LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Le désert de l’amour" - François Mauriac

"Nous avons tous été pétris et repétris par ceux qui nous ont aimés et pour peu qu’ils aient été tenaces, nous sommes leur ouvrage, - ouvrage que d’ailleurs ils ne reconnaissent pas, et qui n’est jamais celui qu’ils avaient rêvé."

Un soir à Paris, dans un bar de la rue Duphot, apparaît, accompagnée de son mari, Maria Cross. Raymond Courrèges n’en croit pas ses yeux, il a si longtemps rêvé de cette rencontre pour pouvoir assouvir sa vengeance envers cette femme qui l’a humilié, presque vingt ans auparavant... La présence de Maria, qui ostensiblement l’ignore, fait naître des images qu’il n’a pas envie de contempler mais qu’il ne peut que subir. Au fil des souvenirs ainsi convoqués, nous découvrons les événements à l’origine du ressentiment haineux de Raymond. 

C’est l’époque de sa jeunesse bordelaise. Fils et petit-fils de médecin, son goût trop prononcé pour les plaisirs à satisfaction immédiate l’a détourné de toute velléité de carrière. Il aime dominer ses camarades, auprès desquels il passe pour un sale type, de ceux qui cachent des photos de femmes dans leur portefeuille et fréquentent les baraques à catins de la fête foraine. Il prend des airs arrogants et cyniques pour éreinter le milieu enseignant et le monde des adultes en général.

Il n’est pas vraiment plus apprécié chez lui qu’au collège. Sa sœur aînée -qui le surnomme "la plaie de la famille"- et sa mère le jugent comme un incapable et son père surmené, comme indifférent à tout ce qui se passe dans un foyer où il est peu présent, ne sait comment créer de liens avec ce fils au cœur hérissé de défenses.

La réalité intérieure de Raymond est en inadéquation avec cette image d’assurance effrontée et de tombeur de filles qu’il renvoie. Victime de l’opinion désastreuse que les autres ont de lui, il a fini par y croire lui-même, et donc par l’entretenir. Il est beau mais se trouve laid, et s’applique donc à ne pas prendre soin de son apparence. Convaincu de ne pouvoir susciter que le dégoût, il éprouve pour son corps, qu’il voudrait cacher, une honte profonde.

Tout va changer avec l’attention que lui porte une femme. Cette femme prend chaque jour de la semaine le même tram que lui, de retour du cimetière où elle s’est rendue sur la tombe de son fils. Cette proximité quotidienne avec son enfant mort explique-t-elle ce besoin de s’attacher à un enfant vivant ? Toujours est-il qu’elle décèle dans le collégien négligé qu’est Raymond un être neuf, et que s’instaure entre eux un échange d’abord silencieux. Le jeune homme, sous l’effet de cette contemplation, se transforme, se convainc qu’il n’est peut-être pas un monstre, puisqu’il détient le pouvoir de capter le regard d’une femme, il sort de son état d’écolier sordide, se préoccupe de son apparence.

Il a dix-sept ans. Elle en a vingt-sept. Elle, c’est Maria Cross, ce que Raymond n’apprend que lorsqu’ils finissent par se parler. Quelle stupéfaction alors ! Voici donc cette femme dont on n’évoque dans son milieu le nom qu’à voix basse parce qu’on lui prête une mauvaise vie… chez les Courrèges, son évocation suscite des dissensions entre son père, dont elle est la patiente et qui contredit cette réputation injustifiée, et sa mère, qui refuse d’entendre parler de cette gourgandine irrémédiablement perdue.

"Le désert de l’amour" est le roman des souffrances et des désillusions qu’engendre le décalage entre attentes et réalité, entre l’image que l’on s’est construit d’un autre et la confrontation, qui la contredit, avec son altérité.

Raymond projette sur Maria -qui n’aime pas le sexe- les excitants fantasmes que l’on associe aux "mauvaises femmes", quand Maria s’induit elle-même en erreur quant à la candeur et à la pureté adolescente du jeune homme, malentendus qui conduisent inévitablement au conflit. Et toutes les histoires d’amour évoquées ici par François Mauriac sont ainsi vouées à l’échec. Courrèges père, secrètement épris de Maria, n’obtient en retour qu’une estime platonique et vaguement ennuyée. L’épouse du docteur, qui s’est résignée à s’assécher, a fini par accepter l’indifférence de cet homme qu’elle imagine dépourvu de toute passion. 

