"La Grande Arche" - Laurence Cossé
Mais faisons tout d’abord les présentations.
Johan Otto von Spreckelsen était danois (nous verrons que ce détail a son importance). Ceux qui l’ont connu à l’occasion des événements dont il est question dans ce récit s’accordent à dire qu’il illustrait à lui tout seul l’adjectif anglo-saxon fair, qui n’a pas vraiment d’équivalent en français, qui allie noblesse du cœur, charme de l’esprit et grâce physique. Sa discrétion et sa modestie ne l’empêchaient pas d’être exigeant ; c’était un homme simple mais intelligent et cultivé, qui avait le goût de la qualité. Si nous nous intéressons à celui qu’en France, on appelait Spreck, c’est qu’il était architecte et que c’est son projet qui remporte en 1983 le grand concours international et anonyme lancé après des années de débats et de tergiversations pour finaliser l’aménagement du quartier d’affaires de la Défense. Il s’agit de "rendre une unité à (cet) ensemble disparate, réorganiser une architecture dévertébrée", en ornant ce lieu ô combien stratégique que représente le bout de la perspective historique parisienne situé dans l’axe de l’Arc de Triomphe.
Lorsqu’il participe à ce concours, Spreck n’a construit que sa maison et trois petites églises. Ces dernières témoignent de sa fascination pour le carré et le cube, formes constitutives de l’œuvre qu’il dessine pour la Défense, qu’il ne cessera d’ailleurs de désigner comme "le Cube". Une oeuvre qui lui ressemble, par son élégance et sa simplicité, qui échappe aux courants stylistiques répertoriés, et fait une quasi-unanimité. Il y a là une audace qui séduit, à travailler le vide plutôt que de faire du plein, et à opter, plutôt que pour la hauteur, pour la largeur, annihilant toute velléité de compétition avec un environnement vertical. Le projet est inconditionnellement soutenu par François Mitterrand, nouveau président qui y voit le fleuron des multiples projets architecturaux qu’il lance à son début de mandat ; bien que 1983 soit "le tournant de la rigueur", l’argent coule à flots pour la culture, ce dont l’opposition fait un de ses chevaux de bataille, épargnant néanmoins l’Arche qui, comme une évidence, échappe à la critique, du moins dans un premier temps.
Assez vite, avec le passage de la conception du monument à sa construction, naît chez Spreck une angoisse et une déception qui augurent du cauchemar que va devenir pour l’architecte la construction de son "Cube".
Johan von Spreckelsen est davantage un artiste qu’un bâtisseur. C’est un virtuose du quatuor à cordes et de la musique de chambre, un méticuleux qui donne la primauté à l'esthétique. Il n'a pas d'expérience des défis techniques, et est perdu avec les contraintes matérielles qu’implique sa création. Il a l’habitude de tout maîtriser dans le moindre détail, à l’anglo-saxonne. Or, en France, l’usage veut que les architectes soient déchargés de la mise au point technique de leurs projets par la maîtrise d’œuvre et ses services d’études, fonctionnement sans doute mieux adapté à un projet de cette ampleur. Entre les dessins de l'architecte et la réalité de la construction, il y a une quantité d'intervenants, des puissances comme Bouygues, des ingénieurs, et des techniciens avec leur propre langage, des juristes, des financiers, des ouvriers…
Par ailleurs, sans doute induit en erreur par sa relation directe et facile avec François Mitterrand, Spreck n’avait pas jusque-là idée de la complexité des choses en France.
Lui qui adore ce pays a au fil de ses interactions avec les acteurs en charge du projet de plus en plus de mal à le comprendre. Les différences culturelles pèsent sur leurs échanges. En bon danois, Spreck a l’habitude du consensus et de l’efficacité. Il déteste l’affrontement, l’agitation et le manque de fiabilité. Dire qu’il est déstabilisé face à un fonctionnement en partie basé sur le conflit et le changement incessant de plans ainsi que par la complexité administrative française est un euphémisme.
