LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Mémoires des terres de sang" - Inara Verzemnieks

"Appartenir à une famille signifie connaître d’instinct les subtilités cachées derrière certains silences et leur raison d’être".

Fille, petite-fille et arrière-petite-fille d’exilés lettons, Inara Verzemnieks a été élevée par ses grands-parents Livija et Emils. Elle ne voyait sa mère, déchue de ses droits parentaux, que rarement, et son père, alcoolique suite au traumatisme de son expérience au Vietnam, n’était guère plus présent. Elle a ainsi grandi à Tacoma (dans l’Etat de Washington), au contact d’une petite communauté lettone entretenant précieusement la transmission à ses descendants des rites, des traditions et de la langue de son pays d’origine. Sa grand-mère l’a par ailleurs abreuvée des souvenirs de la ferme de Lembis où elle passa son enfance et une partie de sa jeunesse avant de partir vivre à Riga. Une ferme héritée de l’aïeul Andrejs Smits qui en 1882 devint le premier membre de la famille à posséder la terre sur laquelle ses ancêtres avaient vécu et trépassé avant lui ; qui semblait l’endroit le plus heureux que sa grand-mère ait jamais connu, et dont elle a offert à sa petite-fille une version sublimée, à jamais figée dans sa mémoire. Elle était pourtant située, cette ferme, le long de ce qu’on appelle en Lettonie "les Routes de la guerre", qui traversent des campagnes où résonnent encore le bruit fantôme des bottes de troupes venues de diverses époques. 

Inara Verzemnieks est consciente que son métier de journaliste lui a longtemps permis de fuir le "je". En même temps, elle a toujours été fascinée par les histoires de lieux emplis de la mémoire de disparus. Après la mort de ses grands-parents, elle finit par éprouver l’effroyable attrait de ces "Routes de la guerre", théâtre d’événements certes antérieurs à sa naissance, mais qui ont déterminé le commencement de son existence, à partir du moment où elles ont réclamé ses parents, les poussant à quitter leurs terres natales et à se disperser. Leur exil est alors aussi devenu le sien. Elle se rend donc sur les lieux de ses origines, et y rencontre sa grand-tante Ausma, qui n’a revu sa sœur que cinquante ans après leur séparation due à la guerre puis à l’éloignement géographique. Ausma ne vit plus dans la ferme de leur enfance, délabrée, et dont elle n’a pas gardé le souvenir ébloui qu’en avait son aînée.

L’auteure confronte l’histoire sublimée de sa grand-mère à une réalité autre, intensément douloureuse. Des archives et des témoignages lui permettent de reconstituer ce qu’a pu être l’exil de sa grand-mère, de combler les silences, les omissions et les détours narratifs, notamment ceux d’Ausma et de son époux, qui lui font soupçonner le traumatisme d’une tragédie dont le récit émergera peu à peu, mais il faudra pour cela plusieurs séjours auprès de sa grand-tante. En attendant, elle retrace le parcours de Livija, qui a suivi l’acmé, depuis Riga, de la Seconde Guerre mondiale, allaitant son fils nouveau-né (le futur père d’Inara) au milieu des bombes, puis partant, avec ses deux enfants en bas âge, sans avoir le temps de prévenir la famille restée à Lembis. Ayant rejoint, en 1945, le territoire nord-allemand occupé par les Anglais, ils y sont enregistrés comme Personnes Déplacées, puis transférés dans un camp de réfugiés où les retrouvera plus tard leur mari et père. Commencera alors une interminable attente, celle de l’acceptation, par la très scrupuleuse et méfiante administration américaine, de leur demande d’émigration.

A travers la destinée des siens, Inara Verzemnieks explore aussi les turbulences et les tabous de l’Histoire de son pays d’origine qui, soumis aux changements d’empires dirigeants, a connu maintes servitudes. Ce n’est qu’au XXème siècle que la Lettonie accède au rang d’état indépendant, les grands-parents de l’auteure ayant fait partie de la première génération officiellement lettone. C’est aussi un lieu marqué par la perte, d’où il a toujours été facile de disparaître. Le siècle dernier y a implanté son lot de malheurs, déportations, morts et exils dus à la guerre, assassinats de juifs… Encore aujourd’hui, bien que l’exil soit la plupart du temps volontaire, la population décline. Dans les campagnes où l’importance des morts était ancrée dans le folklore, on ne leur réserve plus de place à table : tous leurs descendants potentiels sont partis pour des régions d’Europe plus prospères.

Les secrets de ses proches se fondent avec ceux d’une nation ainsi traumatisée (à l’instar d’Ausma qui ne s’est jamais vraiment remise de sa déportation en Sibérie), mais parfois aussi oublieuse de ses propres errements, parmi lesquels l’existence de cette légion lettone recrutée par les SS, et qui a compté dans ses rangs le grand-père d’Inara, Emils, qui, s’il n’a pas participé lui-même aux massacres de juifs, a forcément assisté à l’innommable…

Un récit bouleversant, qui trace habilement son chemin entre intime et Histoire, passé et identité, héritage collectif et individuel.


Une idée piochée chez Dominique, et une nouvelle participation au Mois de l’Europe de l’Est.


Petit Bac 2023, catégorie VEGETAL

Commentaires

  1. Cela me plairait, mais je doute de le trouver en bibli...

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    1. Je doute aussi, je l'ai personnellement commandé en librairie...

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  2. Je m'étonne moi-même: en général je ne suis pas attirée par les littératures d'Europe de l'Est mais récemment j'ai lu pas mal de choses sur les pays Baltes et ce livre me tente bien !

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    1. Je pense que la démarche pourrait te plaire en effet.

