LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"L’inconnu de la poste" - Florence Aubenas

"Dans la salle de repos, les minutes fondent doucement dans les tasses à café."

J’ai englouti "L’inconnu de la poste" en deux jours en prévision de la rencontre avec Florence Aubenas, marraine de l’édition 2022 du salon LIRENPOCHE, à laquelle j’avais la ferme intention d’assister (même s’il m’a pour cela fallu réserver ma place en subissant le précédent entretien dont les invitées étaient Mélissa Da Costa et Virginie Grimaldi, ce qui vous donne une idée des sacrifices que j’étais prête à faire). Est-ce le fait de l’avoir ainsi lu trop vite, qui m’a laissé le sentiment d’un léger manque de consistance ? Est-ce parce qu’inconsciemment, au vu de la démarche, je n’ai pu m’empêcher de comparer -à son désavantage- "L’inconnu de la poste" à ce qu’un Philippe Jaenada peut construire à partir d’un fait divers ?

Florence Aubenas s’y intéresse à Gérald Thomassin et à son triste destin, qu’on aurait eu du mal à trouver crédible s’il avait été un personnage de fiction. Enfant de la DDASS, il est repéré par le réalisateur Jacques Doillon pour jouer dans le film "Le petit criminel", qui lui vaudra en 1991 le César du meilleur espoir masculin. Le début d’une nouvelle vie de faste et de confort pour ce jeune voué à une exigence de galères et d’instabilité ? Pas vraiment. Car si Thomassin continue de travailler pour le cinéma ou la télévision (il compte une quinzaine de films et cinq téléfilms à son actif), il ne modifie en rien son mode de vie et son comportement. Il a la réputation de se volatiliser dès qu’un tournage est terminé, devenant alors impossible à joindre. Il a toujours gardé un pied dans la rue, il ne sait pas vivre autrement. A la fois acteur et SDF, c’est un garçon aussi charismatique qu’inconséquent, bruyant et emporté, mais pas violent, selon les témoignages de ceux qui l’ont côtoyé. C’est surtout quelqu’un qui a un grand besoin d’affection, et qui pompe beaucoup d’énergie à ceux qui l’entourent.

En 2008, il vit depuis deux ans à Montréal-la-Cluse, bourgade du haut-Bugey (dans l’Ain), dans un appartement en sous-sol qu’il appelle "la Grotte". C’est alors "un beau gars un peu défait" qui a récemment fait plusieurs séjours en psychiatrie, notamment suite à des tentatives de suicide. Il se dit toutefois content de vivre au calme, et dans un confort relatif par rapport à ce qu’il a connu. Il traine souvent avec ses copains Tintin et Rambouille (ils se surnomment eux-mêmes les Dalton), à boire des bières et se défoncer, Thomassin abreuvant par ailleurs ses camarades d’anecdotes du monde du cinéma qui suscitent autant leur admiration que leur jalousie.

Cette année-là, Catherine Burgod est assassinée dans la petite poste -dont elle était la seule employée- située juste en face de l’immeuble où vit Thomassin. La scène de crime traduit autant de déchaînement que de sang-froid : on compte sur le corps de la victime vingt-huit coups de couteau, mais une quasi-absence de traces de violence autour du cadavre. La première conclusion qui s’impose est que l’assassin est forcément du coin, informé des horaires de la petite poste, et du fait que Catherine y travaillait seule. Elle était enceinte de son nouveau compagnon, et en cours de séparation d’avec son mari, avec lequel elle avait deux petites filles. C’est d’abord sur son ex-époux que se portent les soupçons. Ce premier suspect disculpé, Gérald Thomassin fait figure de coupable idéal. Thomassin, c’est celui qui n’est pas d’ici, qui gêne et inquiète avec sa "tchatche de parisien" et sa manie d’écouter de la musique forte, sa façon de se promener dans la rue avec une canette à la main. Et puis c’est un acteur, alors forcément, il sait mentir… 