Un autre point important, non souligné jusqu’à présent, est la dimension humaniste du projet de Spreck, qu’il va être l’un des derniers à défendre. En vain. Précisons que le concours intégrait bien dans son cahier des charges la future fonction du monument, censé abriter quelque noble organisation… mais laquelle ? On évoque un vague Carrefour international des communications, dont personne ne sait vraiment ce qu’il englobe et signifie. Or, Spreck est particulièrement attaché à cette vocation humaniste qui l’a porté lors de la conception de son Cube, dans lequel il imagine un Centre de rencontres international. Sauf que, entre le lancement du concours et la construction de l’Arche, le climat économique s’est assombri. L’illusion lyrique a fait place à la rigueur, d’autant plus que le coût du monument a augmenté.
L’incommunicabilité entre Spreck et les équipes, les heurts entre maitrise d’ouvrage et maitrise d’œuvre, certains essayant de composer entre les contingences du réel et les exigences de l’architecte (parfois, avouons-le, en effet irréalistes), les réajustements multiples éloignant de plus en plus l’ouvrage du rêve du danois, font que les travaux prennent un retard terrible. Or, à l'approche des élections législatives, François Mitterrand (sans qui le projet n'aurait jamais vu le jour) veut que les grands projets soient avancés au point où ils ne pourront plus être abandonnés. L'arche est alors à la fois le plus lourd et le moins avancé de tous : il faut absolument que le chantier s'ouvre en juillet 85. Le Président veut bien perdre les élections, mais pas la face.
Quand la droite passe, les travaux sont suffisamment entamés mais le nouveau gouvernement vote l'économie sur les grands chantiers, et c’est l’Arche seule qui en fait les frais : c’est l’unique projet dont l’Etat se désolidarise de de tout financement. C’est alors la course aux investisseurs, il faut trouver des acquéreurs pour les 80000 m2 de bureaux que contiendra finalement le monument. S’engage alors une bataille politico financière d'une violence inimaginable pour contrer les velléités d’acquisition de financiers qui dénatureraient complètement l’œuvre. En attendant, adieu Carrefour des communications, mais aussi les collines de verdure que Spreck avait imaginés autour de l’Arche ou les nuages aériens censés occuper son ouverture. Son "Cube" va finalement devenir tout ce qu’il déteste : une enveloppe peut-être superbe mais vide, saturée de bureaux, un big business.
Spreck finit par jeter l’éponge…
"La grande Arche" est ainsi l’histoire de la confrontation d’un rêve à une réalité qui le défigure, la triste épopée d’un homme dépossédé de son œuvre, qui va opposer pendant trois ans l’immatérialité de ce rêve au prosaïsme retors des affaires, des ambitions et des rancunes.
La collecte de données techniques, de matériau d’archives, de témoignages, a permis à Laurence Cossé de restituer de nombreux aspects de cette grande et triste aventure, qu’elle lie en toute homogénéité : enjeux économiques et politiques, prouesses techniques et contraintes matérielles, complexité des rapports humains. Au centre de son récit, la figure du malheureux architecte fascine autant qu’elle émeut -j’en garderai pour ma part cette image de l’Albatros, parce que "ses ailes de géant l’empêchent de marcher", évoquée lors des témoignages-.
Respectueux des faits, son récit porte néanmoins son empreinte, par des apartés qu’elle dote parfois d’une ironie subtilement cinglante -notamment pour souligner les aberrations de certains fonctionnements étatiques qui feraient sourire s’ils n’étaient pas aussi coûteux pour le contribuable- et l’insertion d’anecdotes liées à son sujet à son enquête, à l’origine par exemple de rencontres parfois improbables dont, explique-t-elle, "la poésie veut qu’on rende compte".
Passionnant.
Et c'est une première participation à l'activité "Sous les pavés la page".
J’ai lu et même relu ce livre absolument passionnant . Je vois que plusieurs lectures peuvent en être faites. Car ce que j’en ai retenu c’est la folie des dépenses publiques sous Mitterand en particulier. L’histoire du choix du marbre m’a complètement écœurée. Mais ce que tu dis sur la souffrance de cet architecte qui n’avait pas les compétences requises pour ce projet pharaonique est vrai aussi.
