LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Chien Blanc" - Romain Gary

"(…) car ce sont, ne l’oublions pas, les hommes forts qui ont bâti le monde, à croire que le salut ne peut venir que de la féminité".

Chaque fois que j’entame un roman de Romain Gary, je me souviens brusquement à quel point j’aime son écriture. Sa plume alerte, percutante et en même temps élégante, a le pouvoir de vous happer immédiatement dans ses univers. Dans "Chien Blanc", c’est en l’occurrence dans celui de l’auteur que nous pénétrons. Nous sommes plus précisément en 1968. Romain Gary vient de rejoindre sa compagne l’actrice Jean Seberg dans leur maison de Beverly Hills. Au retour d’une de ses escapades, son compagnon ramène un chien, un superbe berger allemand placide et sociable, jusqu’au moment où il se trouve face au jardinier noir qui entretient le jardin des Gary, dont la vue le métamorphose en bête haineuse et agressive, épisode qui révèle une bête dressée à attaquer les personnes de couleur, descendant d’une lignée forgée par les esclavagistes. Désarmé par la subite transformation de cette nature amicale en une furie hostile et sauvage, Romain Gary se convainc d’une rééducation possible de l’animal, qu’il confie à un expert du dressage.

"Le seul endroit au monde où l’on peut rencontrer un homme digne de ce nom, c’est le regard d’un chien".

Cette mésaventure s’inscrit par ailleurs dans un contexte de tension : l’Amérique s’embrase au nom d’une lutte pour les droits civiques que l’auteur observe au départ avec distance, refusant de "souffrir américain", estimant que la France lui a déjà suffisamment fourni de motifs de désespérance. Mais arrive un moment où il devient impossible de rester indifférent, et parce la littérature est la seule manière d’évacuer ce à quoi il ne peut se résoudre mais qu’il ne peut changer, il n’a pas le choix : il va devoir écrire sur les noirs.

Il le fait avec l’indépendance d’esprit et le rejet du politiquement correct qui le caractérisent, abordant la problématique de la ségrégation raciale et du racisme sans tabou, désireux de comprendre les mécanismes de la violence opposant les citoyens américains. Sa capacité à prendre de la distance l’amène à exprimer une indignation constructive.

Et les raisons de s’indigner ne manquent pas, certaines défilant à longueur de temps sous son nez depuis que sa maison hollywoodienne est devenue un quartier général de la bonne volonté des libéraux blancs américains, aimantés par la générosité combative de sa femme. Cette dernière, engagée dans la lutte pour les droits civiques, est incessamment sollicitée pour signer des chèques.

Car si Romain Gary est d’une intransigeante férocité envers les racistes, qu’il juge eux-mêmes esclaves de leurs préjugés et d’un sentiment de supériorité transmis de père en fils, soumis à l’insoluble et universelle Bêtise qui gagne depuis toujours contre l’intelligence, il n’est guère plus tendre envers ceux dont les professions de foi libertaires naissent, estime-t-il, non pas d’une analyse sociologique, mais de failles psychologiques secrètes. Poussés par un sentiment de culpabilité, signe distinctif de l’intellectuel américain par excellence, c’est en réalité surtout eux-mêmes qu’ils soulagent en affectant une mauvaise conscience dont le but principal est de montrer qu’au moins, ils en ont une. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui s’indignent de la société de consommation et vous empruntent ensuite de l’argent pour faire de la spéculation immobilière… La philanthropie dont ils font obscènement étalage -et qui compte tenu de leurs niveaux de vie, ne leur coûte pas grand-chose-, et qui souvent s’accompagne d’une rhétorique paternaliste condescendante est dénuée de sincérité, et donc de véritable humanisme. Eux-mêmes font finalement preuve de ségrégation, en considérant les noirs comme une entité indistincte, les ravalant à un statut d’éternelles victimes les autorisant à tous les débordements, et versant dans une mauvaise foi consistant à excuser, au nom d’une iniquité certes bien réelle, mais sur laquelle on ne peut tout de même tout rejeter, des crimes de droits communs que l’on qualifie d’actes politiques alors qu’ils sont tout simplement abjects. 

Au contact de représentants des différentes parties prenantes du combat qui se joue, l'auteur déplore par ailleurs la bêtise haineuse des uns, la violence aveugle des autres, également conscient des manœuvres politiques qui pervertissent la justesse de la cause.

