LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Le rêve du Celte" - Mario Vargas Llosa

"Il se dit une fois de plus que sa vie avait été une contradiction permanente, une succession de confusions et d’imbroglios monstrueux, où la vérité de ses intentions et de ses comportements finissait toujours par être, du fait du hasard ou de sa propre maladresse, obscurcie, distordue, transformée en mensonge."

Je découvre Mario Vargas Llosa avec ce titre, qui m’a complètement emballée.

Accusé de haute trahison, un homme attend, dans la cellule d’une prison britannique où il affronte chaque jour l’ostensible mépris de son gardien, le verdict définitif de sa condamnation. Cet homme, c’est l’irlandais Roger Casement. Dans la solitude de sa geôle, Il a tout le temps de revenir sur son incroyable parcours, sur ses erreurs et ses aveuglements, sur la dernière mais aussi la plus intense de ses passions, qui le consume et l’envoie à la mort…

En 1883, alors âgé de 19 ans, il part pour la première fois en Afrique, en tant que contremaître dans l’une des expéditions de Henry Stanley. C’est un jeune homme robuste et laconique, peu porté à la plaisanterie, sérieux et travailleur. L’argent lui importe peu, et ce n’est pas la quête de richesse qui le motive : il est porté par la conviction des bienfaits que les européens, en y introduisant le progrès et la civilisation, apportent à une Afrique stagnant dans la préhistoire, plongée dans le cannibalisme et la traite d’esclaves.

Désigné par la suite comme consul britannique dans l’Etat Indépendant du Congo, alors propriété du roi belge Léopold II, il prend peu à peu conscience de la terrible réalité du colonialisme, réalise que les causes principales de l’hécatombe du peuple congolais ne sont pas, contrairement à ce que prétend le discours officiel, les maladies, mais la cupidité et la cruauté, l’inhumanité du système implacable que représente l’exploitation du caoutchouc. 

"Si j’ai appris une chose au Congo, c’est qu’il n’existe pas de pire animal sanguinaire que l’être humain."

Avec l’autorisation du Foreign Office, qui cherche depuis plusieurs années, à la suite de divers témoignages, à obtenir des preuves des exactions commises au Congo contre des "travailleurs" venus des colonies britanniques de l'Afrique occidentale, il s’engage dans une enquête de longue haleine, éprouvante, qui confirme et va même au-delà de ses premières constatations, et lui fait mesurer l’ampleur de sa naïveté quant aux intentions humanistes des colons européens. 

Le rapport qu’il en tire, minutieux, étayé, confirme les atrocités systématiques commises non seulement sur les sujets britanniques, mais également sur l'ensemble de la population congolaise, hommes, femmes, enfants, et vieillards. Il a jusqu’au-delà des frontières anglaises un écho retentissant, et contraint le roi belge à accepter la nomination d'une commission d’enquête.

Ce succès incitera plus tard les autorités britanniques à confier à Roger, qui entretemps aura été consul au Brésil durant 4 ans, une mission similaire en Amazonie, où il découvre une autre horreur. La Peruvian Amazon Company, principale entreprise sud-américaine d’exploitation de ce caoutchouc dont l’Europe a un besoin croissant, règne sur des territoires dont l’éloignement et l’isolement renforce son impunité et sa toute-puissance. Les indiens sont capturés lors de raids violents afin de servir de main d’œuvre, et sont maintenus sur les exploitations par la force et le chantage : leurs femmes sont gardées dans des bâtiments où elles subissent fréquemment des viols. Les enfants sont quant à eux vendus comme domestiques aux blancs qui résident dans les bourgades avoisinant les exploitations. Ils y travaillent jour et nuit, subissant coups et abus sexuels. La quasi-totalité des tribus indigènes s’éteint ainsi sans que personne ne bouge le petit doigt.

