LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Daddy Love" - Joyce Carol Oates

Sans fioritures...

Robbie Whitcomb, cinq ans, est enlevé sur le parking d'un centre commercial d'Ypsilanti, Michigan. Dans une tentative désespérée pour arrêter la camionnette dans laquelle le ravisseur a embarqué son fils, Dinah, sa mère, se blesse très gravement, et en gardera de lourdes séquelles.

L'homme qui a kidnappé Robbie n'en est pas à son coup d'essai : plusieurs garçons ont déjà été ses victimes, dont il s'est ensuite débarrassé lorsque l'adolescence a sonné le glas de ces charmes enfantins qui l'attirent tant.

Cet individu abrite plusieurs personnages, et arbore selon ses interlocuteurs un visage différent. A l'origine Chester Czeki, il s'est rebaptisé Chet Cash, et c'est sous ce patronyme qu'il officie en tant que prédicateur itinérant pour l'Eglise de l'espoir Éternel, très apprécié pour sa ferveur et sa bienveillance. Aux yeux de ceux qui le fréquentent comme voisins ou membres de la même communauté, c'est un homme charismatique, qui inspire le respect et exerce sur les femmes un certain magnétisme. Pour Robbie, il est "Daddy Love"... le garçon a lui-même été rebaptisé pour devenir Gideon Cash, Chet se faisant passer pour le père de l'enfant, à qui il a expliqué que ses parents, incapables d'assurer son éducation, l'avaient abandonné.

Le roman dépeint les six années que Robbie va passer avec cet ignoble père de substitution, rythmées par les punitions, les tortures, et les sévices sexuels. "Daddy Love" alterne les colères froides, culpabilisantes, mettant son imaginative cruauté au service de sa toute puissance, et des manifestations de tendresse qui ne sont pas moins glaçantes que ses accès de rage, par lesquelles il assied une emprise fondée à la fois sur la peur et sur le chantage affectif. 

Gideon modèle ses attitudes et ses émotions en fonction de celles de son "père", et c'est bien là le principal propos de "Daddy Love", que d'évoquer les mécanismes que l'individu développe pour surmonter l'horreur, et les relations complexes et ambivalentes qui finissent par lier victime et bourreau. L'enfant, par un instinct de survie qui lui impose l'adaptation, oscille ainsi entre crainte et reconnaissance, et se positionne dans une quête permanente de la posture qui annihilera les velléités punitives de son tortionnaire. L'interdépendance qui régit les rapports anormalement intimes et artificiellement imposés entre Cash et Gideon génère chez ce dernier une détresse tue mais profonde, ravivée par les quelques bribes de souvenirs de sa vie avec ses véritables parents qui, émergeant parfois, remettent en cause la légitimité de "Daddy Love". 
Pour gérer l'insupportable contradiction que font naître en lui la nécessité d'adaptation et la possibilité d'une autre existence, l'enfant a développé deux personnalités qui s'opposent en lui, et qu'il désigne comme "Fils" et "Gideon", le premier naïf et soumis aux desiderata de son "père", le second méfiant et vouant à ce dernier une haine inextinguible, qui lui sera salutaire...

Nous suivons, en alternance, un autre chemin, lui aussi difficile et douloureux : celui de Whit et Dinah, les parents de Robbie, qui pansent plutôt mal que bien les blessures provoquées par la disparition de leur petit garçon, navigant de manière bancale entre espoir et culpabilité...

J'aime quand Joyce Carol Oates écrit comme elle le fait dans "Daddy Love", avec une efficacité percutante, ne laissant la place à aucune digression. L'entame de l'intrigue -l'épisode de l'enlèvement- annonce le ton de l'ensemble, en répétant, par saccades, certains détails dudit épisode, l'imprimant en nous telle une image subliminale qui reviendra nous hanter régulièrement.

Elle ne livre pas, ici, d'analyse. Elle fait se succéder des faits bruts mais significatifs, capte les pensées de ses protagonistes dans une instantanéité qui fait davantage de son texte un thriller glauque qu'un roman psychologique. De nombreuses scènes -celles de pédophilie, notamment- sont plus suggérées que dépeintes, l'auteur préférant évoquer le résultat (pensées et réactions...) de ces événements sur ses héros que leur déroulement. La lecture n'en est pas moins, par moments, à la limite du supportable, cet usage de la suggestion nous laissant libre d'imaginer le pire...

J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Jostein : son avis est ICI.


D'autres titres pour découvrir Joyce Carol Oates :
Eux 
Les chutes (critique express)
Infidèle (critique express)
La fille tatouée (critique express)

Commentaires

  1. Beau billet, qui me donnerait envie de lire ce roman si ce n'était déjà fait... mais je n'ai pas écrit de billet. Tu as raison, ce ne sont pas vraiment des romans psychologiques, les romans de JC Oates, comme on serait tenté de le dire...

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    1. Disons qu'elle fait de la psychologie de manière indirecte, les faits qu'elle décrit poussant le lecteur à sa propre analyse des obsessions des personnages. J'ai trouvé que les fois où elle s'essaie à dépeindre de manière plus précise le ressenti et la complexité psychologique de ses héros ne donnent pas toujours un résultat convaincant. Mais bon, je suis loin d'avoir exploré l'ensemble de sa profuse biographie, et je suis peut-être injuste (mais les titres où elle se montre plus "bavarde" m'ont parfois déçue, je pense notamment à Eux ou à Mudwoman...).

