"Pour mourir, le monde" - Yan Lespoux
"Pour mourir, le monde" s’appuie sur un fait divers historique : le naufrage sur la côte médocaine, en 1627, d’une caraque portugaise de retour des Indes, chargée de toutes les richesses de l’Orient. Le récit s’ouvre sur cet épisode, puis remonte à l’année 1616, à partir de laquelle nous suivons les événements qui y conduisent, ainsi que les protagonistes qui y sont impliqués. L’auteur s’attarde sur trois d’entre eux, au fil d’un vagabondage narratif qui nous emmène du littoral du sud-ouest français à Goa, en passant par Salvador de Bahia, au Brésil.
Fernando Teixeira a la poisse. Il est toujours au mauvais endroit au mauvais moment. Il a quitté la maison familiale et la brutalité paternelle à quinze ans pour vivre une autre vie, s’engageant dans l’armée du Portugal qui avait besoin de renforcer les garnisons de ses comptoirs des Indes. Il s’y est fait un ami dont il est devenu inséparable, l’enthousiaste et optimiste Simão Couto, caractérisé par une inaltérable soif d’aventures qui lui fait considérer le monde comme un inépuisable réservoir de surprises. Basés à Goa, ils font leur chemin dans cette Inde qu’après plusieurs années ils considèreront toujours comme un mystère, acquérant une réputation, à l’occasion d’un incident diplomatique auquel ils se retrouvent mêlés, de renégats et de voleurs.
Marie, originaire d’un coin de lande du sud-ouest français coincé entre océan et forêt, a tenté elle aussi de changer de vie en gagnant Bordeaux. Il faut dire qu’en ce début du XVIIème siècle, la côte médocaine est loin de constituer l’agréable lieu de villégiature qu’elle deviendra trois cents et quelques années plus tard. C’est un territoire peu accessible et hostile, où les pluies d’hiver rendent les chemins impraticables, et que l’été plombe d’une chaleur accablante. C’est par ailleurs un univers instable, soumis aux mouvements de la mer qui parfois chasse les habitants de leurs villages. Il est, enfin, peuplé d’individus peu recommandables, notamment de ces costejaires et de ces vagants, hommes sans toit qui arpentent la côte à la recherche de biens échoués ou de naufragés à dépouiller. La vie y est de plus en plus compliquée : les échouages se font rares, et les gains amenuisés par le monopole sur les marchandises du seigneur local et du malfrat Louis, l’oncle de Marie qui a imposé son autorité à coups de hache, de poings et de couteau. L’escapade bordelaise de la jeune femme ne fait pas long feu. Son caractère rebelle et indépendant, son refus de courber l’échine face aux hommes l’implique dans un incident qui l’oblige à fuir, et la contraint à se réfugier chez son oncle, leurs personnalités respectives promettant des rapports explosifs.
C’est également avec un duo que le lecteur fait connaissance à San Salvador de Bahia. Diogo Silva est devenu orphelin à la suite de l’assaut hollandais sur la colonie, où ses parents, juifs, venaient de se convertir à la religion catholique. Livré à lui-même, il est recueilli par une Indienne, et rencontre Ignacio, jeune Tupinamba qui lui enseigne la survie en forêt et le maniement de l’arc. Le sombre et inflexible capitaine Dom Manuel de Meneses, qui remarque leur adresse et leur vigueur lors de la reprise de San Salvador par les Portugais, les prend sous son aile et les embarquent avec lui lorsqu’il repart à Lisbonne.
Voilà un récit qui a du souffle et de la densité !
A bord de ces navires accueillant d’hétéroclites assemblées mêlant soldats, paysans, criminels et nobles, le lecteur subit d’apocalyptiques tempêtes océanes, tremble à l’idée des risques d’échouages que représentent les écueils ou de la possible rencontre avec des bateaux ennemis, suffoque dans l’atmosphère épaisse et viciée des cales, se ratatine sous le poids de ciels se donnant des airs de fins du monde. A terre, il hume l’air saturé d’odeurs épicées des comptoirs lointains dont il côtoie le grouillement humain entremêlant conquistadors et esclaves, miséreux et aristocrates en quête d’encanaillement, ou déambule dans les lieux de débauche portuaires…
C’est un temps de voyages hasardeux, dont on n’est jamais sûr de revenir, à bord de nefs que leur gigantisme rend peu maniables, dirigées à l’aide d’instruments de navigation peu fiables. Un temps où la cupidité et la soif de conquête lancent à l’aventure des empires occidentaux qui font main basse sur les richesses du monde. C’est un univers de violence à l’état brute, où une vie ne vaut rien -on y meurt à tour de bras-. Néanmoins, on s’assure, en tous cas sur les navires, de la présence de prêtres qui pourvoient au pardon de Dieu pour les marins à qui il faut bien de temps en temps lâcher la bride, et qui pour se défouler, violent, cassent, cognent… Pour autant, Yan Lespoux ne tombe jamais dans la tentation de la complaisance : cette brutalité est évoquée, mais il nous épargne le détail de ses descriptions, et elle s’intègre naturellement dans le cours de son épopée, indissociable de l’époque et des événements relatés.
