"Les morts et le journaliste" - Óscar Martínez
"J'aime beaucoup la possibilité -l'obligation- de répondre aux découvertes et non aux désirs supposés de la société, la possibilité de changer le récit trop facile, (…) et de transformer les héros en assassins, les criminels en victimes (…) les personnes en personnes, et pas en stéréotypes ou en slogan. De transformer les personnes en vies, et pas en effigies pétrifiées."
"Les morts et le journaliste" est cimenté par deux fils rouges dont l’un est le cœur de son travail, et consiste à tenter de comprendre comment se créent les sociétés monstrueusement violentes. L’autre est une réflexion sur la déontologie journalistique. Il tisse son récit en partant de l’assassinat de trois de ses sources, les reliant à la pratique de son métier, et aux leçons qu’il a tirées de sa proximité, dix ans durant, avec l’extrême violence de son pays.
L’une de ces affaires débute avec un épisode sanglant mais devenu quasi banal dans ce pays gangréné par les gangs et la corruption : des policiers abattent, dans l’église du village de Santa Teresa, au cours de ce qu’ils qualifient d’affrontement, un groupe de pandilleros. Sauf que dans cet endroit du monde, quand la police dit affrontement, beaucoup comprennent qu’il faut entendre "massacre", et que l’une des victimes n’était pas un pandillero. Des témoins présents sur les lieux acceptent de parler au journaliste : les défunts n’étaient pas armés, mais les représentants des forces de l’ordre ont maquillé la scène du crime pour le faire croire.
La publication de l’article conséquent mène au procès de huit des policiers impliqués. La sentence sera clémente. Un des témoins sera assassiné.
On comprend à lire son récit que la violence, inhérente à la misère qui pousse des jeunes parfois à peine adolescents à intégrer les gangs, est dorénavant indissociable d’un cercle vicieux alimenté par la vengeance et par une politique de représailles qui fait du gouvernement lui-même un meurtrier, rendant des comptes à la population terrorisée à coups de cadavres.
L’évocation des enquêtes qu’il a menées autour de ces affaires de massacres perpétrés par des policiers au nom d’une propagande gouvernementale qui encourage la barbarie, révèle le très haut niveau d’exigence qu’il s’impose. Pour le journaliste qu’est Óscar Martínez, il ne s’agit pas d'être au bon endroit au bon moment, et surtout pas de se contenter des versions officielles. Il s’agit, pour comprendre et expliquer ces mécaniques sociétales, de douter, de questionner, en s’efforçant d’adopter une vision globale du monde. Il ne s'agit pas de donner ou de ne pas donner la parole, mais de raconter des histoires les plus vérifiées possibles et de trouver pour cela toutes les voies nécessaires, y compris en interrogeant ceux dont on ne partage ni les valeurs ni la morale.
"Être honnête c'est surtout être brutal. Si l'honnêteté ne bouleverse pas le journaliste qui la propose, ce n'est pas de l'honnêteté."
Très sévère, voire méprisant, à l’encontre d’une profession gangrenée par le sensationnalisme, la simplification et la déformation, il admet en même temps la possibilité de la grandeur de son métier, susceptible non pas de changer les choses, mais de renverser la perspective de certains récits, voire d’exercer parfois une influence. Il cite entre autres Hersch, journaliste américain spécialisé dans les affaires militaires et les services secrets : "tu ne peux pas obliger les dirigeants politiques à ce qu'ils fassent les choses correctement mais tu peux faire en sorte qu'il soit très compliqué pour eux de faire les choses incorrectement."
Cette exigence implique un investissement dont les conséquences sont parfois lourdes : le poids de la tristesse et de l’impuissance face aux victimes d’une violence inique et a priori inéluctable ; le doute et la culpabilité qui dévorent, après avoir fait le choix de publier certains témoignages malgré les risques encourus et d’avoir ainsi mis ses sources en danger ; la honte quand on ne parvient plus, à force d'entendre la même histoire, à s’émouvoir d’un témoignage pourtant terrible. Sa propre vie a parfois même été menacée.
En lisant ton billet et notamment la partie consacrée au métier de journaliste, son déontologie et les risques encourus, j'ai pensé à Roberto Saviano, l'auteur de "Gomorra". Il a payé très cher la publication de son livre et les choses n'ont pas beaucoup changé en Italie malheureusement.
RépondreSupprimerJe n'ai pas lu Saviano, mais le ferai sans doute un jour.. ne serait-ce que pour ne pas oublier que l'exercice du métier de journaliste reste dans de nombreux endroits du monde très périlleux...
SupprimerBravo pour le coup double ! Le métier de journaliste devient de plus en plus difficile à exercer, dans certains pays...
RépondreSupprimerOui, et en cela, l'Amérique latine n'est vraiment pas un modèle...
Supprimerun métier exigeant et qui l'est encore plus à l'époque des réseaux sociaux qui suffisent à tant de gens
RépondreSupprimerC'est vrai ce que tu soulignes : quand on voit ce que signifie pour certains journalistes l'investissement dans leur métier versus le désintérêt grandissant pour leur travail, c'est très déprimant... mais bon, on voit dans cet ouvrage que ce travail permet parfois de faire bouger les choses, ne serait-ce qu'un peu..
SupprimerEt moi j'ai pensé au livre de Roncagliolo sur le sentier lumineux. Ce sont des ouvrages très intéressants qui nous font comprendre le fonctionnement de la société et nous mettent sous le nez ce qu'on préférerait ne pas voir...
RépondreSupprimerJe ne connais pas cet auteur, mais je retiens, je suis preneuse de ses ouvrages "journalistiques" toujours passionnants, en effet.
SupprimerIl y a un certain nombre de pays dont on se demande s'ils se sortiront un jour d'une violence extrême. Un livre très intéressant, j'admire ces individus seuls qui essaie de garder une éthique dans une profession où il n'y en a plus guère.
RépondreSupprimerJ'ai en effet trouvé ce récit passionnant, autant sur le contexte du pays, que concernant la réflexion d'Oscar Martinez sur son travail. A lire, vraiment...
SupprimerAvec de telles révélations, pas étonnant qu'il ait été menacé. Et il ne doit pas avoir que des copains chez ses collègues journalistes ! Mais son travail et ses réflexions sont indéniablement importants, aussi perturbants soient-ils pour les autorités comme pour le monde de la presse.
RépondreSupprimerLui-même n'est vraiment pas tendre avec ses pairs.. mais oui, heureusement qu'il y a encore des journalistes de cette trempe et de cette rigueur morale et professionnelle, pour mettre au jour des vérités qui dérangent..
SupprimerOui, au Mexique aussi, être journaliste est un métier dangereux. Dès que les pays sont gangrenés par la corruption et qu'il y a des gangs que même la police craint, c'est chaud... Ça a dû être une lecture éprouvante.
RépondreSupprimerC'est une lecture assez dure, oui, qui donne l'impression que le Salvador est l'enfer sur terre.. et oui, au Mexique aussi c'est très compliqué pour les journalistes, Don Winslow, notamment, l'évoque très précisément dans Cartel, le 2e opus de sa trilogie sur le trafic de drogue (à lire absolument !)..
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