LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Combats et métamorphoses d'une femme" - Edouard Louis

"Il y a des séparations plus brutales que des ruptures."

D’un ouvrage à l’autre, Edouard Louis n'en finit pas d'explorer les traumatismes d’un passé familial qui se révèle aussi toxique que fondateur. Il me semble toutefois déceler ici les prémices d’un apaisement, et, pour utiliser un terme très en vogue, d’une certaine forme de résilience. Autant "En finir avec Eddy Bellegueule", son premier titre, révélait par moments une intensité hargneuse envers une enfance et une jeunesse dont il fallait, dans la douleur, exorciser les répugnants souvenirs, autant "Combats et métamorphoses d'une femme" finit par se dessiner comme un hommage à celle qu'il n'avait jamais vraiment regardée (et a fortiori qu’il n’avait jamais cherché à comprendre), son attention s’étant jusqu’alors focalisée sur ses propres gouffres…

Tout commence par une photo qu'il ne se souvenait pas posséder. Une photo de sa mère, prise par elle-même l'année de ses 20 ans. Une photo qui évoque la liberté, l'infinité des possibles, peut-être même le bonheur. Lui reviennent alors, en un sinistre contrepoint, la vie partagée avec son père, les humiliations subies, la pauvreté, vingt ans d’une vie presque détruite par la violence masculine, une violence dont il a peut-être été, parfois, l’un des acteurs.

Le récit est composé de courts paragraphes, d'anecdotes, de souvenirs, où il revoit la femme qu'a été sa mère, imagine celle qu’elle aurait pu être. Et c’est en même temps son enfance qu’il revoit aussi, vécue comme à l’envers car à travers le prisme de l’expérience maternelle, mettant ainsi en évidence le décalage entre ce qu’il vivait alors, et ce qu’elle en percevait. Car quand il a mis au jour la détresse de ses jeunes années, sa mère s’en est étonnée : l’enfant qu’il était souriait toujours, cachait qu’il n’avait pas d’amis, et que ses manières efféminées faisaient de lui un objet de moquerie et de harcèlement.

L’histoire est, sinon banale, sans doute celle de centaines de femmes invisibilisées par la médiocrité de leur vie et l’absence d’estime qu’on leur porte, par la rareté des perspectives qu’offre un milieu où les filles ont toujours fait la cuisine et servi les autres. Elle commence pourtant des études, à 16 ans, en école hôtelière, mais une grossesse, un an plus tard, porte un coup d’arrêt à tout projet professionnel. Elle se marie par convenance avec le père, un plombier alcoolique. A 20 ans, elle a deux enfants (une fille a suivi l’aîné), est déjà fatiguée de la vie et de devoir toujours être prête à se défendre. Elle finit par quitter le plombier pour s’engouffrer dans une autre union tout aussi toxique et liberticide, avec le futur père d’Edouard Louis. La famille passe de la pauvreté à la misère avec l’accident de travail qui laisse son mari paralysé, et porteur d’une souffrance qui le rend aigri et brutal. La mère fait les toilettes des vieux, tombe à nouveau enceinte malgré le stérilet, veut avorter, mais son mari l’en empêche. Ce sont des jumeaux…

Cinq enfants, aucun espoir d’amélioration à l’horizon, coupée de sa famille, la voilà prisonnière d’un espace domestique dont toutes les portes sont verrouillées.

Edouard lui, peu à peu se différencie, prépare son évasion, à coups de mots et d'instructions. Le fossé se creuse entre lui et les siens, il l'admet lui-même : il se croit alors mieux qu’eux. Les rapports avec cette mère dont il a honte deviennent conflictuels, il se distingue d’une fratrie plombée par le déterminisme social, l'échec scolaire, l'alcool, la répétition infernale des mécanismes qui ont écrasé la propre vie de leur mère, et finit par occulter sa famille de son esprit. 

Avec le recul, il en est désolé, mais c’était aussi le prix de sa propre libération : sa nouvelle vie est une vengeance contre son enfance, contre toutes les fois ou ses parents lui ont fait comprendre qu'il n'était pas le fils qu'ils auraient voulu avoir…

C’est quand sa mère, des années plus tard, se libère à son tour, qu’ils peuvent se rapprocher, un rapprochement qui change non seulement leur avenir de mère et fils, mais aussi leur passé, duquel il devient alors possible de faire renaître les lambeaux de tendresse perdus dans le chaos de leurs souvenirs… et de faire littérature puisqu’écrire, pour l’auteur, c’est tourner encore et toujours autour de la même histoire, la sienne, "aiguiser ses couteaux, creuser jusqu’à faire apparaître des fragments de vérité".

Paradoxalement, j’aurais justement aimé qu’il creuse davantage. Le récit est souvent touchant, car sobre et sincère, et la plume d’Edouard Louis toujours aussi agréable, mais l’ensemble manque à mon sens de profondeur. Peut-être est-ce dû à la brièveté des paragraphes et à leur succession qui finit par créer une sensation de coq-à-l’âne ? Toujours est-il que je n’ai gardé de cette lecture qu’une impression bien fugace.


Petit Bac 2022, catégorie FAMILLE.

Commentaires

  1. Tout en me sentant concernée, par nature, avec ce destin de femme, j'avais été plus touchée par le livre sur son père.