Il sourd une grande tristesse de ce texte où il semble impossible d’être aimé de ceux que l’on aime, ou de l’être pour ce que l’on est vraiment.

Et il ne faut compter sur aucune compensation au sein du cercle familial. Dans la grande demeure des Courrèges où cohabitent, en plus de Raymond et ses parents, la grand-mère, et le couple formé par sa sœur et son beau-frère, l’essentiel des échanges se résument à d’acrimonieuses querelles domestiques, comme si à vivre ainsi les uns contre les autres, on perdait le goût de s’apprécier et de se confier, tout en acquérant celui de surprendre les secrets des autres. 

Quant à Maria Cross, prisonnière de l’absence de perspectives qui la condamne, en tant que femme sans famille ni formation, à se faire entretenir par un homme qui la répugne, elle est seule, rejetée à la fois par ses pairs qui ne comprennent pas son désintérêt pour la vie sociale et par les milieux bourgeois où elle ne saurait avoir sa place.

J’ai une fois encore été complètement conquise par l’écriture de François Mauriac, d’un classicisme peut-être parfois désuet, mais dont la précision et la richesse embarquent et convainquent. Comme toujours avec cet auteur, les pensées torturantes des personnages, leurs obsessions et leurs motivations sont décrites avec une finesse qui révèle un connaisseur de la psychologie humaine et des mécanismes -émotionnels et sociaux- qui déterminent les relations entre individus. La structure narrative enfin, faite d’épisodes qui s’enchâssent de manière concentrique, mêlant à la fois passés et présent, mais aussi le point de vue de divers protagonistes, entretient une forme de suspense tout en dynamisant le récit.


François Mauriac sur le blog :

Une participation aux "Classiques, c'est fantastique" (Saison 4) organisé par Fanny et Moka. La thématique proposée en ce mois d'octobre était PRIX GONCOURT VS PRIX NOBEL, François Mauriac entrant dans cette deuxième catégorie


Petit Bac 2023, catégorie PAYSAGE

Commentaires

  1. Je n’ai pas lu ce roman mais je reviendrai vers Mauriac un de ces jours, c’est certain !

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    1. Et il y a de quoi faire, sa bibliographie est vaste !

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  2. Du pur Mauriac, on le voit bien, désuet oui, mais tellement bien quand même. Pas folichon non plus. ^_^

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    1. Oui, Mauriac c'est rarement joyeux, à part peut-être Le mystère Frontenac, où on trouve de belles affections, et des relations familiales plutôt tendres..

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  3. Ah ça a l'air trop bien ! Mauriac expert pour nous faire des romans passionnants à partir de personnages détestables au possible. Il en faut du talent.
    Nathalie

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    1. Je crois même que plus ses personnages sont détestables, et plus il nous ferre, avec ses descriptions impitoyables, féroces...

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  4. A chaque fois que tu proposes un billet sur Mauriac je me dis que je ne le lis pas assez... pourtant, c'est vrai que c'est une écriture magnifique, classique comme on en fait plus et que les thématiques abordées nous concernent tous et toujours. Dans la petite bibliothèque qui est la mienne désormais, je n'ai pas de Mauriac mais j'ai du Bernanos (sauvé de la poubelle !) qu'il faudrait bien que je lise aussi.

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    1. Ah Bernanos ! Je n'ai pas dépassé les 50 premières pages du "Journal d'un curé..." mais Monsieur Ouine a été une très grande expérience de lecture (au même titre qu'un Faulkner par exemple).. Quant à Mauriac, tu devrais le trouver facilement en bibliothèque municipale...

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    2. Excellent "Monsieur Ouine" ! c'est vrai.

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    3. J'ai aussi beaucoup aimé Nouvelle histoire de Mouchette...

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  5. Virginie Vertigo30 octobre 2023 à 09:12

    Quelle belle idée d'avoir choisi Mauriac. Je ne connaissais pas du tout ce titre !

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    1. C'est un auteur vers lequel j'aime revenir de temps en temps, et un des rares dont j'ai relu certains titres... je l'aime beaucoup !