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  3. Voilà un titre que je note tout de suite tant il me parait intéressant, en plus sur une histoire et une géographie que je ne connais pas du tout. D'après ce que tu en dis, il a un air de ressemblance avec Les disparus, je me trompe ?

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    1. Sur le fond, tu as raison, on est dans le même genre de démarche, mais c'est bien moins dense que Les disparus. J'ai l'impression que l'auteure a ici, moins de matériau à sa disposition. Et puis les témoignages sont limités à ceux de ses proches, qui en disent très peu...
      Mais oui, il est très intéressant, parce que c'est un pays dont on connait peu l'histoire, mais aussi parce que l'auteure rend les protagonistes de son récit très émouvants.

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  4. un livre qui m'a profondément touché et qui a fait écho à maints livres d'histoire lus sur le sujet ce livre prend pleinement sa place dans votre mois de l'europe de l'est merci pour ton clin d'oeil

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    1. Merci à toi pour le conseil, j'ai vraiment aimé ce titre, qui m'a donné envie de creuser davantage sur l'histoire de ce petit pays...

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  5. ça m'intéresse beaucoup. Il n'y a pas beaucoup de romans (traduits en français) ou d'auteurs originaires de cette partie de l'Europe. J'enregistre pour plus tard

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    1. A vrai dire, il est traduit de l'anglais, l'auteure étant américaine... je n'ai lu à ce jour qu'un titre directement traduit du letton, et c'était une pièce de théâtre (Les cerfs noirs d'Inga Abele). Mais tu peux sans doute en trouver d'autres sur le blog de Passage à l'Est!

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  6. J'avoue que là, je ne réussis pas à être tentée ; l'actualité sinistre du moment doit y être pour quelque chose.

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    1. Je comprends... j'espère que tes lectures du moment vont s'avérer distrayantes, dans ce cas !

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  7. Cela a l'air absolument passionnant et bouleversant. Sur un pays et une zone que nous connaissons trop peu...Je doute de le trouver moi non plus en bibli, mais je le mettrai en proposition d'achat, sait-on jamais!

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    1. C'est à découvrir oui, ce récit m'a beaucoup émue. Je ne l'évoque pas dans mon billet, mais l'appropriation par l'auteure d'un passé familial en partie différent de celui qui lui a été inculqué est aussi un aspect très touchant. J'espère que ta bibliothèque accèdera à ta requête !

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  8. comme quoi rien ne s'oublie et les crimes reviennent en mémoire quand les historiens font leur travail. Les pays baltes ont beaucoup à revisiter !

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    1. Encore faut-il avoir la volonté d'aller "déterrer" ces crimes dans les archives, oui, comme tu le soulignes... une histoire en tous cas bien triste que celle de cette Lettonie coincée entre de grandes puissances dont elle a subi les velléités expansionnistes..

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  9. Intéressant, voilà encore des territoires qui ont bien souffert au fil des siècles. Ce n'est pas pour rien si les pays baltes sont parmi les plus méfiants aujourd'hui vis à vis de leur grand voisin...

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    1. Beaucoup de souffrances, oui, avec un héritage conséquent, et c'est ce qui est particulièrement intéressant dans cet ouvrage, l'auteure aborde la question de l'identité par le prisme des traumatismes aussi bien collectifs qu'individuels.

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  10. Je trouve que depuis quelque temps, il sort beaucoup de romans sur les traumatismes de guerre des pays de l'Est et des pays Baltes. Parce qu'une génération disparaît ou à cause de l'actualité de l'Ukraine ?

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    1. Peut-être un peu des deux... ou alors il faut un certain temps, après le traumatisme, pour pouvoir en parler, ?

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  11. C'est un récit qui doit bien bousculer, c'est le propre de ce genre de quête. C'est plus rare en revanche sur cette région du monde, donc ces mémoires sont plutôt précieux. J'ai des doutes aussi avec mes biblis, mais sait-on jamais, avec le temps...:)

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    1. C'est en effet très émouvant, l'auteure trouve le juste équilibre entre pudeur et quête de vérité. Et c'est en effet un titre que je vais précieusement conserver dans ma bibliothèque personnelle...

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  12. On comprend bien pourquoi les souvenirs de la grand-mère qui est partie enfant sont idéalisés et ne peuvent être ceux de la grand-tante qui a vécu à la fois la pauvreté et la tragédie de la guerre.

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    1. Exactement, et c'est ce qui fait entre autres l'intérêt du récit, que cette subjectivité de la mémoire selon l'expérience de chacun. Et puis la grand-mère, ayant migré aux Etats-Unis juste après la guerre, n'a pas connu les déportations en Sibérie..

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  13. je signe le précédent commentaire !

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  14. Cela pourrait bien me plaire, merci pour la découverte 🙂

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    1. J'espère avoir convaincu de nombreuses lectrices de le lire, il le mérite vraiment !

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  15. C'est une excellente idée de lecture, merci à toi. Je suis toujours très heureux de voir des livres de ces pays mis en valeur. Côté letton, j'avais beaucoup aimé le livre de Sandra Kalniete ("En escarpins dans les neiges de Sibérie"), mais aussi le livre qu'avait consacré Jan Brokken aux Pays Baltes. C'est une région qui a vraiment connu une histoire plus que troublée et sur laquelle il est important de témoigner.

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    1. Ah, tu me nargues en citant Jan Brokken !! Si je parviens à me le procurer un jour... champagne !!
      En attendant je note Sandra Kalniete et son drôle de titre, qui constitue déjà à lui seul tout un programme !

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    2. Non mais quelle imbécile !! Il est tout simplement disponible à la médiathèque de ma ville....

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  16. Voilà un livre qui m'a l'air fort intéressant. Je le note.

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    1. Il te plaira, j'en suis sûre. Au départ, je pensais même l'avoir noté chez toi...

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