LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"La pitié dangereuse" - Stefan Zweig

"Pas un instant l’idée ne m’avait effleuré que sous cette couverture qui l’enveloppait, respirait, sentait, attendait le corps nu d’une femme qui comme toutes les autres désirait et voulait être désirée."

Le récit débute en 1938, mais cela n’a pas d’importance, tout comme la parole du narrateur qui s’exprime alors n’est qu’une introduction au véritable cœur de l’intrigue. En 1938 donc, ce narrateur fait la connaissance d’Anton Hofmiller, héros de guerre décoré et à ce titre respecté. Or il apprend, de la bouche même de ce dernier, que le courage qui lui a valu ces honneurs a en réalité été une fuite, le moyen d’échapper à une situation désespérée.

1913. Anton a vingt-cinq ans. Il est lieutenant dans un régiment de uhlans, non tant par vocation que parce qu’il s’agit là d’une destinée naturelle lorsqu’on est issu d’une famille modeste. Introduit à l’occasion d’un bal chez les Kekesfalva, noble famille de la ville, il y commet un impair en invitant à danser la fille de son hôte qui se révèle être paralytique, et accuse cet involontaire affront avec une détresse manifeste. Contrit, le jeune homme présente dès le lendemain ses excuses, qui sont acceptées et assorties d’une nouvelle invitation. C’est ainsi que le jeune lieutenant se met à fréquenter régulièrement les Kekesfalva, devenant proche d’Edith, la jeune infirme, de son père, veuf avenant et doux désespéré par le handicap de sa fille unique pour laquelle il est prêt à tous les sacrifices et de la cousine Ilona, dont la beauté séduit d’abord Anton qui s’en détourne dès qu’il apprend qu’elle est fiancée.

Le héros se prend pour Edith d’une pitié dont Stefan Zweig décortique les motivations inconscientes, les mécanismes, et son influence sur la relation qui unit les deux jeunes gens.

Bouleversé par la souffrance de la jeune femme, Anton devient peu à peu prisonnier de cette pitié qui dans un premier temps l’exalte. A priori suscitée par de bonnes intentions -la compassion et la disponibilité-, elle se révèle en réalité tout aussi utile, si ce n’est plus, à celui qui la dispense qu’à celui qui la reçoit. Car la pitié est gratifiante, renvoie à Anton l’image de sa propre empathie, du sacrifice qu’il pense accorder. Lui qui a toujours eu le sentiment de son insignifiance se sent enfin indispensable et valorisé. Et puis il y a chez Anton, petit lieutenant d'origine modeste, une part de vanité à fréquenter cette famille si riche et si honorable, qui le traite comme un pacha. La compagnie des jeunes filles, le confort et les bons repas, le changent de la caserne froide et du mess enfumé de la garnison.

La recherche de ces avantages qu’il doit à sa pitié est bien sûr inconsciente, et ce n’est qu’avec le recul que le lieutenant reconnaît ces motivations sur le moment inavouées y compris à lui-même. 

De même que ce n’est qu’a posteriori qu’il réalise l’effet pervers de cette compassion sur ses rapports avec Edith. Porté envers la jeune femme par une sorte de reconnaissance pour lui avoir permis d’exercer sa pitié, et aveuglé par les effets supposément bénéfiques de cette dernière, il s’est engagé dans une relation platonique sans en déceler les dangers. Car d’une part, pour perdurer sur du long terme la pitié suppose, si elle est dénuée d’une véritable sincérité, le mensonge. Le manque d’honnêteté, notamment ici sur les espoirs de guérison de la malade, sont alors entretenus par cette dernière elle-même, tant elle a besoin d'espoir. Là encore, l’intention est peut-être bonne, mais malavisée et en réalité empreinte de lâcheté : le lieutenant préfère apporter une joie temporaire que la découverte ultérieure de la vérité rendra d’autant plus cruelle, plutôt que de prendre ses responsabilités en affrontant la douleur que la réalité provoquera chez l’autre. D’autre part, la pitié induit une autre sorte de tromperie, en venant perturber la fragilité de l’équilibre entre l’amour et la sympathie, prouvant du même coup qu’elle est l’ennemie d’une empathie réelle. Envahi par sa pitié, Anton ne voit en Edith que l’infirme, et en oublie la femme. Or, ce n’est pas à la compassion qu’aspire la paralytique, et surtout pas à être réduite à cet état de handicap qu’elle peut de toute façon difficilement oublier. Elle en exprime sa frustration par de soudaines crises de colère au cours desquelles, comme pour faire payer leur bonne santé à ses proches, elle se montre odieuse et capricieuse, manifestations détournées d’une détresse immense, et qu’elle finit toujours par regretter.

