"La pitié dangereuse" - Stefan Zweig
"Pas un instant l’idée ne m’avait effleuré que sous cette couverture qui l’enveloppait, respirait, sentait, attendait le corps nu d’une femme qui comme toutes les autres désirait et voulait être désirée."
1913. Anton a vingt-cinq ans. Il est lieutenant dans un régiment de uhlans, non tant par vocation que parce qu’il s’agit là d’une destinée naturelle lorsqu’on est issu d’une famille modeste. Introduit à l’occasion d’un bal chez les Kekesfalva, noble famille de la ville, il y commet un impair en invitant à danser la fille de son hôte qui se révèle être paralytique, et accuse cet involontaire affront avec une détresse manifeste. Contrit, le jeune homme présente dès le lendemain ses excuses, qui sont acceptées et assorties d’une nouvelle invitation. C’est ainsi que le jeune lieutenant se met à fréquenter régulièrement les Kekesfalva, devenant proche d’Edith, la jeune infirme, de son père, veuf avenant et doux désespéré par le handicap de sa fille unique pour laquelle il est prêt à tous les sacrifices et de la cousine Ilona, dont la beauté séduit d’abord Anton qui s’en détourne dès qu’il apprend qu’elle est fiancée.
Le héros se prend pour Edith d’une pitié dont Stefan Zweig décortique les motivations inconscientes, les mécanismes, et son influence sur la relation qui unit les deux jeunes gens.
Bouleversé par la souffrance de la jeune femme, Anton devient peu à peu prisonnier de cette pitié qui dans un premier temps l’exalte. A priori suscitée par de bonnes intentions -la compassion et la disponibilité-, elle se révèle en réalité tout aussi utile, si ce n’est plus, à celui qui la dispense qu’à celui qui la reçoit. Car la pitié est gratifiante, renvoie à Anton l’image de sa propre empathie, du sacrifice qu’il pense accorder. Lui qui a toujours eu le sentiment de son insignifiance se sent enfin indispensable et valorisé. Et puis il y a chez Anton, petit lieutenant d'origine modeste, une part de vanité à fréquenter cette famille si riche et si honorable, qui le traite comme un pacha. La compagnie des jeunes filles, le confort et les bons repas, le changent de la caserne froide et du mess enfumé de la garnison.
La recherche de ces avantages qu’il doit à sa pitié est bien sûr inconsciente, et ce n’est qu’avec le recul que le lieutenant reconnaît ces motivations sur le moment inavouées y compris à lui-même.
De même que ce n’est qu’a posteriori qu’il réalise l’effet pervers de cette compassion sur ses rapports avec Edith. Porté envers la jeune femme par une sorte de reconnaissance pour lui avoir permis d’exercer sa pitié, et aveuglé par les effets supposément bénéfiques de cette dernière, il s’est engagé dans une relation platonique sans en déceler les dangers. Car d’une part, pour perdurer sur du long terme la pitié suppose, si elle est dénuée d’une véritable sincérité, le mensonge. Le manque d’honnêteté, notamment ici sur les espoirs de guérison de la malade, sont alors entretenus par cette dernière elle-même, tant elle a besoin d'espoir. Là encore, l’intention est peut-être bonne, mais malavisée et en réalité empreinte de lâcheté : le lieutenant préfère apporter une joie temporaire que la découverte ultérieure de la vérité rendra d’autant plus cruelle, plutôt que de prendre ses responsabilités en affrontant la douleur que la réalité provoquera chez l’autre. D’autre part, la pitié induit une autre sorte de tromperie, en venant perturber la fragilité de l’équilibre entre l’amour et la sympathie, prouvant du même coup qu’elle est l’ennemie d’une empathie réelle. Envahi par sa pitié, Anton ne voit en Edith que l’infirme, et en oublie la femme. Or, ce n’est pas à la compassion qu’aspire la paralytique, et surtout pas à être réduite à cet état de handicap qu’elle peut de toute façon difficilement oublier. Elle en exprime sa frustration par de soudaines crises de colère au cours desquelles, comme pour faire payer leur bonne santé à ses proches, elle se montre odieuse et capricieuse, manifestations détournées d’une détresse immense, et qu’elle finit toujours par regretter.
Quant à Anton, lorsqu’il s’aperçoit des effets pervers de sa pitié, il est trop tard…
Cet engrenage dans lequel il s’est lui-même enfermé est minutieusement décrit par l’auteur, qui en tire une analyse très fine de la psychologie de son héros, tout en rendant avec intensité l’ampleur des affres dans lesquels sa pitié l’a piégé.
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Nathalie
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