LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Une affaire de femmes" - Lyndsey Collen

"Et les gens n'ont plus l'habitude des fœtus dans les contes. Ils ont été censurés pendant tellement longtemps !"

Les femmes dont il est question sont trois, mais l’affaire qui les touche pourrait en concerner beaucoup d’autres.

Cette affaire, ce sont des ennuis contenus dans un sac en plastique. Dans le sac, un fœtus, celui que Jumila a expulsé à l’occasion d’une fausse couche. Mais Jumila ne veut pas, ne peut pas se présenter à l’hôpital, où on va la soupçonner d’avoir voulu se débarrasser de l’enfant. Or elle le voulait, puisqu’il était celui de l’homme qu’elle aime depuis toujours, mais que sa famille lui a interdit de fréquenter parce qu’il est athée et "communiste". A ses seize ans, son frère l’a donc mariée à un autre qui, pour la féconder, devait l’attacher. Elle a fui, laissant derrière elle l’enfant né de ces accouplements forcés, pour retrouver la liberté et l'amour de sa vie. Elle a emmené avec elle son jeune neveu, muet depuis que sa mère s’est immolée sous ses yeux. Tous deux vendent des soutien-gorge à la sauvette.

C’est d’abord Goldilox Soo qu’elle va trouver. Cette amie plus âgée (en l’absence d’acte de naissance, elle estime avoir vingt-cinq ans), qui fait des ménages dans une grande entreprise, a plus d'expérience et saura probablement que faire de son sanglant fardeau. Les deux femmes rejoignent ensuite Sadna Joyna, qui travaille à l’hôpital, justement dans l’aile glisser-et-tomber où l’on accueille celles qui viennent faire soigner les conséquences d’un avortement clandestin qu’elles refusent d’avouer. Mais il est plus difficile de se débarrasser du sac que prévu : l’hôpital n’a pas d’incinérateur, seulement un "camion des abats" qui vient la nuit…

On suit ces trois héroïnes et leur improbable colis le temps d’une journée, immergés au cœur d’une réalité à la fois dure et poreuse à la magie des mythes et des superstitions populaires. L’évocation régulière de leurs passés respectifs témoigne de parcours de vie difficiles, ponctuées de drames. Femmes de maison, elles ont toutes trois perdu leurs patronnes dans de tragiques circonstances, perdant du même coup leur logement. C’est ainsi qu’elles se sont retrouvées à Kowlenn, occupant sur le versant d’une montagne des huttes faites de bric et de broc constamment menacées par les glissements de terrain. Les avis d’expulsion régulièrement collés sur les murs par des représentants du gouvernement restent lettre morte pour elles comme pour ceux avec lesquels elles y cohabitent, puisqu’ils n’ont nulle part où aller.

Elles sont belles -mais s’en foutent-, courageuses et solidaires, et surtout, en cette journée particulière, elles sont prises d’une excitation quelque peu fébrile : elles sont invitées, pour la première fois de leur vie, à un meeting. Il faut dire que ça fait un moment qu’il monte, leur sentiment de ras-le-bol, face à l’oppression, à l’aile glisser-et-tomber, au cynisme et à l’hypocrisie des institutions religieuses qui tentent d’imposer leurs représentations jusque dans l’enceinte de l’hôpital… elles prennent maintenant conscience de la nécessité d’agir, comme tant d’autres invisibles qui commencent à s’organiser, à monter des mouvements pour la défense de leurs droits.

"C’est le jour avant que les choses n’explosent, comme ils diront dans la presse des années plus tard".

Nous sommes à l’Ile Maurice, et Lyndsey Collen capte ce moment d’avant l’explosion par le prisme de celles qui connaissent, en raison de leur classe, de leur couleur de peau et de leur sexe, les plus lourdes injustices. En tant que femmes, elles sont en danger permanent, subissant le poids du patriarcat et de la religion, dominées, enfermées par leurs pères, leurs frères. En les assimilant aux affaires du corps -règles, sang, sécrétions-, on attend d’elles une honte et une culpabilité dont le sac au fœtus, autour duquel tournoient de plus en plus de mouches, devient le symbole.