Là aussi, l’infatigable Roger Casement enquête, constate, rapporte, et fait éclater un scandale qui sonnera le glas de la compagnie péruvienne, dont les contremaitres ayant profité de leur pouvoir absolu pour laisser libre cours à leurs tendances sadiques s’en tireront néanmoins à bon compte…

Ces années de combat, de confrontation avec cette extrême violence, dans des conditions sanitaires et climatiques souvent épouvantables, épuiseront l’irlandais, moralement et physiquement.

Atteint de paludisme, perclus de douleurs arthritiques récurrentes et de terribles crises hémorroïdaires, il sent par ailleurs son équilibre mental chanceler à plusieurs reprises. Il ne baisse jamais les bras malgré sa désespérance et le vertige qu’il ressent à l’idée du nombre d’enclaves de sauvagerie dont on ne viendra jamais à bout, mais redoute, à force de côtoyer cette brutalité, de basculer lui aussi dans la folie et la cruauté.

C’est un autre combat qui est à l’origine de sa disgrâce aux yeux d’un gouvernement britannique qui l’a préalablement décoré pour son action au Congo puis en Amazonie. La découverte en Afrique du mensonge, de l’injustice et de la violence qu’est le colonialisme a fait naître la conscience de son identité irlandaise (citoyen d’un pays occupé et exploité par un Empire qui a vidé l’Irlande de son sang et de son âme) qu’il enveloppe de la nostalgie romantique et de rêveries poétiques qu’il associe au souvenir de sa mère morte quand il était enfant. Persuadé que seul le combat par les armes permettra aux irlandais de recouvrer liberté et indépendance, il acquiert par ailleurs la conviction que la guerre est l’occasion pour l’Irlande de tirer son épingle du jeu en se rapprochant de l’Allemagne. Choix qui lui vaudra non seulement d’échouer en prison, mais aussi de perdre la quasi-totalité de ses amis et soutiens.

C’est ainsi un bilan bien sombre qu’établit le prisonnier sur son existence. A la douleur qu’a ancrée en lui le spectacle incessant d’une barbarie qu’il en venu à considérer comme chevillée à l’âme humaine -certains contextes lui permettant de se montrer à visage découvert et d’aboutir aux pires monstruosités- et l’échec de sa tentative pour participer à la lutte indépendantiste irlandaise, s’ajoute la tristesse du vide de sa vie sentimentale. Roger a assouvi une homosexualité refoulée auprès d’amants d’occasion réels ou fantasmés, mais n’a jamais connu l’amour. Il finit par ailleurs ses jours pauvres, ayant utilisé tous ses revenus en dons aux organismes humanitaires luttant contre l’esclavage et le droit à la survie des peuples et cultures primitives, puis en faveur d’institutions défendant le gaélique et les traditions irlandaises.

Mario Vargas Llosa nous livre avec cette biographie romancée un texte profond et passionnant, réhabilitant la figure de ce juste quasiment relégué dans les oubliettes de l’Histoire et lui donnant corps, nous attachant irrémédiablement à ce héros complexe et faillible, mais profondément humaniste.

Indispensable.


Le récapitulatif du MOIS LATINO, c'est ICI.

Commentaires

  1. Je l'avais noté à sa sortie celui-là, et puis perdu de vue. De toute façon, ne rêvons pas, je ne peux pas lire tout ce que je note ! (j'avance bien dans Zouleikha ..)

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    1. Oui, mais celui-là, il faut le lire !
      Et j'ai fini de mon côté "Zouleikha", et beaucoup aimé (y'a plus qu'à rédiger le billet...).

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  2. C'est également le premier titre que j'ai lu de Vargas Llosa et j'en garde un souvenir fort, une grande lecture !

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    1. Ca ne m'étonne pas : je l'ai lu il y a plusieurs semaines, et j'y pense encore souvent. C'est vraiment un titre très instructif, et l'équilibre entre romanesque et réel y est parfait !