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  6. J'ai tout de suite noté ce titre comme à lire car ce que tu écris me parle. Ravie d'alourdir ma PAL avec ce Mauriac qui n'est plus vraiment lu côté classiques. Une bonne raison de maintenir ce challenge qui me plaît tant.

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    1. Comme l'écris Sandrine, malgré l'aspect un peu désuet (mais pas déplaisant) de son écriture, sa manière d'évoquer les relations humaines, et les affres dans lesquelles elles peuvent nous plonger n'ont pas pris une ride...

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  7. Il fut une époque où je me gavais de cet auteur sombre et génial dans sa pénétration des tourments humains. Mais je n'ai pas lu celui dont tu parles et le note donc en te remerciant.

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    1. Comme toi, j'en ai lu beaucoup étant jeune, dont certains que j'ai relus plus tard, avec un plaisir intact... celui-là avait échappé à ma boulimie "Mauriesque", je l'ai acheté au domaine de Malagar, la maison de campagne de l'auteur, dont ses enfants ont fait don à la Région Nvelle-Aquitaine, qui y organise de nombreuses manifestations (nuits de lecture, visites thématiques...) propres à entretenir mon goût pour l'œuvre de F.Mauriac..

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  8. Une histoire comme il savait en raconter ; Mauriac n'a jamais fait dans la gaieté .. je ne pense pas avoir lu celui-ci, je le note, on ne sait jamais si je le croise.

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    1. Il y en a tellement, difficile de faire le tour de son œuvre ! Habitant près de Bordeaux, ce titre avait, en plus de son intérêt littéraire, une saveur particulière : on y retrouve une partie du trajet du premier réseau de tramway bordelais (remis en vigueur au début des années 2000).

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  9. Des Livres Rances30 octobre 2023 à 14:53

    De Mauriac je n'ai lu que Thérèse Desqueyroux, alors qu'il me semble posséder dans mon joyeux capharnaüm l'intégrale ou presque de cet auteur.

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    1. Que de plaisirs de lecture à venir, dans ce cas ! Thérèse Desqueyroux est un de mes préférés.

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  10. J'ai adoré Le sagouin et Noeud de vipères que j'ai lus ado. Je note ce titre dont je n'avais jamais entendu parler, il s'annonce passionnant !

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    1. Le sagouin aussi est un de mes préférés. Je l'ai découvert à l'occasion d'une lecture scolaire, puis relu, avec toujours autant d'émotion (il est particulièrement dur, celui-là..).

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  11. J'aime particulièrement cette prose classique si subtilement maniée, je vais poursuivre la lecture. Il me reste de nombreux titres à découvrir dont celui que tu proposes et Le mystère Frontenac. Dans mon exemplaire, il y a également quelques essais dont je suis très curieuse.

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    1. Quelle chance d'avoir pu trouver cet ouvrage ! De mon côté j'ai aussi une compilation d'articles (notée chez Keisha) d'une chronique de télévision où Mauriac commente les programmes TV de l'époque, que je feuillette de temps en temps, c'est assez savoureux !

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  12. Vraiment pas convaincue que ce soit mon genre d'auteur. En tout cas, pour l'instant, il ne me tente vraiment pas. J'ai l'impression aussi de l'avoir déjà lu ado, au collège, mais je confonds peut-être.

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    1. Je ne suis pas sûre qu'il te plaise, en effet, c'est une écriture très classique, parfois désuète. Mais ce n'est pas non plus vraiment vieilli, car les thèmes abordés sont souvent intemporels, et l'auteur a une vision psychologique de ses personnages très fine, dans laquelle ne transparaissent pas de préjugés, mais une vraie volonté de creuser les mécanismes qui déterminent les actes et les émotions des individus.

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  13. Ha Mauriac et son univers impitoyable ! Comme tu le sais, c'est un écrivain qui me touche beaucoup. Et d'après ce que tu en dis, Maria semble être la soeur jumelle de Thérèse, sûrement encore un beau portrait d'une "mauvaise femme". Je n'ai pas lu ce titre, et tu m'en donnes bien envie !