RépondreSupprimerOui, les thématiques sont nombreuses, et je suis sûre que si je le relis, c'est un autre de ses aspects qui se mettra en évidence. Là, spontanément, c'est la figure de Spreck qui m'a le plus atteinte... peut-être parce qu'ayant visité le Danemark il y a quelques années, j'avais été très marquée par ces évidentes différences culturelles (je t'avoue d'ailleurs que sur le coup, j'ai trouvé ces danois assez détestables, car psycho-rigides... !)
SupprimerUn récit passionnant ! En te lisant, je me rends compte que je n'étais assez peu finalement intéressée au personnage de Sperck mais davantage à la triste épopée d'un bâtiment, symbolique des aberrations étatiques et d'une ambition humaniste qui va en avoir les ailes coupées !
RépondreSupprimerComme le dit Luocine, c'est un roman très riche, qui permet plusieurs lectures. Disons que l'incommunicabilité France-Danemark, ça m'a pas mal parlé !
SupprimerJe n'ai jamais eu envie de lire ce livre que je pensais surtout fait d'intrigues politiques, mais tu me donnes vraiment envie
RépondreSupprimerIl m'a vraiment passionnée, Laurence Cossé se met à la portée du lecteur tout en respectant suffisamment son intelligence pour l'instruire de détails techniques significatifs de la prouesse techniques et des difficultés rencontrées. Un triste et révoltante histoire, au final...
SupprimerJ'ai adoré ce livre. Je n'aurais jamais pensé me passionner autant pour un projet architectural. L'Etat français et son administration n'en sortent pas glorieux.
RépondreSupprimerOui, ça c'est sûr, et la "candeur" de Spreck, son intransigeance quant à ses exigences esthétiques et humanistes, soulignent d'autant plus la bassesse des manœuvres politiciennes..
SupprimerLivre passionnant quand on s'intéresse à l'urbanisme, au Grand Paris et aux interférences entre politique et grands projets
RépondreSupprimerJe dirais même quand on ne s'y intéresse pas !
SupprimerOh que oui ce livre est magnifique, je l'ai là sur mes étagères; à relire, tiens...
RépondreSupprimerJe le garde en effet précieusement sur mes étagères, celui-là..
SupprimerUn excellent souvenir de lecture pour moi aussi - j'apprécie les livres de Laurence Cossé en général, et le thème de celui-ci m'a, à la base, paru captivant. Dans le genre des livres qui évoquent les grands projets architecturaux, il y a aussi "La véritable histoire de la grande bibliothèque" de François Stasse, qui revisite de façon décapante la genèse de la Bibliothèque François-Mitterrand.
RépondreSupprimerBonne journée!
J'ai découvert l'auteure avec ce titre, mais je compte bien poursuivre ! Et je note le titre sur la Bibliothèque, que j'ai également visitée récemment.. Bonne soirée, Daniel.
SupprimerIl me semble que j'ai déjà lu un livre de cette auteure et l'unanimité dans les commentaires et ton billet m'incitent à lire ce livre là...
RépondreSupprimerJe suis sûre qu'il te plairait !
SupprimerD'un point de vue esthétique, le résultat reste quand même saisissant. Je pense à la perspective entre la Grande Arche et l'Arc de triomphe...
RépondreSupprimerOui, je suis d'accord. L'Arche en elle-même est impressionnante aussi ..
SupprimerMais c'est passionnant, cette histoire ! J'en ignorais tout ! Merci beaucoup.
RépondreSupprimerOui, à lire même quand on ne s'intéresse pas à l'urbanisme, car c'est une aventure non seulement technique, mais aussi humaine, politique... Le pire, c'est qu'étudiante en BTS tourisme, j'ai fait visiter le quartier de la défense dans le cadre d'un stage, et que je ne me rappelais de rien (bon, à ma décharge, ça remonte un peu, c'est vrai...).
SupprimerQuel plaisir de lire une chronique dédié à ce livre que j'avais, comme toi, beaucoup apprécié (https://etsionbouquinait.com/2016/04/25/laurence-cosse-la-grande-arche/). Passionnant, c'est bien le mot !
RépondreSupprimerMerci pour le lien, je m'empresse d'aller lire ton billet !
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