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  2. Intéressant ! Je n'ai pas encore lu celui-ci (je me tiens à l'ordre chronologique, même si du coup, je ne lirai celui-ci qu'en 2025 à peu près - sauf si je décide un jour d'interrompre mon challenge) mais ce que tu en dis me rappelle un peu sa manière d'écrire dans les années 70, très saccadée, mais sans doute plus agréable à lire dans ce livre écrit dans les années 2010.

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    1. Oui, comme je l'écris en réponse au commentaire de Kathel, elle est si prolifique qu'on trouve dans sa biographie des choses très diverses. J'avais bien aimé par exemple La fille tatouée (qui date de 2003, je crois n'avoir lu aucun des titres du début de sa carrière), auquel j'ai pensé en lisant Daddy Love (on y retrouve cette écriture sèche et efficace pour dépeindre le sordide). En tous cas, bon courage pour ce challenge ambitieux, effectivement, il y a du boulot !!

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  3. Mouais... Je ne suis pas fan de l'auteur, mais tu disais pas de digressions (OK) mais le côté glauque et aussi répétitif de certains passages ne m'attire pas.

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    1. Je peux comprendre, certains de ses titres m'ont déçue, mais ceux qui m'ont plu m'incitent à revenir régulièrement vers cette auteure... ceci dit, si tu n'aimes pas les ambiances glauques, je te confirme que ce titre n'est pas pour toi !

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  4. J'ai failli l'acheter il y a quelques jours, mais j'ai renoncé parce que le sujet me fait peur...

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    1. A toi de voir... comme je l'écris dans mon billet, on est surtout dans la suggestion, et non dans la description détaillée des scènes les plus intolérables...

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  5. Toujours pas lu cette fameuse Joyce Carol Oates et ça commence à devenir difficile de faire un choix là, tant elle a écrit de livres... Celui-ci me tentait bien mais la thématique est bien glauque quand même... Je ne sais pas si c'est un choix judicieux pour un premier JCO.

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    1. C'est vrai qu'elle est très très prolifique, et que sa biographie ne compte pas que des pépites... il est donc difficile de cibler les titres à lire, et il m'est arrivé à plusieurs reprises d'être déçue. J'avais beaucoup aimé, comme bien des lecteurs, Les chutes, et je crois que ce titre pourrait te plaire.

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  6. Je l'ai dans ma PAL et il me tarde de le lire, je voulais le découvrir depuis longtemps, l'autrice m'ayant marqué pour Viol une histoire d'amour, j'aimerai découvrir sa bibliographie petit à petit. Et de ce que tu en dis je sais qu'il me plaira.

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    1. J'espère, oui, qu'il te plaira... je n'ai pas lu "Viol...", mais "Petite sœur mon amour" m'attend sur mes étagères.
      J'avais aussi beaucoup aimé Les chutes, La fille tatouée, Délicieuses pourritures et Fille noire fille blanche, chacun dans des styles assez différents.

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  7. je suis pas fan de cette auteure qui a une très bonne côte auprès de mes amies lectrices.

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    1. Je crois que tout dépend des oeuvres par lesquelles on l'aborde (je crois que si j'avais commencé ma découverte par ceux de ses titres qui m'ont déçue, j'en serais restée là...)

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  8. Ouahou... moi qui ai souvent été freinée dans mes lectures de Joyce Carole Oates, ce titre me donne complètement envie. Le thème est dur, mais m'intrigue beaucoup. J'ai toujours été "attirée" par les histoires d'enlèvement, et de leurs suites. Je note donc, merci beaucoup !
    Et à tout hasard, passe voir sur le blog, j'ai fait quelques lectures qui pourraient t'intéresser :).

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    1. J'espère que ce titre te plaira et te réconciliera avec cette auteure certes irrégulière, mais dont certains titres méritent vraiment le détour...

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    2. J'ai du mal justement à faire le tri dans ses oeuvres. Je ne sais jamais ce qui vaut le coup d'être lu ou moins, ce qui me plaire ou pas... Du coup si je tombe sur une intrigue qui me tente, comme ici, je pense me lancer car c'est quand même une grande auteur, son style devrait être chouette !

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    3. La fille tatouée pourrait te plaire aussi, c'est une intrigue assez noire et glauque, avec un style percutant.

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    4. Je viens d'acheter Daddy Love. La libraire était surprise de mon choix, c'est vrai que le sujet est ultra glauque, mais moi ça me fascine assez... ^^

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    5. Je ne sais pas quand est-ce que je le lirai, je te tiendrai au courant :)

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    6. Bonne lecture, alors, quel que soit le moment que tu choisiras ! Je serai curieuse d'avoir ton avis..

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  9. J'avais beaucoup aimé ce livre, même si j'avais trouvé la fin pas terrible.

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    1. Ah, je l'ai bien aimé, moi, cette fin, qui nous laisse dans l'incertitude quant à l'avenir de la famille Whitcomb, plombé par cette séparation de 6 ans, qui on le devine, altérera à jamais leurs relations.

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  10. J'aime beaucoup l'écriture de Oates et ce roman est parfois glaçant, et j'essaie d'en lire 3 ou 4 chaque année, tant sa bibliographie est riche et ses livres nombreux. Je l'ai découverte avec : Gang de filles qui était très bon.

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