Le rythme est enlevé, porté par la diversité des lieux de l’action, et par les solides personnalités de ses héros et héroïnes -une belle place y est faite aux femmes-, qui malgré la modestie de leur condition, refusent de se laisser broyer par les circonstances et par les plus puissants. C’est foisonnant et jamais lourd, l'auteur maniant habilement à la fois fluidité et précision, faisant spontanément naître images et sensations.
Que d'éloges, c'est bien tentant. Encore un blogueur qui est passé à l'écriture...
RépondreSupprimerOui, et avec succès. Il est aussi historien ; ce roman a fait au préalable l'objet d'un travail de documentation dont il s'est servi sans que cela alourdisse la dimension romanesque de son récit.
SupprimerJ'avais aussi beaucoup aimé ses nouvelles, c'est un des livres que j'ai le plus offert, je crois (la région s'y prête !).
La couverture donne déjà envie. ça sent l'aventure !
RépondreSupprimerC'est vrai que l'objet livre est en plus très beau, y compris sous la jaquette ... et oui, un grand roman d'Histoire et d'aventures !
SupprimerPrésent à ma bibli, mais j'attendrai un peu, car il fait partie des nouveautés à lire vite (et comme cette bibli est à 45 km de chez moi...)
RépondreSupprimerIl est assez épais, mais se lit vite, on est emporté par le souffle romanesque...
SupprimerJe n'ai rien lu de cet auteur ; en ce moment, je serais plutôt portée vers le format court.
RépondreSupprimerDans ce cas, tu peux lire son recueil de nouvelles ! En plus, cela te ferait une participation à l'activité proposée par Doudoumatous sur janvier...
SupprimerJ'ai beaucoup aimé son recueil de nouvelles et j'ai très très envie de découvrir son (gros) roman.
RépondreSupprimerComme tu l'auras compris, c'est un titre bien différent, même si on y retrouve quelques-uns des ancêtres des médocains évoqués dans Presqu'îles ! La plume est en tous cas toujours aussi alerte.
Supprimer"son excellent recueil de nouvelles "Presqu’îles" tout à fait d'accord !
RépondreSupprimerTu n'as plus qu'à lire celui-là, il est tout aussi excellent !
Supprimerles voyages, l'époque, cela me plairait bien
RépondreSupprimerJ'en suis persuadée...
SupprimerOn m'avait recommandé cet auteur il y a quelques temps, en particulier son recueil de nouvelles. J'étais bien sûre plus tentée par le roman. Possible que je lise les deux au final.:)
RépondreSupprimerC'est une très bonne idée, les deux sont différents, mais chacun est dans son genre parfaitement réussi. Il y a le mois de la nouvelle chez Doudoumatous en janvier, ça peut être l'occasion de lire son premier !
Supprimerun bien beau billet qui donne envie de découvrir ce roman.
RépondreSupprimerN'hésite pas à sauter le pas, il vaut le détour, c'est un véritable dépaysement...
SupprimerHa oui, j'avais noté le titre de son recueil de nouvelles, à l'époque de "nouvelles en mai" ... Je vais donc commencer la découverte de cet auteur par ses presqu'îles. Ce qui n'empêche pas que je note aussi ce roman, en bonne gourmande que je suis ...
RépondreSupprimerJ'espère que ce recueil te fera rire autant que moi ! Il faut dire que quand on connait bien la région dont il y est question, ces nouvelles ont un goût très savoureux... mais je sais qu'il a aussi été très apprécié hors des latitudes médocaines !
SupprimerEt ben si après cette chronique, les gens ne courent pas acheter le livre, autant monter une baraque à frites ! c'est pour moi mon plus gros coup de cœur de l'année ! il y avait longtemps qu'un bouquin ne m'avait pas avalé comme ca ! j'ai vraiment eu l'impression d'être au coeur de l'histoire et d'être aussi ballotté par l'océan que les personnages du livre ! et l'écriture ! génial ! je ne sais pas si tu as lu son recueil de nouvelles " Presqu'îles", si ce n'est pas le cas procure le toi, c'est aussi un régal à lire ! un auteur qui a une vraie plume !
RépondreSupprimerIl y a un lien qui pointe vers ma chronique de Presqu'îles en début de billet :). J'avais beaucoup aimé aussi, d'autant plus, comme je l'écris ci-dessus en réponse à Athalie, que le Médoc m'est relativement familier...
Supprimerlol quel banane je suis ! je n'ai pas vu le lien et lu trop vite l'entame de ta chronique ! du coup je vais lire ta chronique de " Presqu'îles" ;)
SupprimerCa m'arrive souvent aussi, de lire en diagonale.... :)
SupprimerTu sais donner envie ! Auteur inconnu à ma bibli, par contre ;(
RépondreSupprimerCela changera peut-être, je crois qu'il a obtenu quelques récompenses..
SupprimerAlors, les romans historiques et moi, ce n'est pas vraiment ça, mais devant tant d'enthousiasme, je dois bien avouer que ma curiosité est sérieusement piquée...
RépondreSupprimerJe ne suis pas non plus une grande adepte des romans historiques, mais quand ils sont écrits avec autant de brio... c'est passionnant !
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