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    1. Je n'y avais pas pensé mais le rapprochement avec Thérèse est assez juste. Sauf qu'il n'y a pas, pour Maria, de libération... et je me suis régalée avec la manière dont l'auteur décortique les cheminements de pensées de ses personnages, la clairvoyance avec laquelle il analyse comment les relations sont biaisées par les a priori et les fantasmes qu'on projette sur l'autre.

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  14. Lu il y a très longtemps je n’en garde pas un souvenir merveilleux mais il faut peut-être revisiter les classiques plus tard. Je le note donc.

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    1. Ce n'est peut-être pas le titre de Mauriac à relire en priorité, je privilégierais plutôt Thérèse Desqueyroux ou Génitrix par exemple.

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  15. Ah décidément il faut que je fasse une nouvelle place à Mauriac, après la merveilleuse relecture de Thérèse Desqueyroux au début de l'année.

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    1. C'est un auteur qui ne m'a jamais vraiment déçue, y compris à la relecture. Je pense notamment à Génitrix et Le sagouin, découverts dans le cadre de lectures scolaires, et dans lesquels je me suis replongée avec beaucoup d'émotion.... quels textes féroces !

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  16. Je n'ai encore rien lu de cet auteur! Mais je note ce titre car les thèmes comme la désillusion, la réalité de l'amour, etc. me parlent. Bon choix pour le défi!!!

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  17. C'est moi qui ai présenté le commentaire précédent en tant qu'anonyme. Je. me reprends. Je n'ai rien lu de cet auteur mais je note ce titre car les thèmes comme la désillusion, la réalité d'un amour, etc. me parlent. Bon choix pour le défi!

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    1. C'est un auteur que j'aime beaucoup, notamment pour les analyses de ses personnages, et sa capacité à les rendre complexes et vraiment crédibles, y compris lorsqu'il s'agit de personnages féminins.

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  18. Ah! Oui ? Le style de Mauriac est devenu désuet ? Il y a des années que je ne l'ai pas lu. Pourtant un classique a normalement un style indémodable ! Je ne pourrai dire cela ni de Stendhal, ni de Maupassant etc...

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    1. Désuet n'est peut-être pas le bon terme... Disons que l'écriture de Mauriac fait parfois très travaillée dans ses tournures. Mais je trouve ça plutôt appréciable, dans la mesure où cela sert le fond, comme si le style se mettait au diapason des circonvolutions psychologiques des personnages.

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  19. L'ourse bibliophile6 novembre 2023 à 10:33

    Tu as lu tellement de romans de lui ! Je suis impressionnée. Je vais prochainement lire Thérèse Desqueyroux, mais j'ai comme un doute au sujet de cet auteur. Soit ça va me plaire, soit ça va me laisser totalement indifférente, mais je n'arrive pas à prévoir...

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    1. J'ai toujours beaucoup apprécié cet auteur, même plus jeune, et je ne suis jamais déçue par les retrouvailles ! C'est bien de le "tester" avec Thérèse Desqueyroux, c'est un excellent roman, et tu sauras assez vite si tu adhères à son écriture (j'espère que oui !).

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  20. Un Mauriac de plus... A quand un "Mois Mauriac" un peu durable et prévu longtemps à l'avance, pour continuer à en faire le tour? ... Organisable pour octobre 2025? ;-)
    Merci pour ce billet!
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. Bonsoir Tadloiducine,
      Figure-toi qu'avec Athalie, il y a quelques années maintenant, nous avons lancé une activité autour de cet auteur, sur plusieurs mois (d'où tous ces titres lus !) et cela a été un flop retentissant (seule Miss Sunalee nous a gratifié de deux participations...) ! Ceci dit, nous y avons pris beaucoup de plaisir toutes les deux, c'est déjà ça... j'ai même retrouvé le vieux billet de lancement (2015, bon sang ce que le temps passe vite...) : https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2015/06/relire-mauriac-un-message-de-la-coterie_8.html
      Du coup, je ne pense pas renouveler, mais je garde en tête une proposition de LC autour de Jules Renard !
      Bonne soirée,

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    2. Ah mais je viens de voir que tu as commenté ce billet de lancement en début d'année !!

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  21. Après avoir lu votre chronique, je me demande depuis combien d'années je n'ai pas lu Mauriac...

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    1. C'est l'occasion de renouer avec lui, peut-être... je le retrouve personnellement toujours avec beaucoup de plaisir.

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