LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"L’ordre du jour" - Eric Vuillard

"Au premier rang, Gustav Krupp balaye de son gant un visage rubicond, il graillonne religieusement dans son tire-jus, il a un rhume."

Eric Vuillard capte un de ces points de bascule de l’Histoire qui provoquent, scrutés avec le recul, l’effarement. Et pourtant, tout se passe en douceur, si l’on peut dire. "Comme on le voit, rien ici n’a la densité du cauchemar, ni la splendeur de l’effroi. Seulement l’aspect poisseux des combinaisons et de l’imposture". Pas de déchainement donc, mais un enchainement d’événements dont on ne mesure les conséquences vertigineusement macabres qu’a posteriori.

Nous sommes en 1938. Hitler a décidé d’annexer l’Autriche, et rien ne le fera reculer. Rien d’ailleurs ne l’en empêche vraiment. Les pontes de l’Industrie et de la Finance, convoqués par Goering, acceptent sans rechigner de "passer à la caisse" : ces représentants de grands noms qui nous sont aujourd’hui encore familiers (Opel, Siemens, Allianz, Agfa…) sont forcément favorables à la lutte contre le communisme et la suppression des syndicats que leur promet le Führer.

Quant au chancelier autrichien, à qui Hitler impose l’un de ses sbires à la tête de son gouvernement, il capitule après un bref et souffreteux sursaut de révolte qui le tourmente le temps d’une poignée d’heures.

Les pays susceptibles de réagir semblent somnoler : "l’Angleterre se couche et la France fait de beaux rêves". Il est alors pourtant impossible d’ignorer les projets nazis qu’annoncent l’incendie du Reichstag, l’ouverture de Dachau, la stérilisation des malades mentaux, la Nuit des longs couteaux, le recensement des caractéristiques raciales… L’Europe des alliés a-t-elle été prise de cécité volontaire ? En Angleterre, alors que les blindés d’Hitler -pour l’anecdote défaillants- envahissent l’Autriche, ambassadeur d’Allemagne et Premier Ministre britannique jouent à l’occasion d’une soirée mondaine au chat et à la souris. Chamberlain (qui vient d’apprendre l’invasion) fait des courbettes à Ribbentrop tout en désespérant de ne parvenir à se débarrasser de cet invité trop bavard, qui saoule des heures durant ses hôtes de ses prouesses tennistiques pour les empêcher d’agir. Sans doute les prémisses de ce qu’on appelle encore aujourd’hui "la politique d’apaisement"…

Le texte, très court, est porté par une écriture sèche qui exprime une ironie quasi permanente. Eric Vuillard met ainsi en évidence, dans un élan tragi-comique, le paradoxe entre le caractère pitoyable de la plupart des protagonistes du drame -les ramenant à leur humble condition d’individus à coups de détails triviaux- et l’énormité des conséquences de leurs actes, de leur passivité. Car, nous rappelle-t-il, ce sont des hommes, ni plus ni moins, qui tiennent entre leurs mains la marche du monde qui parfois, s’écrit alors au gré des coups de colère et des manœuvres grossières de fous capricieux et mégalomanes…


Un autre titre pour découvrir Eric Vuillard : Tristesse de la terre

Petit Bac 2023, catégorie MOMENT DE LA JOURNEE
 

Commentaires

  1. Je l’ai lu mais j’ai trouvé ça facile et un peu complotiste pour tout dire (ces puissants qui décideraient de tout comme s’ils avaient une parfaite connaissance de tout, y compris de l’avenir). Pas mon truc.
    Nathalie

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    1. Complotiste ? Ma foi, ça m'a échappé ! Est-ce qu'il ne t'a pas donné cette impression parce qu'il se focalise sur quelques points précis (et donc en occulte forcément, se privant d'une vue d'ensemble), visant les sommets du pouvoir ?

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  2. Toujours pas lu celui-ci, alors que je n'ai jamais été déçue par la plume de l'auteur. Grand souvenir de Tristesse de la terre et de La bataille d'accident. Son " 14 juillet " est intéressant mais il m'a moins emporté.

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    1. " La bataille d'Occident ", désolée.

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    2. De toute façon, je n'ai lu ni l'un ni l'autre ! J'ai Conquistadors sur ma pile, mais il est d'une autre ampleur, long et assez complexe, c'est du moins l'impression qu'il donne, à le feuilleter.

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  3. « On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d’effroi ». J'avais beaucoup aimé cette phrase ... Et aussi ce texte, sec comme un coup trique ... Ton dernier paragraphe met vraiment bien en évidence l'intérêt de ce roman.

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    1. Oui, c'est une phrase de la fin, elle m'a marquée aussi... un texte efficace, impitoyable.

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  4. Je me suis promis de lire ce livre mais je ne sais pas quand.

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  5. Plus on apprend sur cette période, plus on est surpris par l'engourdissement collectif.

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    1. Oui, et le talent de l'auteur est de rendre cet engourdissement évident, sans tomber dans la caricature, en quelques dizaines de pages..

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  6. Avec Vuillard, faut déjà être un peu au fait du contexte, ce n'est pas un livre d'histoire, mais après, son écriture et le thème, cela emporte totalement. Il m'en reste à lire!

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  7. Je l'ai beaucoup apprécié, ainsi que 14 juillet. Pour le sujet, l'angle de vue et aussi l'écriture.

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    1. Oui, j'ai aussi aimé le contenu et la forme, et je lirai sans doute 14 juillet..

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  8. Il faut absolument que je découvre cet auteur ! Je note cet essai :-)

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    1. C'est une bonne idée pour commencer, il est court et efficace ! Tristesse de la Terre aussi.

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  9. Je ne l'ai pas aimé, sans doute à cause de cette écriture sèche qui rejoint si bien l'horrible propos. Mais non, je suis restée en dehors.

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    1. A l'inverse, j'ai aimé cette efficacité et la manière dont elle se teinte en permanence d'ironie.

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