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  3. je te rejoins totalement j'ai lu ce livre en 2011 et il n'a jamais quitté ma mémoire, curieusement j'avais lu ou entendu un jour quelque chose sur Casement mais je n'avais à l'époque pas noté la référence, quand ce livre est paru cela a fait tilt un livre magnifique d'humanité, certes cet homme a fait quelques erreurs mais il a tellement combattu pour ses idées et pour ce qu'il était que cela me vrille encore le coeur aujourd'hui

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    1. Ce sont justement ses défauts et ses erreurs qui rendent le héros d'autant plus crédible et attachant, je trouve. Et c'est un livre atterrant par la réalité qu'il dépeint..

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  4. Oui, indispensable, quelle horreur, ce qui se passait au Congo!

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  5. Je garde un excellent souvenir de ce livre, lu il y a bien longtemps pourtant !

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    1. Je suis persuadée que cette lecture me marquera longtemps aussi..

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  6. je ne le connais pas et j'étais surprise car c'est le mois latino-américain et on parle d'un Irlandais au Congo ...
    mais oui l'auteur !

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    1. Oui, c'est un péruvien qui parle d'un irlandais qui voyage au Congo...

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  7. J'ai lu un roman de cet auteur et je l'avais beaucoup aimé !

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    1. En ce qui me concerne, je n'en ai pas fini avec cet auteur, c'est sûr !

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  8. J'ai beaucoup aimé ce roman aussi, il m'a fait découvrir un personnage que je ne connaissais pas. Dans des genres différents, je me suis régalée aussi à la lecture de Tours et détours de la vilaine fille et Le héros discret. Par contre, pour le mois de cette année, j'ai commencé et peiné un moment sur La ville et les chiens, mais pas terminé, et je ne pense pas y revenir... trop fouillis et trop noir à la fois.

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    1. J'avais repéré "La vilaine fille" aussi, ainsi que "La fête au bouc", également inspiré d'une célébrité historique (un dictateur, cette fois).

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  9. Je note mais je connaissais de nom car évidemment, il y a d'autres romans célèbres sur le Congo et j'ai rencontré ce titre quand je les lisais (Au coeur des ténèbres et Le cul de Judas...)

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    1. "Au coeur des ténèbres" est en effet un grand classique sur ce thème, d'ailleurs il est plusieurs fois question de Conrad dans le roman de Vargas Llosa, car Roger Casement et lui se rencontrent.
      En revanche, je ne connais pas "Le cul de Judas", mais je note..

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  10. C'est vrai que c'est un roman très marquant. Du même Vargas Llosa, j'ai aussi beaucoup aimé "La Fête au bouc" que je te recommande donc chaudement ;-)

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    1. Je pense que ce sera le prochain, je suis très tentée par la thématique.

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  11. Bonjour Ingannmic, un très bon livre qui m'a permis de faire connaissance d'un personnage qui sort de l'ordinaire. Et la description du colonialisme est terrible. Bon dimanche.

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    1. Bonsoir Dasola,

      Je suis moi aussi ravie d'avoir découvert ce héros oublié de l'histoire, d'autant plus que la plume de Vargas Llosa rend son destin passionnant..

      A bientôt !

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  12. Moi aussi il faut que je le lise ! j'avais tellement été secouée par la puissance de son écriture dans La Fête au bouc !

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    1. C'est décidé, ce sera le prochain ! Et celui-ci te plaira, c'est une certitude !

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  13. J'aurai mis un an mais,oui, je vais le lire pour le prochain rendrez-vous latino.

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    1. Je t'envierais presque, si je n'étais pas déjà plongée dans un autre titre de l'auteur, qui est excellent aussi !

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  14. Oh mais alors là, quelle découverte, merci !!! Le sujet me parle, comme tu peux l'imaginer, et cette biographie romancée semble vibrante. Je n'ai encore jamais lu Vargas Llosa. Merci !

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    1. Mais oui, c'est un personnage pour toi ! Tu le connaissais ?

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