LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Un prêtre marié" - Jules Barbey d'Aurevilly

Le rose et le noir.

Dire que le retour de Jean Gourgues, dit Sombreval, dans son village natal de Normandie, suscite l'effroi, est un euphémisme... et si cet enfant du pays cristallise autour de lui autant de rejet, c'est qu'il a bravé le pire des interdits : devenu prêtre, il a renié Dieu au profit de son amour pour la science et pour l'alchimie, s'est marié et a eu un enfant. Sa femme, découvrant avoir épousé un prêtre défroqué alors qu'elle était déjà enceinte, en est morte d'affliction peu de temps après avoir donné naissance à une petite fille souffreteuse au physique délicat.

Malgré sa santé fragile, Calixte a grandi, adorée par un père dont elle devient malgré elle le châtiment, habitée par une religiosité fervente qu'elle manifeste très jeune (aidée par un religieux bien intentionné qui a pris soin de l'instruire des circonstances dramatiques de sa venue au monde...), et par la conviction que sa destinée est de ramener son père à la foi. Elle voue pourtant un profond amour à cet homme qui consacre son existence à la recherche d'un remède pour la guérir du mal étrange qui la plonge dans d'interminables évanouissements.

Sombreval ayant racheté le domaine normand du Quesnay, qui tombait en décrépitude, ils quittent Paris pour s'y installer, accueillis par l'opprobre, et exclus par la communauté. Précisons que Jean Gourgues n'est pas qu'un prêtre défroqué, il est aussi un paysan qui, bénéficiant du bouleversement sociétal provoqué par la Révolution, accède à une condition supérieure et prend la place, au sein de sa nouvelle demeure, d'aristocrates déchus, symbolisant la fin de Dieu comme de la noblesse... Cependant, leur solitude ne reste pas totale bien longtemps : la beauté éthérée de Calixte attire le regard, puis la présence croissante sous leur toit de Néel de Nehou, issu d'une famille de chevaliers chrétiens. Le jeune homme devient rapidement la proie d'une passion dévorante et exaltée, prêt à mêler son destin à celui, funeste, qu'a prédit la vieille Malgaigne -qui fut pour Jean une mère de substitution- aux Sombreval.

Autour du trio que forment le père, la fille et son amoureux transi, se noue une insoluble tragédie, chacun étant condamné au malheur à la fois par l'amour qu'il éprouve, et par son incapacité à satisfaire les attentes de l'autre. Jean ne peut redevenir croyant pour rendre le bonheur à Calixte, qui ne peut aimer Néel que d'une affection fraternelle puisqu'elle a marié son âme à Dieu... Ils sont comme prisonniers de quelque chose qui les dépasse, contraints d'assumer jusqu'au bout leurs convictions respectives, jusqu'au déchirement...
L'auteur accentue cette dimension tragique en exhaussant certaines caractéristiques de ses personnages -notamment la pureté quasi surnaturelle de Calixte- et en insérant dans le récit des signes et des scènes censés évoquer la douloureuse et violente irrémédiabilité de leur destin : coups de tonnerre assimilés à des avertissements divins, prédictions sinistres de la Malgaigne, omniprésence d'une nature devenant subitement menaçante...

J'avoue avoir eu parfois du mal avec ces envolées mélodramatiques mises au service d'un propos qui m'a par ailleurs semblé hors d'âge... celui de l'opposition entre la foi et la science, cette dernière étant considérée comme mauvaise (l'image de Sombreval retranché dans son laboratoire tel un savant fou composant des philtres pour sauver sa fille est comme attendrie par l'amour paternel qu'elle révèle, mais traduit surtout une certaine condescendance). L'ancien abbé est par ailleurs présenté comme une victime de son athéisme, sorte de maladie dont il ne parvient à se guérir, l'auteur occultant la possibilité du libre arbitre... J'ai de même été gênée par le fait qu'il semble dédouaner les concitoyens des Gourgues de leur bêtise et de leur méchanceté, en faisant passer leur rejet des Sombreval pour un châtiment divin...

Paradoxalement, Jules Barbey d'Aurevilly a eu l'intelligence de ne pas faire de son héros un monstre, bien au contraire. Derrière son apparence rustre -l'homme est imposant, presque bestial avec sa figure osseuse et labourée de rides, ses yeux perçants sous des sourcils touffu- et son irréductible athéisme, il est dépeint comme un homme bon, que sa noblesse d'esprit et son amour pour sa fille empêchent de répondre à l'offense, et inclinent à la charité, y compris envers ceux qui le rejettent... 

"Un prêtre marié" peut ainsi se révéler déroutant, le positionnement de l'auteur sur son personnage ne paraissant pas toujours très clair. On a l'impression à la fois qu'il condamne sa perte de la foi, tout en reconnaissant les qualités humaines -voire chrétiennes ?- de Sombreval. Mais c'est sans doute cette incertitude qui constitue l'un des principaux intérêts d'Un prêtre marié. Au-delà de la grandiloquence, et des excès de romantisme auxquels il se laisse parfois aller, Jules Barbey d'Aurevilly manie l’ambiguïté avec talent, nous surprend en opposant à l'apparence d'emblée caricaturale qu'il colle à certains de ses protagonistes (Jean Gourgues en tête, bien sûr, mais je pense aussi à la Malgaigne) une complexité qui rétablit leur crédibilité. Son texte en acquiert une texture d'autant plus sombre et plus dense, et je réalise finalement avoir été envoûtée par ce drame dont les envolées romanesques n'occultent pas la dimension lugubre et équivoque...