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    1. Bonjour Flo, et bienvenue ici. Je n'ai pas lu le titre sur son père, mais je me lancerai sans doute un jour. J'ai vraiment beaucoup aimé "Eddy Bellegueule" mais j'ai en revanche abandonné "Histoire de la violence" au bout d'une trentaine de pages. Je n'accrochais pas au style, qui m'a semblé très caricatural.

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  2. J'apprécie l'honnêteté de l'écriture de cet homme et il m'a fait comprendre de l'intérieur la misère sociale. De cela je l'en remercie.

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    1. C'est un auteur que j'aime beaucoup aussi, et que j'apprécie énormément d'écouter lorsqu'il est invité sur un plateau. Le terme d'honnêteté que tu utilises est très juste, c'est quelqu'un qui dégage une grande sincérité, et aussi une forte lucidité dans sa capacité à analyser sa propre trajectoire, et le milieu dont il est issu.

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  3. Jamais lu l'auteur, peut-être celui ci m'aurait plu, mais tu termines sur un bémol...

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    1. Je ne peux que te conseiller "Eddy Bellegueule", dans ce cas !

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  4. Je l'emprunterai à la bibliothèque à l'occasion. Je suis allée à une rencontre avec lui à la sortie de son livre et j'ai l'impression qu'il a déjà tout dit et peut-être plus que dans son texte. J'aime beaucoup l'écouter, il est plus naturel et spontané que dans les medias je trouve.

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    1. Je n'avais pas lu ton commentaire avant de répondre à Luocine, et je te rejoins complètement, il est très agréable à écouter, à la fois posé et lucide. Quant à ce titre, il est très court -c'est d'ailleurs ce que je lui reproche, pourrait-on dire- et se lit très vite, mais certains passages restent touchants..

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  5. Mon premier Edouard Louis ( en audio) et j’ai beaucoup aimé. J’ai été touchée, la lecture ( Irène Jacob) était belle (Bea Comete)

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    1. Je ne suis pas étonnée, car comme je l'indique avant la conclusion, c'est un roman qui m'a aussi, par moments, émue, et l'écriture d'Edouard Louis y a une fluidité très agréable. Je regrette juste qu'il n'ait pas été plus loin dans l'étude de son sujet.
      Je te recommande, si tu souhaites continuer, "Eddy Bellegueule", que j'ai trouvé très fort..

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  6. J'ai essayé de lire cet auteur, je n'ai pas pu, je n'aime pas l'écriture, je n'aime les auto-fictions, je n'aime pas non plus l'homme que j'ai pu entendre à la radio... Bref, ses livres ne sont pas pour moi...

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    1. Je ne sais pas à quel titre tu t'es "frottée", mais je n'en ai personnellement lu que deux, un 3e ("Histoire de la violence") m'étant tombée des mains.. en revanche, contrairement à toi, et comme je l'indique ci-dessus, c'est quelqu'un que j'aime beaucoup écouté, je le trouve très fin, très sensible..

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  7. Rien lu de cet auteur... Je le lirai mais pas tout de suite...

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  8. Je n'ai jamais lu cet auteur, mais c'est un projet.

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    1. Je le trouve intéressant, et j'aime sa plume sensible, toutefois je peux comprendre qu'il ne plaise pas à tout le monde : comme il l'exprime lui-même dans ce titre, il ne sait pas faire autre chose qu'écrire sur lui, sa famille, en quête de "lambeaux de vérité"; et aussi sans doute d'une certaine forme d'apaisement.

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  9. C'est un auteur qui ne m'attire pas du tout, je passe mon tour.

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  10. Comme beaucoup, j'ai découvert Édouard Louis avec "Eddy Bellegueule" qui m'avait moyennement plu, l'ombre de Didier Eribon planait trop sur le texte.
    Le livre a fait beaucoup parler de lui ; on a commencé à voir E. Louis un peu partout et, comme Krol, ce que j'ai perçu de l'auteur au fil de ses interviews ne m'a particulièrement plu. Du coup, j'ai lâché l'affaire et ne me suis plus du tout intéressé à ses publications.
    Pourtant, ce que tu dis de ce livre-là est séduisant... et pourrait corriger la mauvaise image que j'ai de son auteur.

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    1. Je pense en effet que c'est un titre intéressant pour ceux qui craindraient l'excès de "hargne" d'un Eddy Bellegueule. J'y ai trouvé une forme d'apaisement, de réconciliation, qui rend ce texte très touchant.
      Et du coup, je suis allée lire ton article sur "Retour à Reims", qui avait dû m'échapper à l'époque = ayant vu le documentaire qu'il a inspiré récemment, je me suis procurée le livre de Didier Eribon. Tu y écris que tu t'y es retrouvé dans de nombreux points communs avec l'auteur, chose que j'ai ressenti en voyant le film, mais qui je pense sera moins évidente à la lecture de l'essai d'Eribon car ce n'est pas tant dans la singularité de son parcours que je me suis reconnue (et qui est d'ailleurs assez peu évoqué dans l'adaptation) que dans la peinture, plus générale, du milieu ouvrier d'une certaine époque..
      Je suis en tous cas impatiente à l'idée de le lire..

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