la parole doit être aussi juste que l'écriture, j'imagine.
RépondreSupprimerC'est peut-être un lieu commun de dire que c'est un témoignage nécessaire mais tant pis, je le dis quand même !
RépondreSupprimerTu en parles très bien et je suis certaine que le livre est très réussi, mais pour moi c’est une bonne raison pour ne pas le lire. Je préfère rester à l’écart.
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