J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Nathalie : son avis est ICI.

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Commentaires

  1. Je suis d'accord. Ce héros est un personnage très intéressant. J'ai bien aimé aussi le curé de paroisse, qui est assez complexe : complice de Calixte qu'il préfère vouée à Dieu plutôt que mariée, d'une croyance naïve mais touchante, paysan et poète, sensible...
    J'ai changé d'idée pour illustrer mon billet mais au début je voulais utiliser une photo de la sculpture du Bernin sur l'extase de Sainte Thérèse qui, il me semble, correspond bien à la scène finale, avec cette dernière communion de Calixte.

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  2. C'était une bonne idée mais celle que tu as finalement choisie n'est pas mal non plus ! Et j'ai apprécié aussi le personnage du curé, ainsi que certains personnages secondaires d'ailleurs (je pense au père de Néel, notamment) qui se révèlent plus "nuancés" et du coup bien plus intéressants que ce qu'ils renvoient dans un premier temps. Je crois qu'en réalité, le personnage que j'ai le moins apprécié est celui de Calixte, peut-être parce qu'elle a un côté complètement décalé pour un lecteur du XXIème siècle (quoique le XIXe n'ait pas l'apanage des fous de Dieu...)

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  3. Je ne sais plus si j'ai déjà lu un Barbey d'aurevilly mais c'est auteur classique qui fait partie de ceux qui me restent à découvrir

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    1. Des 4 que j'ai lus, c'est L'ensorcelée qui a ma préférence.

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  4. Je ne connaissais pas ce titre d'Aurevilly, mais je pense que je vais me l'acheter bientôt.

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    1. Il est à lire, malgré ses "défauts" typiquement "Aurevillesques" (je pense notamment à cette tendance à la grandiloquence ), donc si tu connais déjà cet auteur, ils ne devraient pas trop te gêner...

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  5. le thème me plaît... Je n'ai encore rien lu de Barbey d'Aurevilly donc pourquoi pas commencer par celui-ci?

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    1. Oui, ça peut être un bon début, bien qu'il soit relativement dense, tout comme Une vieille maîtresse. L'ensorcelée, sinon, est plus "resserré", et j'en avais vraiment apprécié l'ambiance et le personnage principal...

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  6. Est-ce qu'il s'agit d'un roman gothique avec intervention du surnaturel et jouant sur la peur, l'inquiétude ?

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    1. Non, je ne le qualifierais pas de gothique... et il ne joue pas tant sur la peur que sur l'inéluctabilité du destin des personnages. Et bien qu'il flirte avec le surnaturel, ce n'est pas ce que l'on retient principalement de son atmosphère. Bon, je ne dois pas t'aider beaucoup, à dire ce qu'il n'est pas, et non ce qu'il est, mais c'est assez difficile à définir, en réalité... le récit est surtout centré sur les interactions entre les personnages.

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  7. Je n'ai lu qu'un titre de cet auteur. Je lis avec intérêt chacun de tes billets et note ta recommandation à Maggie. J'avoue que je crains un peu le style que tu pointes mais cette dimension équivoque me rend curieuse, comme ce que tu dis des personnages secondaires en commentaire.

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    1. Quel titre as-tu lu ? Concernant le style, ces "envolées" que j'évoque sont ponctuelles. Cela reste un récit malgré tout assez prenant, et très dense. Je recommande, en fait !

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    2. J'avais lu il y a longtemps Les diaboliques, j'avoue que je m'en souviens assez peu, et pourtant j'en garde un bon souvenir de lecture.

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    3. "Les diaboliques" est un de ceux qu'il me reste à lire, et j'en suis impatiente, car c'est sans doute son titre le plus célèbre...

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  8. C'est un classique que je relirais avec plaisir.

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    1. Malgré mes bémols, cela ne me surprend pas, il y a vraiment quelque chose d'intéressant dans la façon dont, comme le dit très bien Nathalie dans son billet, l'auteur se plie au jeu de la création littéraire, en donnant l'impression de laisser évoluer ses personnages presque malgré lui...

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  9. Je n'ai encore jamais Barbey d'Aurevilly, c'est donc un vrai plaisir de me plonger dans ce billet et une très bonne idée de chroniquer un auteur du 19ème. J'ai dans ma bibliothèque Les Diaboliques. J'allais te demander ce que tu en pensais mais je lis à l'instant un peu plus haut que tu ne l'as pas encore lu. Je note ce titre en tout cas.

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    1. J'ai moi aussi Les diaboliques dans ma PAL, on peut caler une LC de ce titre si tu veux. Et sinon, je conseille souvent L'ensorcelée, pour découvrir cet auteur, parce qu'il est exempt de cette tendance à la grandiloquence ou à un romantisme exacerbé que l'on peut trouver dans d'autres titres de Barbey d'Aurevilly.

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