Pour autant, "Une affaire de femmes" est un texte d’espoir, un hommage à la vaillance de ces héroïnes qui, investies d’une force vitale qui semble inaltérable, remplacent la honte et la culpabilité par la compassion et la dignité.  

A l’unisson de la fébrilité combative qui marque cette journée, l’écriture parfois déstabilisante de Lyndsey Collen est vive, nerveuse, souvent elliptique, émaillée de phrases tronquées qui expriment urgence et instabilité. 


Une idée de lecture piochée chez Passage à l’Est !, que je remercie pour cette découverte dépaysante et atypique.

C’est par ailleurs une deuxième participation au Mois Africain, chez Jostein.

Commentaires

  1. Voilà une lecture troublante. Je ne connaissais pas, bien sûr.

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    1. Sans Passage à l'Est!, je serai aussi passée à côté... il est aussi troublant sur le fond que sur la forme. Cette histoire de sac plastique au contenu macabre est servie par une écriture inhabituelle, d'une spontanéité assez curieuse..

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  2. Saissante l'image du sac au foetus ! Je ne suis pas certaine de m'aventurer dans une telle noirceur même si il est parfois nécessaire de secouer un peu ses lectures (en tout cas, je me rends compte que je lis de moins en moins de "noir"). Merci de ton conseil en tout cas.

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    1. Oui, l'image nous poursuit tout au long de la lecture.
      Si le contexte est noir, on n'en ressort pas plombé : il y a chez les trois héroïnes une capacité naturelle à braver les événements avec une sorte de sagesse et d'honnêteté qui les rend lumineuses.

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  3. Ça doit être secouant comme lecture, mais c'est une réalité .. à réserver à un moment où on a le coeur bien accroché.

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    1. Je te renvoie à ma réponse à Athalie. L'évocation de malheurs est en effet récurrente (peut-être un peu trop parfois) mais ce n'est pas ce que l'on retient finalement de la rencontre avec ces trois femmes.

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  4. Comme je suis contente que mes trois petits paragraphes t'aient interpellée au point de le lire à ton tour! Ce n'est pas un livre joyeux, c'est sûr, mais ces femmes sont tellement pleines de vie et de courage. Et je me souviens avoir savouré l'écriture, la langue et toutes les petites surprises qui s'y nichent (par exemple dans les noms: Sad(na) Joy(na), Goldilox (Goldilocks est le nom anglais de Boucle d'Or), Porlwi...
    A moi maintenant de voir ce que je vais pouvoir piocher chez toi, avec ou sans l'aide de mes bibliothèques de prêt préférées.

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    1. Je n'avais pas remarqué les jeux de mots sur les prénoms, merci pour la précision !
      Je suis ravie de la découverte, et d'avoir fait connaissance avec ces trois héroïnes que je garderai, je pense, longtemps en mémoire...

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  5. là seule chose que je me demande c'est pourquoi cette violence sur l'île Maurice et à quelle époque.

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    1. Je me suis posée la même question, car le contexte n'est finalement évoqué que par ellipses, sans jamais être précis. Du coup, en faisant quelques recherches su Wikipédia, j'ai supposé que l'intrigue se déroule à la fin des années 90, où suite à la mort suspecte d'un chanteur créole arrêté par la police, il y a eu des émeutes. Quand on lit un résumé de l'histoire de lire, il est assez difficile de faire le lien entre ce roman et ce qui est qualifié de "miracle économique" et qui a débuté au milieu des années 80. Mais il est tout de même précisé que la communauté créole se sent exclue dudit miracle...

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  6. Je ne sais pas si je tenterai cette lecture mais pourquoi pas un jour... juste bien choisir le moment pour le lire. En tout cas, merci pour la découverte :)

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    1. C'est un titre surprenant, par son idée de départ, mais aussi par son style, qui peut rebuter. Mais c'est une découverte originale, qui m'a permis de découvrir une réalité qui m'était totalement méconnue, et de rencontrer trois femmes remarquables, et rien que pour ça, il vaut le détour !

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  7. Réponses
    1. C'EST intrigant... et comme je sais que tu aimes à l'occasion sortir des entiers battus...

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