"La fête au Bouc" - Mario Vargas Llosa
"La rage le saisit. Il pouvait dominer les hommes, mettre trois millions de dominicains à genoux, mais pas contrôler son sphincter."
1961. Il ne le sait pas encore, mais Rafael Trujillo vit sa dernière journée. Bien que portant toujours beau, avec ses tenues impeccables et sa fière rectitude, ses soixante-dix ans se rappellent à lui par les prémisses d’une vieillesse dont l’emprise le met en rage : douleurs osseuses, musculaires, et surtout cette humiliante incontinence qui s’est manifestée la veille encore au bordel, lui faisant perdre sa dignité face à une "gamine insipide".
Et son corps n’est pas le seul à partir en débandade. Le dictateur est devenu gênant pour ses alliés d’hier, notamment depuis la chute d’autres dictateurs sud-américains (Batista à Cuba, Pinilla en Colombie, Pérez Jiménez au Venezuela…), et il est devenu délicat de continuer à fermer les yeux sur les exactions commises par son Régime. Il y a eu l’assassinat des trois sœurs Mirabal, harcelées au prétexte de sympathies communistes depuis que l’une d’entre elles avait repoussé les avances du Chef, puis la tentative d'assassinat de Rómulo Betancourt, nouveau président du Venezuela. Les effets des sanctions financières appliquées par les Etats-Unis en représailles commencent à avoir des répercussions dramatiques ; les représentants de l’Eglise Catholique eux-mêmes se mettent à conspirer contre le Régime… Mais Trujillo n’est ni Batista, ni Perón : pas question d’exil doré, lui restera jusqu’au bout. Car ce n’est pas l’argent qui l’intéresse, à l’inverse de sa pingre d’épouse qui place tout ce qu’elle peut à l’étranger, ou de ses clowns de fils, noceurs, paresseux, qui ne pensent qu’à flamber. Ce qui fait le courir, lui, c’est le pouvoir.
Ce ne sont toutefois pas ses ennemis extérieurs qui vont signer la fin de son règne, mais les quatre hommes en planque dans une voiture sur le trajet reliant la résidence du Chef au bordel où il doit se rendre dans la soirée. Chacun d’entre eux a été proche du pouvoir, et chacun d’entre eux a une bonne raison de vouloir tuer le Bouc, quitte à y laisser sa propre vie. Il aura fallu trente ans d’Ere Trujillo, d’assassinats, de corruption, d’espionnage, de viols perpétrés en toute impunité par le chef, ses sbires et ses fils, trente ans d’isolement et de peur, avant que n’agissent enfin ceux qui ont les moyens de le faire.
Comment un tel Régime a-t-il pu perdurer ? C’est ce qu’a tenté de comprendre, de manière obsessionnelle, avec le recul que lui procurait la distance, Urania, en collectionnant pendant des décennies toute la documentation possible sur la dictature dominicaine.
Que le peuple, abruti par l’endoctrinement et l’isolement, dépourvu de volonté et de curiosité, contraint par la peur et la pratique de la soumission, en soit venu à diviniser Trujillo, elle peut à la rigueur l’admettre.
Trujillo a ainsi "condamné de nombreux dominicains au malaise et au dégoût de soi-même, à se mentir à chaque instant et à tromper tout le monde, à être deux en un : un mensonge public et une vérité privée interdite d’expression."
Mais comment pénétrer le mystère de l’emprise du dictateur sur les Dominicains les plus chevronnés, sur des têtes pensantes -médecins, avocats, ingénieurs…- souvent issues des meilleures universités américaines ou européennes, des hommes cultivés, sensibles, que Trujillo a transformés en chiffes molles, qui se sont laissé sauvagement avilir ?
En revenant sur les mécanismes de cette emprise, Mario Vargas Llosa démontre le machiavélisme d’un système qui a amené chaque Dominicains, tôt ou tard, à devenir son complice et/ou son débiteur.
Trujillo, c’est d’abord, pour beaucoup, celui qui a réinstauré une souveraineté nationale, créé une armée moderne et professionnelle, "remis les Haïtiens à leur place", éradiqué la criminalité (sauf la sienne et celle de son Régime) et fourni du travail à 60 % des citoyens, en s’octroyant la plupart des usines et des terres du pays. La République dominicaine, bastion d’anticommunisme, a par ailleurs longtemps été le meilleur allié des Américains dans l’hémisphère occidental, et a bénéficié d’une forte caution de l’Eglise, un Concordat liant le pays au Vatican.
La nation, en somme, lui a longtemps été reconnaissante. Ses proches collaborateurs ont quant à eux été comme aspirés par le froid magnétisme et l’aura d’incontestable autorité émanant de cet homme, et se sont laissé prendre au jeu des avantages que leur conférait une situation pour laquelle ils étaient près à des concessions toujours plus aliénantes. C’est ainsi une véritable cour de serviteurs de luxe, terrifiée et soumise, qui a orbité autour de Trujillo, chacun bataillant pour s’attirer les faveurs du chef, être remarqué, mentionné, loué… chacun étant aussi sur la sellette : à chaque instant, pour une broutille ou sur un caprice du Chef, la disgrâce pouvait survenir, préalablement annoncée dans les colonnes du courrier des lecteurs d’El Caribe -ramassis de délations, calomnies-, organe officiel du régime et instrument de sa propagande. L’auteur décrit certains membres de cette cour, qui compte des figures aussi repoussantes que fascinantes, tel Johnny Abbes Garcia, chef tout-puissant du Service d’Intelligence militaire, exécutant des basses œuvres, maître de la terreur, en charge disparitions, exécutions, ou tortures pratiquées dans les salles de La Quarante, la tristement célèbre prison du Régime.
Il faut toute la maitrise d’un Mario Vargas Llosa pour rendre palpable ce pan d’Histoire dominicaine. On est pris comme par le suspense d’un roman policier, fasciné par sa capacité à donner chair à tous ses personnages…
C’est un nouveau coup de cœur pour cet auteur découvert l’an dernier avec "Le rêve du Celte"…
… et une première participation au Mois Latino !
Commentaires
nathalie
Et non, tu ne confonds pas, la famille de Trujillo y est en effet étrillée, sa femme (mesquine, ridicule) comme ses fils (aussi répugnants que stupides), et j'avais même de longs passages les concernant dans le brouillon de mon billet.. tout comme j'en avais sur les 4 quidams en planque dans la voiture, dont chacun mérite aussi qu'on lui prête attention... et de même pour de nombreux collaborateurs du Bouc, ou encore concernant Balaguer, le président fantoche à la personnalité surprenante.. mais mon billet était déjà bien long, c'est pourquoi je me suis contentée de l'allusion à son talent pour brosser ses personnages ! Mais oui, c'est remarquable, sa manière de faire de chacun des protagonistes du récit un être palpable, singulier, complexe, et puis comme tu le dis aussi, de parvenir avec un sujet aussi tragique à nous faire sourire, en soulignant le grotesque de certaines situations et de certains comportements..
Bon week-end.