C’est une Florence Aubenas intriguée qui enquête sur les lieux du crime : que vient faire Thomassin dans cette affaire ? Son intérêt dépasse toutefois très vite l’implication de l’acteur dans ce drame. Elle qui porte une attention naturelle à l’autre, qui s’intéresse, comme elle dit, "à la vraie vie", porte son regard au-delà du crime, sur son environnement, ses acteurs, et en ausculte les répercussions. Le bourg de Montréal-la-Cluse en devient presque lui-même un personnage de l’histoire, symbole de ces petites villes tranquilles où tout le monde se connaît, qui survivent cahin-caha à leur déclin économique, mais que l’on quitte difficilement. Le crime survient au moment de la crise de 2008. Ancienne commune rurale (elle a d’ailleurs en partie gardé son "jus de campagne") devenue bourg ouvrier grâce à l’industrie du plastique, Montréal-la-Cluse la subit de plein fouet : pour beaucoup de familles, les fêtes de Noël seront assombries par le chômage technique. Même la "grande ville" voisine, Nantua, de l’autre côté du lac qui porte son nom, n’est plus qu’une sous-préfecture sans sous-préfet, dont les services publics ont été compressés ou délocalisés. Sa gendarmerie (dont l’auteure aura l’occasion de côtoyer régulièrement les agents, se prenant d’une sympathie particulière pour l’un d’eux) n’est pas de celles auxquelles on postule : on y est nommé.

Florence Aubenas replace les protagonistes de l’affaire dans ce cadre : la victime, belle femme coquette, choyée par son notable de père, dont l’élégance et le caractère avenant dissimulaient un mal-être révélé par plusieurs tentatives de suicide ; le père donc, dévasté par la perte de sa fille unique ; les copains de Thomassin, tristes vies auxquelles la drogue a mis un coup d’arrêt (Montréal-la-Cluse est sur la route Lyon – Suisse d’un du trafic dont Montréal-la-Cluse récolte des miettes, comptant davantage de toxicos que de dealers). Elle sonde, observe, questionne, reconstitue la vie du village à coups d’anecdotes et de digressions, rapporte la déflagration qu’a représenté le crime pour la bourgade. C’est "notre 11 Septembre à nous", disent ses habitants ; chacun se souvient de ce qu’il faisait quand il a appris la nouvelle. Elle traduit ainsi le "climat obsédant du crime", mais aussi la dévastation qu’induit une instruction judiciaire dans la vie, mise à nu, des suspects et de leurs proches. 

J’ai trouvé tout cet aspect du récit plutôt réussi : la façon dont l’auteure décrit les lieux, les existences et les interactions de ceux qui y vivent, a souvent nourri mon imagination. Et pourtant, comme évoqué au début de ce billet, il m’a manqué un je-ne-sais-quoi, plus de "chair" je crois, pour que j’en garde une réelle empreinte. Je pense que cela tient à l’approche quasi-clinique avec laquelle elle traite le point a priori central de son histoire : Gérald Thomassin. Le probable souci d’objectivité qui préside à cette approche a pour résultat de le désincarner, et de l’occulter, presque, au profit du contexte, ne laissant de lui qu’une image insaisissable. 

Sinon, assister à la rencontre avec Florence Aubenas, qui a répondu aux questions de la médiatrice avec simplicité, humour et précision, a été un immense plaisir !


Un autre titre pour découvrir Florence Aubenas : Le quai de Ouistreham

Commentaires

  1. J'ai eu envie de le lire à sa sortie, et puis nettement moins après quelques billets assez tièdes.

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    1. Il se lit vite (c'est un peu le problème d'ailleurs), alors à toi de voir, dans la mesure où certaines lectrices ont été beaucoup plus enthousiastes que moi.

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  2. Un billet très intéressant, un roman qui ne m'avait pas tenté à sa parution. Tu ne me donnes pas tant que ça envie de le lire.

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    1. Je comprends, je n'ai pas été complètement emballée... en revanche, je recommande sans modération "Le quai de Ouistreham".

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  3. Il est court mais je me suis un peu ennuyée, par exemple les pensées de la victime qui se rend au travail, pourquoi pas, mais qu'en sait-on? J'avais préféré Le quai de Ouistreham. Je rêve aussi du livre que le Philou aurait écrit...
    (et tu ne parles pas des deux autres invitées ^_^)

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    1. Je ne me souviens pas de ces "extrapolations", mais je comprends ton ennui, même si c'est un terme peu adapté à ce que j'ai personnellement ressenti, plutôt une sensation de "fugacité". En effet, je me suis dit que Jaenada en aurait sans doute tiré un récit bien plus dense... quant à ces chères Mélissa et Virgine, eh bien disons qu'elles sont fort sympathiques, mais que leur intervention ne m'a pas donné envie de les lire :)..