A la charité ostentatoire et sélective de ceux qu’il fustige avec un humour rageur, Romain Gary oppose son refus de hiérarchiser la misère, touché par toutes les formes de souffrances, qu’elles soient anodines ou spectaculaires -on peut aider le Biafra ET un aveugle à traverser la rue-, qu’elles soient humaines ou animales. Face à ceux qui jugent l’autre à l’aune de sa couleur de peau et adaptent leur comportement en conséquence, il rejette les visions identitaires, construisant ses relations avec autrui dans la proximité, la sincérité et la compréhension des contradictions et de la complexité individuels. Sa capacité naturelle à considérer tous les êtres sur un même pied d’égalité ne s’arrête d’ailleurs pas aux hommes, l’auteur étendant le spectre de son empathie aux animaux, allant parfois jusqu’à s’identifier à eux, semant la confusion en parlant de lui comme s’il était un chien.

"Tous les jours je me rends au chenil. J’ai envie de voir ce que je deviens"

"C’est assez terrible, d’aimer les bêtes. Lorsque vous voyez dans un chien un être humain, vous ne pouvez pas vous empêcher de de voir un chien dans l’être humain et de l’aimer"

C’est donc un Romain Gary à la fois triste et en colère qui s’exprime dans "Chien Blanc", mais pas seulement. Car en se posant la question de ses crimes, même de manière imparfaite et parfois sournoise, l’Amérique interdit le désespoir. La violence qui l’ébranle va enfin permettre qu’il s’y passe quelque chose de nouveau. Et l’auteur lui-même insiste sur la nécessité vitale de garder confiance en l’humanité, confiance qu'il définit comme une "source sacrée à laquelle il vaut mieux laisser les bêtes haineuses venir s’abreuver que la voir se tarir", et qui le pousse à croire, envers et contre tous, que son chien peut être "rééduqué".

"Il est moins grave de perdre que de se perdre"

Bon. J’ai une fois de plus été trop bavarde. J’avais pourtant encore beaucoup à dire, mais cela peut finalement tenir en trois mots : lisez "Chien Blanc".


D'autres titres pour découvrir Romain Gary :

Et cette lecture me permet de compléter la colonne "couleur" de la grille 2021 du Petit Bac d'Enna.


Commentaires

  1. Ce texte… j’en avais cauchemardé tellement il m’avait mise mal à l’aise. Quelle violence ! Et le chien, instrument aveugle de cette violence. Les passages sur les blancs qui luttent contre la ségrégation pour se donner bonne conscience sont très intéressants mais j’avais eu du mal à les comprendre à l’époque. Faudrait que je le relise, mais je ne sais pas si j’oserais.

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    1. Oui, il y a de la violence, mais je la trouve en partie contrebalancée par l'humanisme de Gary, et sa volonté de rester confiant en l'homme. Mais c'est un texte fort, c'est vrai.

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  2. Je n'ai pas beaucoup loup Romain Gary (les trois derniers titres de ta liste seulement), il faudrait que je m'y remette. Je me demande si un film n'a pas été tiré de ce roman.

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    1. Trois, ce n'est déjà pas mal, mais il a une bibliographie tellement fournie, qu'on a le sentiment de n'en avoir jamais fait le tour (et c'est tant mieux !).. ce que j'admire en partie chez lui, c'est sa capacité à aborder d'un roman à l'autre des thématiques très différentes, tout en marquant ses textes de son empreinte, càd cette capacité à mêler dérision, absurde et désespoir.

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  3. Connais pas ce titre, ça m'a l'air assez choc!

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  4. J'aime tout de Gary mais je garde un souvenir spécial de cet excellent Chien blanc. Très juste et qui disait les choses comme elles sont, ce qui n'était pas le plus facile dans cette situation délicate blancs-noirs où régnait le manichéisme.

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    1. C'est très bien résumé, la voix de Gary s'élève comme celle de la raison, de l'objectivité au service d'un humanisme sincère, et non pollué par la bien-pensance.
      J'ai déjà hâte de relire l'auteur (le prochain sera sans doute Les enchanteurs) !

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    2. (le prochain sera sans doute Les enchanteurs) ! Je conseille l'excellent "Gros câlin" si pas déjà lu.