Quant à Anton, lorsqu’il s’aperçoit des effets pervers de sa pitié, il est trop tard…

Cet engrenage dans lequel il s’est lui-même enfermé est minutieusement décrit par l’auteur, qui en tire une analyse très fine de la psychologie de son héros, tout en rendant avec intensité l’ampleur des affres dans lesquels sa pitié l’a piégé.


Un autre titre pour découvrir Stefan Zweig : Le voyage dans le passé.

C’est une lecture commune proposée par Patrice & Eva à l’occasion des Feuilles Allemandes et de Lire autour du handicap.

Y ont participé Brize, Keisha, Patrice, Anne-yesCleanthe



(P.S. Partie en grand week-end "copines" en Dordogne, j’ajouterai les liens vers les autres participations et répondrai à vos commentaires à mon retour 😊.)

Commentaires

  1. On a le droit de s'attacher à d'autres personnages? ^_^ Bon, Zweig est fort.
    https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2022/11/la-pitie-dangereuse.html?sc=1669445765523#c1036403653181932

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    1. Bah oui, moi je ne me suis attachée à aucun, en réalité... même si j'ai apprécié ma lecture ! J'irai lire ton billet lorsque je réussirai à allumer mon PC perso (je suis toujours bloquée depuis le pro...).

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  2. Récit parmi mes favoris de S.Zweig. Je l'ai tellement lu ( en mode oeuvre complète :)). Ses biographies sont très intéressantes aussi.

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    1. Je n'ai pas lu ses biographies, mais j'ai dévoré ses courts récits quand j'étais lycéenne, ainsi que "La confusion des sentiments", dont je n'ai gardé aucun souvenir. J'ai surtout été marquée par "Vingt-quatre heures dans la vie d'une femme" et "Le joueur d'échecs", que j'avais trouvé très habile.

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  3. Ton analyse de ce roman est intéressante. J'ai lu les billets de Keisha et Brize ; je ne sais pas ce que tu as pensé de cette lecture mais je pense qu'au-delà de 100 pages, ce texte pourrait bien m'ennuyer. Tout est dans le dosage...

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    1. Ce n'est pas un coup de cœur, mais j'ai apprécié, surtout l'analyse psychologique. Et puis j'aime bien de temps en temps revenir vers ces écritures "classiques" (même si je trouve l'exaltation avec laquelle s'exprime parfois le héros un peu désuète...).

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  4. Le thème de la pitié se prête bien à une analyse psychologique très poussée comme les aime Zweig... ce que tu montres bien. J'ai lu un autre roman, en suivant ce qui était disponible dans ma médiathèque, je ne sais pas si celui-ci m'aurait plu autant.

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    1. J'ai lu "Amok", mais il y a très longtemps. Je sais que j'avais aimé, mais je ne m'en souviens pas... celui-ci est toit de même très différent des textes courts de Zweig, plus "efficaces". Là, il décortique, s'attarde, ce qui peut en effet provoquer une lassitude chez certains lecteurs, comme l'évoque Brize.

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  5. Ah tu as plus apprécié la dimension psychologique que Keisha dirait-on. Bon je note ce titre, il y a tant à lire chez l'auteur.
    Nathalie

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    1. Oui, et celui-ci n'est pas mon préféré, mais j'ai apprécié tout de même, pour l'acuité avec laquelle il décortique les motivations inconscientes de son héros.

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  6. "Envahi par sa pitié, Anton ne voit en Edith que l’infirme, et en oublie la femme.": c'est exactement cela ... mais qu'est-ce que ça m'a semblé long ! (https://surmesbrizees.wordpress.com/2022/11/26/la-pitie-dangereuse-stefan-zweig/)

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    1. Comme je l'ai commenté suite à ton billet, je peux comprendre l'effet de saturation face à la minutie avec laquelle l'auteur décortique les mécanismes de cette pitié...