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  4. J'attendais ton avis qui n'est pas loin du mien : c'est un peu léger. Comme toi, j'ai pensé à ce qu'aurait fait Jaenada de cette affaire, et aussi Ivan Jablonka (je ne sais plus si tu as lu "Laetitia").

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    1. Oui, c'est tout à fait ça, "léger".. Et oui j'ai lu Laëtitia, qui a été un coup de cœur ! Pour le coup, Jablonka étaie son récit avec profondeur, et dresse un tableau très riche du contexte qui entoure le drame.

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  5. Comme Keisha j'ai été peu emballée par ce livre, que j'ai trouvé mi-chair mi-poisson, ni roman ni document mais un peu des deux... J'ai de beaucoup préféré Le quai de Ouistreham.

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    1. De fait, j'ai senti moins d'implication dans ce récit que dans "Ouistreham", ce qui peut se comprendre, mais j'aurais aimé plus de densité, plus de développements..

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  6. Et bien moi, j'avais beaucoup aimé ce titre ! L'évocation de cette réalité sociale qui est mise au premier plan m'avait touchée par ces détails qui permettent de bien comprendre l'ampleur que le crime a eu dans la région. Et j'avais trouvé que la distance de l'autrice met avec le personnage de Thomassin permet aussi de garder une forme d'impartialité vis à vis des soupçons qui pèsent sur lui.
    Evidemment, l'ombre de Jaenada plane ... Mais j'adore Aubenas ...

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    1. Je me souviens très bien de ton enthousiasme et je rejoins sur l'intérêt que présente la description du contexte du crime dans ce récit. Mais en refermant la dernière page, j'ai ressenti comme un "goût de trop peu"... et j'adore Aubenas aussi, son intervention a été aussi passionnante que plaisante.

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  7. J'ai adoré Quai de Ouistreham ! J'ai aussi acheté le livre ( dédicacé) mais je l'ai juste rencontré.... Je n'ai aps écouté sa conf.

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    1. Donc tu étais à Gradignan.. n'hésite pas à me faire signer si tu y retournes lors de la prochaine édition (bon, d'accord, c'est un peu loin :)), on pourrait se rencontrer autour d'un café ou d'un pique-nique !

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  8. J'ai tellement aimé le Quai qui m'a bien secouée que j'ai peur d'être déçue avec cette enquête. Du coup je n'arrive pas à être complètement attirée par le titre.

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    1. Je l'ai trouvé bien moins étoffé que "Ouistreham", et de fait, le sujet qu'est Gérald Thomassin échappe à l'auteure par manque d'une matière dont elle disposait à profusion pour son autre titre. Il reste que toute la partie "contexte" est tout de même très intéressante, et bien menée.

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  9. J'avais beaucoup aimé et le livre m'avait passionnée... Je relis mon billet :) http://doucettement.over-blog.com/2021/04/l-inconnu-de-la-poste-de-florence-aubenas.html j'avais éprouvé une lassitude à mi-parcours que j'avais oubliée :)

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    1. Ce qui compte, c'est sans doute l'impression qu'on en garde a posteriori.. je viens de relire ton billet, et je vois que nous nous rejoignons sur l'intérêt de sa dimension sociologique.

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  10. je crois que j'aurais apprécié la rencontre aussi, j'aime beaucoup ce qu'elle dégage!

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    1. J'avais déjà eu l'occasion de l'écouter à la radio, et de la voir à la TV, mais en vrai c'est encore mieux évidemment. Elle dégage beaucoup de chaleur et d'intelligence à la fois.

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  11. Il me tente bien celui-ci ! j'aime bien ce genre de lecture :)

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    1. Comme tu l'auras compris, elle m'a un peu laissée sur ma faim (ainsi que d'autres lectrices). Dans le même genre, mais en bien plus touffu, je te recommande "Laëtitia" d'Ivan Jablonka, qui est vraiment excellent.

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  12. Florence Aubenas a une approche journalistique contrairement à Jaenada que tu cites. Personnellement je préfère... J'aurais bien aimé la rencontrer, je la trouve tellement passionnante.

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    1. Tu as sans doute raison de souligner la différence d'approche, qui explique la différence de ton, et cette sensation de neutralité que l'on peut avoir à la lecture du récit de Florence Aubenas. Avec Ivan Jablonka, qui est historien, c'est encore une autre approche....

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