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"La conquête des îles de la Terre Ferme" - Alexis Jenni

"Nous avions retrouvé la part perdue de l’humanité, le continent qui manquait à notre compréhension de la Terre s’était enfin dévoilé, mais ce moment-là fut un moment de sang : à peine rencontrés, ceux que nous trouvâmes nous les tuâmes tous."

D’emblée nous sommes plongés dans une atmosphère d’étrangeté et de déréliction. Le narrateur évoque un soleil tranchant, qui dissèque, un air d’une pureté extraordinaire à laquelle s’oppose la saleté et l’état de délabrement du village dont il est propriétaire, où des êtres fantomatiques semblent mobiliser leurs dernières volontés à disparaître, à force de résignation, de passivité morbide, d’une capitulation qui le rend furieux. Même la femme qui partage sa couche y git dans une apathie que rien, même les pathétiques tentatives de rapports sexuels du narrateur, ne parvient à vaincre. Il voit se rétrécir l’étendue de ses terres, qui, faute de gestes pour les cultiver, se craquellent.

"La conquête des îles de la Terre Ferme" est l’histoire du long et aventureux cheminement qui a abouti à cette existence mortifère, dont il n’attend plus rien.

Juan de Luna a refusé de répondre à ce patronyme dès ses treize ans, en réaction à un père haï, pour lequel il représentait la fin d’une lignée à la fierté et à la bravoure défuntes. Devenu moine par opportunisme, il gagne Séville où son amour obsessionnel pour les femmes sonne le glas de ses aspirations religieuses, puis s’embarque pour un Nouveau Monde alors en pleine découverte, à destination de Cuba. Sa rencontre avec Hernán Cortés, qui le rebaptise Innocent, scelle son destin.

Aux côtés du Conquistador, faisant office de scribe, il est le témoin privilégié de l’extraordinaire et sanglante épopée que constitue la conquête de Mexico, motivée une obsession : trouver de l’or. De l’or pour sauver le trône de Charles Quint, mais aussi pour apaiser l’inextinguible fièvre qui s’empare de la troupe hétéroclite qui intègre l’expédition du charismatique Hernán Cortés : artisans, paysans, hidalgos désargentés, bergers, des hommes aventureux et entreprenants ayant comme point commun d’avoir moins que ce qu’ils désirent et la hargne pour aller le prendre.

Les espagnols s’installent dans un premier temps sur la côte Atlantique de l’actuel Mexique, où ils commercent un temps avec la population locale, et fondent la ville de Villa Rica de la Vera Cruz. 

Ayant entendu parler de Mexico, où trône le légendaire et tyrannique Montezuma, qui tient toute la région sous son joug, ils n’ont de cesse de solliciter une entrevue avec l’empereur. Les arguments des indiens (une route longue et dangereuse, ponctuée de déserts brulants et de montagnes au froid mortel, ainsi que l’intouchabilité de Montezuma) ne les dissuadent pas longtemps.

C’est un texte dense, qui entremêle avec une parfaite maitrise fidélité historique et touche fictionnelle. Un texte aussi passionnant que désespérant, qui reconstitue le choc de la confrontation entre deux civilisations, confrontation condamnée au désastre par l’avidité et la certitude de leur supériorité des européens.

On le sait, c’est une terrible et triste Histoire, et Alexis Jenni ne nous épargne aucun de ses aspects sanglants, qu’ils soient d’ailleurs du fait de l’une ou l’autre partie -sacrifices quotidiens de jeunes gens pour faire advenir le lever du soleil et pratiques cannibales pour les aztèques, viols d’indiennes et assassinats de masse par les espagnols. Mais on apprend aussi dans ce profus roman que les européens furent secondés dans leur guerre contre Mexico par certaines tribus indiennes qui voyaient là l’occasion de se libérer de l’emprise de Motezuma ; qu’une amérindienne ex-esclave d’un cacique maya, surnommée La Malinche, participa de beaucoup à la victoire de Cortès dont elle fut à la fois l’amante, la conseillère, et la mère d’un de ses fils ; qu’en arrivant à Mexico, les conquistadors furent éblouis par la grandeur, la splendeur et la propreté de la ville ; que le combat ne pouvait mener qu’à la défaite des indiens, habitués à des guerres mesurées dont les seuls buts – la prouesse et la rançon- imposaient d’épargner les vaincus. Il était pour eux inconcevable que les européens se battent pour tout obtenir : leurs terres, leurs corps, leurs âmes, et que pour ça, ils étaient capables de les tuer jusqu’au dernier…

Le narrateur, quant à lui peu porté sur la violence, timide et discret, plus spectateur qu’acteur, se fait le conteur du courage comme de l’ignominie qui ont poussé ces hommes à traverser une mer inconnue, vaincre des armées, détruire des navires pour s’empêcher de rentrer, s’emparer d’un empereur, supporter le gel et l’étuve, et tout cela dans un seul but : devenir riches, que très peu d’entre eux auront finalement atteint.  Lui-même aura abdiqué sa part d’humanité dans cette aventure qui fera du Nouveau Monde un monde défunt.