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    3. Si, je l'ai lu (tu as la liste des titres que j'ai lus en fin de billet) et je dois avouer que ce n'est pas mon préféré : je l'ai trouvé parfois obscur, même si une fois de plus, j'en ai apprécié le ton, et l'humour noir.

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  5. Un de plus dans ma liste et celui-ci je n'en avais jamais entendu parler.... Je le note sans hésiter car Romain Gary ne me déçoit jamais et je pense que je vais me concentrer sur cet auteur (entre autres) qui a tant à nous dire et comme tu le dis j'adore son écriture.... :-)

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    1. C'est une valeur sûre, c'est vrai, et en même temps un auteur qui a su varier les sujets d'un roman à l'autre. Il nous a laissé un bel héritage..

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  6. bon j'ai abandonné le seul livre de lui que j'ai essayé de lire ..
    celui-ci me plairait peut-être mieux et encore, le sujet m'est un peu trop familier
    et je me méfie toujours de notre capacité à juger les autres cultures, mais je pense qu'il critiquait aussi beaucoup la France ? enfin, pas ma came.

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    1. Oui, tu avais déjà exprimé ici tes réticences à l'encontre de cet auteur.. je ne sais pas si celui-ci te plairait, il est certes très critique envers cette société américaine qui l'entoure, et en même temps admiratif. Et puis comme il le dit lui-même, la bêtise n'est pas le propre de l'américain, elle est universelle..

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    2. Je considère « la promesse de l’aube «  comme un excellent roman. Ces autres titres m’ont parfois un peu déçu à la relecture. Mais je ne me souviens pas avoir lu celui-ci ce que je vais faire grâce à ton billet si complet.

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    3. Je suis d'accord sur "La promesse de l'aube", mon préféré, peut-être, de cet auteur à ce jour. Quels autres titres as-tu lus ?

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  7. Romain Gary, une valeur sûre, une écriture... Je n'ai pas lu celui-ci mais je le ferai, un jour...

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    1. C'est très bien résumé, je suis quasiment sûre, lorsque j'entame un de ses titres, d'y trouver mon compte. Et je suis certaine que ce Chien Blanc te plaira !

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  8. Je vais te suivre et le lire! Quand j’aurai fini les furtifs ...

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    1. J'espère que tu l'auras bientôt fini, mais c'est vrai que c'est une lecture dense, voire exigeante. Chien Blanc se lit bien plus facilement !

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    2. J’en suis au chapitre 10.. je prends mon temps et je relis parfois ce qui me semble obscur ...

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  9. Ben je veux le lire, moi! Idem pour La promesse de l'aube.
    J'ai adoré La vie devant soi. Maintenant, il me faut aller plus avant!

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    1. Oh, oui, tout est bon chez Gary, et en même temps à chaque fois surprenant grâce à sa capacité à traiter d'une œuvre à l'autre des sujets différents.

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  10. il est dans ma PAL j'attendais un peu car le sujet et la réflexion sous-jacente me fait un peu peur (résonance particulière avec la violence de l'époque actuelle)
    j'aime tellement Romain Gary que je ne résisterai plus très longtemps :-)

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    1. Ne résiste pas, lire un raisonnement aussi sensé et aussi humaniste sur un sujet aussi sensible, fait du bien !

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  11. Tu donnes envie de lire cet auteur. Je n'ai lu de lui que La vie devant soi : mais quelle oeuvre !

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    1. Oui, il est très bon aussi. N'hésite pas à continuer la découverte de cet auteur, sa bibliographie regorge de pépites !

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  12. Pas lu celui-ci j'en ai moins à mon actif qu'à lire , je me faisais une autre idée de ce livre que je ne pensais pas lire ...je l'ajoute :)

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    1. Bonne idée, oui ! Il m'en reste aussi plein à lire, c'était un auteur prolifique et je m'en réjouis !

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  13. "Chaque fois que j’entame un roman de Romain Gary, je me souviens brusquement à quel point j’aime son écriture." Je suis tout comme toi et d'ailleurs je ne sais pas pourquoi je tarde tant à replonger dans ses oeuvres. Chien blanc faisait d'ailleurs partie des livres que je voulais lire "prochainement" depuis un moment...

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  14. Je pourrais commencer chaque chronique sur Gary par ta première phrase.
    Je n'ai pas encore lu Chien blanc. Je le ferai. Clairement.

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    1. Tu es donc toi aussi amoureuse de son écriture.. dans ce cas, tu apprécieras ce titre !

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