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  7. Ce jour plusieurs blogs publient un billet sur cet auteur , cela donne envie de s’y « re »plonger.

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    1. De même, cette lecture m'a donné envie de relire ses textes plus courts, que j'ai beaucoup appréciés il y a une trentaine d'années, et dont j'ai quasi tout oublié !

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  8. je l'ai lu l'année dernière et bien aimé
    https://netsdevoyages.car.blog/2021/12/23/la-pitie-dangereuse-stefan-zweig/

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    1. Mais oui, je me souviens de ton billet, puisque j'avais récupéré ton lien pour l'activité "Handicap". Il est plus synthétique mais plus complet que le mien : comme Cléanthe, tu y évoques notamment son contexte (l'écroulement imminent de l'Empire) et ce personnage du médecin, qui, je rectifie ce que j'ai écrit ci-dessus, est pour moi le seul individu attachant du roman...

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  9. Je crois bien que c'était mon premier Zweig, lu il y a vraiment très longtemps mais j'en garde un souvenir fort. Zweig m'avait épatée, éblouie même, par la justesse et la finesse de son analyse de la psychologie d'Anton.

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    1. Nous sommes bien d'accord, et c'est pour moi la principale force de ce titre.

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  10. Bon week-end http://monbiblioblog.revolublog.com/stefan-zweig-la-pitie-dangereuse-grasset-a213445121

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  11. J'ai lu tous les billets je crois et les avis très variés sur Zweig. J'ai lu "la pitié dangereuse" il y a longtemps et le fait est que je ne m'en souviens pas beaucoup. Je sais que j'ai aimé, mais je n'irai pas jusqu'à le relire.

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    1. Je ne le relirai pas non plus, mais j'ai apprécié ma lecture, et elle m'a en revanche donné envie de relire ses textes plus courts..

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  12. J'ai vraiment beaucoup aimé ce livre aussi et tu le résumes fort bien. Une grande richesse de thèmes et un très belle façon de décrire les personnages !

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  13. Sans doute mon préféré de ce grand auteur...

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    1. Ce n'est pas mon cas, comme je le précise ci-dessus, je préfère ses textes courts, mais je peux comprendre, c'est un roman très riche.

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  14. Je n'avais encore jamais entendu parler de ce livre de Stefan Zweig, merci pour la découverte :)

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    1. Tu n'as plus qu'à le noter pour les prochaines Feuilles allemandes !

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  15. Brize était très mitigée. J'ai bien envie de relire du Zweig depuis que je vois des billets fleurir ici ou là, mais je ne sais pas trop pour celui-là. Plutôt ses nouvelles, je pense.

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    1. C'est une bonne idée, notamment si tu as peur de la lassitude que peux effectivement provoquer la minutie de l'auteur :)

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  16. Bravo pour ce billet! J'aime beaucoup ton analyse très fine de l'engrenage de la pitié et de ses ressorts dans ce roman.

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    1. C'est selon moi le plus grand atout du roman, mais tu as de ton côté évoqué d'autres de ses aspects également très intéressants, que j'ai pour le coup occultés.

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  17. Cette idée de partager des lectures communes est vraiment bien. J'essaierai de participer une prochaine fois.

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    1. Oui, c'est l'occasion de lire des titres différents, et d'échanger sur nos avis...

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  18. Ton billet et les quelques autres que j'ai lus me rappellent un très ancien souvenir concernant ce livre, mais je ne sais plus si je l'ai lu ou si j'avais seulement lu la 4e de couverture. Il me faudrait donc le (re)lire, ceci dit je n'apprécie pas toujours l'approche aux sentiments de Zweig, même sous couvert d'analyse psychologique.

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    1. La lecture commune te permet justement de voir que son approche a été diversement appréciée...

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  19. Il faut vraiment que je le lise...

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  20. J'ai lu quelques zweig mais pas celui-là ! Un jour, je relirai peut-être cet auteur...

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    1. J'étais comme toi jusqu'à cette lecture commune... en même temps, vu sa bibliographie, difficile d'ne faire le tour !

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  21. Ce livre fut un énorme coup de cœur quand je l’ai découvert il y a quelques années. Ce Zweig, tout de même, quel génie 😱( Béa Une Comete)

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    1. Oui, un grand classique et un incontournable de la littérature germanophone, c'est sûr..

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