J’inaugure avec cette lecture coup de cœur, notée chez Eeguab, ma participation au Mois Latino 2022.


Petit Bac 2022, catégorie LIEU.

Commentaires

  1. Encore une lecture éprouvante ! Je n'ai pas eu l'occasion de lire Alexis Jenni jusqu'à présent, c'est un auteur qui m'intimide un peu, je ne sais pas pourquoi.

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    1. Oui, entre l'Holocauste et la conquête espagnole, j'ai eu des lectures plutôt démoralisantes ces derniers temps... mais bien qu'éprouvant, c'est un roman très accessible, et tout de même plaisant à lire, parce qu'il est passionnant !

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  2. Je l'ai dans ma PAL, mais je n'y ai pas du tout songé pour le mois latino-américain. Mon mari l'a lu ainsi que deux ou trois autres romans d'Alexis Jenni, ce qui explique que je l'aie en attente !

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  3. Ce mois latino américain couvre finalement plein d'endroits! Je pense à sorti un récit de voyage de ma pAL (actuellement, j'ose avouer que je patine dans borges, hélas)

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    1. Oui, plein d'endroits mais aussi plein de modes d'expressions différents : Claudialucia et Claude ont par exemple présenté des peintres latinos..

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  4. Bonjour. Merci pour le lien. J'avais en effet beaucoup aimé ce roman. J'avais aimé aussi le Goncourt de Jenni, L'art français de la guerre. A bientôt.

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    1. C'est moi qui te remercie, il me semble que ce titre est injustement méconnu, en tous cas, il n'y a que chez toi que je l'ai vu. Et je note le Goncourt, cette lecture m'ayant donné envie de m'aventurer plus avant dans l'œuvre d'Alexis Jenni.

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  5. Je me note ce titre, sans doute pas pour ce mois ci, et je le regrette déjà ! Ce fichu temps qui me manque ...

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    1. Pour l'année prochaine, alors ?! Il est vraiment excellent, j'ai trouvé l'équilibre parfait entre récit historique, romanesque, psychologie des personnages.

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  6. Encore un que je note! Ce mois latino est très riche!

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    1. Oui, et ce n'est que le début ! Je ne sais pas pour les autres, mais 2022 a été un très bon cru en ce qui me concerne : j'ai aimé, jusqu'au coup de cœur pour plusieurs d'entre elles, presque toutes les lectures que j'ai faites.

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  7. Tu le sais je n'ai jamais réussi à m'abonner à ton blog, je le regrette car quand j'y vais j'aime beaucoup tes billets. Heureusement nous avons des points de rencontres, cette fois c'est ton message chez Athalie qui m'a rappelé ton blog. Je suppose que cette lecture a été éprouvante mais c'est aussi un sujet qui m'intéresse je suis sensible au sort des Incas mais encore plus aux Indiens d'Amérique du Nord qui eux ne cherchaient à dominer aucune autre tribu .

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    1. Je suis navrée de tes difficultés à suivre le blog, d'autant plus que je suis complètement démunie, tout ce que j'ai tenté n'ayant pas fonctionné... mais rassure-toi, je suis personnellement bien abonnée au tien, et les commentaires que j'y laisse à l'occasion te permettront de te rappeler de mon existence !
      Je confirme pour la lecture, le sujet est désespérant, mais sa dimension épique permet de ne pas tomber dans un marasme total ! Comme toi, je m'intéresse à ce sujet, comme à celui des amérindiens, ou aux aborigènes d'Australie, aux maoris de Nouvelle-Zélande...
      Arte.tv diffuse d'ailleurs actuellement un documentaire en 4 parties réalisé par Raoul Peck (celui de "I'm not your negro") sur le thème de la suprématie blanche, et de la manière dont elle s'est installée au cours de l'Histoire. Il y est notamment question de la conquête de l'Amérique, mais aussi de la colonisation, de l'esclavage... A ne pas manquer !

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    2. Merci pour l'information sur cette série documentaire ! C'est bien Exterminez toutes ces brutes ?

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  8. Dans son livre de Douglas Preston expliquait que ce qui avait permis aux conquistadors de vaincre aussi facilement , c'était (entre autres, bien sûr !) les maladies apportées par les Espagnols qui ont éliminé les populations autochtones, la variole en particulier.
    Hernan Cortes, charismatique ?

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    1. C'est bien montré aussi dans le roman. Et oui pour Cortes, du moins c'est ainsi qu'il est décrit ici, comme un homme tenace, intelligent et fédérateur, qui embarque sans peine à sa suite sa troupe hétéroclite !

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  9. Je note pour mon challenge mexicain :-)

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    1. Bonne idée ! J'espère que tu seras aussi emballée que moi.

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  10. Sujet qui me passionne... et dire que je n'ai toujours pas lu Alexis Jenni...

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    1. Je le découvre avec ce titre, et c'est une belle entrée en matière !

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