LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"L’aviateur" - Evgueni Vodolazkine

"… dans le ciel, tout ne dépend que du savoir-faire de celui qui vole. De l'aviateur, beau dans sa solitude".

Le narrateur, Innokenti, se réveille… d'un coma ? On ne sait pas vraiment, ni combien de temps a duré son inconscience. Toujours est-il qu’elle semble avoir été très longue, et qu’il en ressort amnésique. Il a oublié qui il est comme ce qu’il a vécu, et s’étonne du traitement spécial dont il fait l’objet, seul dans une chambre d’hôpital où sa présence semble considérée comme un secret, y recevant comme uniques visites celles de l’infirmière Valentina et du docteur Geiger. C’est à la demande de ce dernier qu’Innokenti couche dans un journal les étapes du réveil de sa mémoire. 

C’est au départ un peu foutraque et surtout très ténu. Lui reviennent en vrac l’écho de phrases toutes faites, sans doute souvent entendues ou prononcées, d’épisodes de son enfance -souvenirs de rêves de petit garçon (devenir pompier ou aviateur) ou de la lecture éblouie de Robinson Crusoé, réminiscences enchantées de vacances passées dans la datcha de Siverskaïa, des pique-niques accompagnés de musique jouée sur un phonographe, du goût des glaces-... il y a aussi la résurgence de plus en plus insistante d’un prénom, Anastassia, qui s’accompagne d’une grisante odeur de cheveux… 

Ses écrits révèlent un homme d'un autre temps, un temps d'avant le tout automobile et d’un langage désormais suranné, où le summum du flirt était atteint à coups de frôlements fortuits ou de l’intonation particulière d’une voix, d’un regard. La nostalgie vaguement douloureuse de ces évocations est bientôt transpercée de flashs inquiétants -un homme triste mange un saucisson rondelle par rondelle qu’il accompagne d'un verre de vodka- voire franchement cauchemardesques : scènes de tortures, de silhouettes nues et affamées travaillant dehors par moins 40°c…

Innokenti se livre, à travers ses souvenirs, à une double quête autour de son passé et des événements de l’époque qui fut la sienne, dont il devient le témoin et le porte-parole. Porté par la volonté d’en capter, au-delà de l'événement, la réalité et la véracité, il tente d’en restituer les sensations et les émotions plutôt que l'effet historique, se concentrant sur l'homme dans l'Histoire et non sur l'Histoire elle-même. En s’efforçant de convoquer les sons des violences, l’intensité des souffrances provoquées par le froid ou la faim, les odeurs d’un environnement, il essaie de rendre l'indicible, de reconstituer un monde à jamais perdu. En vain, puisqu’il n'obtient que de pauvres fragments, et que chaque récit sous-entend un événement achevé alors que l’empreinte de cet événement, pour celui qui l’a vécu, n’en finit jamais. Et ça, c’est irracontable.

"Le paradis, c'est l'absence de temps. Si le temps s'arrête, il n'y aura plus d'événements."

Cette expérience l’amène ainsi à réfléchir à ce qui forme, définit un homme, l’amenant à la conclusion que l’habituelle hiérarchie que l’on applique à l’importance des faits fausse la représentation que l’on a des individus, amalgames de l’impalpable matériau que constituent perceptions et souvenirs, parmi lesquels l'odeur d'un samovar en ébullition ou la stridulation d'un grillon peuvent avoir autant de poids que la douleur de coups reçus ou de terribles vexations subies.

Et qui est-il, lui qui a perdu ses proches et sa vie, qui a été dépossédé de son époque, dont les contemporains ne survivent plus que dans les archives ? Bien qu’ayant profondément subi la violence inique de son temps, il éprouve une tristesse cuisante à l'idée des années qu'il n'a pas vécues, de sa non-participation aux événements d'un siècle disparu qu’il considère comme le sien. Il ne se positionne pour autant jamais comme une victime, convaincu -et suscitant ainsi l’étonnement quelque peu choqué de son entourage-, de la responsabilité collective dans l’avènement de toute dictature, le peuple trouvant, selon ses dires, "le chef dont il a besoin à un moment donné", les appuyant par le triste constat que si "les dictatures passent, les hommes, eux, ne guérissent pas".

"Tout est très simple. En chaque être humain, il y a de la merde."

La relative lenteur du récit est à l’unisson du laborieux parcours qu’emprunte en se reconstituant la mémoire d’Innokenti. La progression romanesque s’accompagne de l’élaboration d’une réflexion de plus en plus complexe et poignante sur la place de l’individu au sein d’une Histoire dont il est à la fois la victime, l’initiateur et le témoin.

A lire.


Un autre titre pour découvrir Evgueni Vodolazkine : Les quatre vies d'Arseni

Et c'est une ultime participation au Mois de l'Europe de l'Est, chez Patrice et Eva :

Commentaires

  1. J'ai l'impression que ce roman est une véritable expérience de lecture.

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    1. Il est assez long, et sa progression peut à mon avis sembler un peu laborieuse en fonction du lecteur. Cela ne m'a personnellement pas dérangée, j'ai trouvé le personnage d'Innokenti profondément émouvant, et les réflexions vers lesquelles il nous entraîne passionnantes.

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  2. Une histoire intrigante et des extraits qui me donnent envie de lire ce roman. Le sujet pousse à se poser beaucoup de questions.

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    1. C'est à la fois un texte stimulant par toutes ces questions qu'il pousse en effet à se poser, mais aussi très touchant.

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  3. Vraiment un mois qui présente des livres intéressants et divers!

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    1. Oui, de quoi se préparer de belles listes pour l'année prochaine !

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  4. Quand j'ai vu ton billet, je me suis demandé si c'était le Evgueni de l'ermite d'Arseni. Et c'est le même. Et bien quel auteur qui en fait des choses surprenantes ! Faut que je me procure ça.
    nathalie

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    1. Oui, c'est le même, c'est d'ailleurs ce qui m'a incitée à le lire ! Il est très différent d'Arseni, que j'ai préféré pour son univers, sa profusion, mais j'ai beaucoup aimé tout de même.

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  5. J'étais passée à côté des billets sur cet auteur, je découvre... A voir lequel de ses romans me plairait le plus.

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    1. Les deux sont complètement différents. Je te conseillerais plutôt Les quatre vies d'Arseni, vraiment excellent, épique et dépaysant..

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  6. Je trouve la construction très intéressante et originale - comme tu le précises, à lire !

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    1. Oui, c'est une construction qui donne une impression de spontanéité, de sincérité de la part du narrateur, que l'on a le sentiment d'accompagner dans la réappropriation de sa mémoire. Et je ne l'ai pas précisé mais à un moment du roman, on passe sur une narration polyphonique...

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  7. Je ne connaissais pas du tout, même si j'ai déjà repéré son titre précédent. Ca a l'air passionnant.

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    1. Ca l'est, mais le rythme en est un peu lent, je préfère prévenir.. Les quatre vies d'Arseni est plus mouvementé !

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  8. Désolée, je viens de publier en anonyme...

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    1. Pas de souci, je sais que blogger joue pas mal de tour en ce moment à ce niveau..

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  9. Très intriguant... je vais suivre le conseil que tu donnes de commencer plutôt avec Les quatre vies d'Arseni. Je vais voir si il se trouve en bibli.

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    1. C'est une très bonne idée, j'avais adoré ce roman original et passionnant !

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