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"Les suicidés du bout du monde" - Leila Guerriero

"Dehors le vent était un sifflement obscur, une bouche brisée qui avalait tous les sons : les baisers, les rires. Une plainte d'acier, une mâchoire."

Leila Guerriero arrive à Las Heras au début de l’automne 2002.

La ville a été créée au début du XXème siècle avec l’arrivée du chemin de fer en Patagonie. D’abord tournée vers l’élevage de moutons, elle connait un développement effréné avec la découverte d’un des gisements de pétrole les plus importants de la région. L’arrivée de travailleurs en provenance de toutes les provinces du pays accroit significativement sa population, qui atteint entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990 jusqu’à 16000 habitants. S’y installent alors, pour satisfaire les besoins de cet afflux d’hommes seuls venus pour gagner de l’argent et avec l’intention de repartir vite, une multitude de bistrots, de bordels et de cabarets.

En 1991, la privatisation de la société pétrolière qui gère le gisement signe la fin de la prospérité. On réduit les effectifs, le chômage augmente, la plupart des hommes s’en vont. Ne restent alors à Las Heras que les misérables, les "cassés en petits morceaux". La ville devient fantôme, succession de rues vides et sans nom bordées de maisons sans jardin. On n’y trouve ni cinéma ni kiosque à journaux, sans même parler d’internet. Les lignes téléphoniques y sont souvent coupées. C’est une ville de pampa, perdue au cœur d’une immensité désertique où souffle un vent qui rend fou.

A son arrivée, Leila Guerriero est d’ailleurs d’emblée atteinte par l’ambiance mortifère du lieu, qu’exhausse l’angoisse de rumeurs de blocages routiers qui risquent de l’y maintenir prisonnière plus longtemps que prévu. Elle se demande ce qui lui a pris de venir se perdre dans ce trou perdu et privé de tout attrait. Ce qui l’a attirée à Las Heras n’est d’ailleurs pas plus réjouissant que l’aspect qu’offre la ville, s’agissant de ce que l’on pourrait qualifier d’épidémie de suicides. Douze habitants s’y sont en effet donnés la mort entre mars 1997 et fin 1999, hommes et femmes âgés en moyenne de vingt-cinq ans, issus de familles modestes mais traditionnelles, pour certains des figures de la communauté : le maître-nageur, le meilleur cavalier de la province... et il y en a eu d’autres avant eux, suffisamment pour que la curiosité de la journaliste soit attisée. Il n’y a en revanche aucune recension officielle de ces morts qui alimentent les fantasmes les plus délirants : des on-dit évoquent l’existence d’une secte qui détiendrait la liste des noms des suicidés à venir… 

Cette absence de données est révélatrice de la négligence imputable aux autorités quant au sort, voire quant à l’existence même, de La Heras. Il faut attendre le recensement de 1999 pour que la ville dispose pour la première fois de ses propres statistiques, qui mettent alors en évidence sa misère et ses difficultés. Trente pour cent des femmes y tombent enceintes avant 18 ans et sans être en couple, la grande majorité de ses actifs sont des travailleurs pauvres, et 89 % de la population vit d’une industrie du pétrole déclinante.

Leila Guerriero mène l’enquête auprès de familles dont l’un des membres s’est suicidé, et rencontre aussi certains habitants notoires de la commune, pour prendre en quelque sorte le pouls de Las Heras, comprendre à partir de leurs témoignages ce qui la caractérise. Elle s’attarde plus précisément sur certaines histoires. Celle de Luis, orphelin de mère élevé par des tantes puritaines, et qui malgré une fiancée, un bon copain, et le projet de faire des études de médecine, se pend ; celle de Caroline, "fille soignée" qui voulait devenir institutrice, et qui, alors qu’elle est partie, bavarde et rieuse selon ses proches, chercher son fils pour l’emmener à la fête du quartier, met soudainement fin à ses jours ; celle de Ricardo à qui sa mère répond, alors qu’il menace, usé par la maltraitance de son beau-père, de se donner la mort : "tue-toi". Ce qu’il fait le jour même… hormis ce dernier cas, et quelques rares autres, aucune détresse évidente n’a présidé à ces suicides. 

Les survivants, entre incompréhension et douleur, se réfugient, en quête de sens, dans la religion ou des certitudes morales pourvoyeuses de logique, et tant pis si elle est bancale.

Les figures lumineuses d’autres habitants de Las Heras sur lesquelles s’attarde l’auteure font comme un contrepoint à la sinistre série : Pedro, quadragénaire homosexuel et exubérant, poète, professeur d’anglais, et animateur d’une émission de radio où il essaie de faire connaitre les cultures autochtones ; Naty, promise à dix ans à un homme auquel elle se fiance à quatorze puis se marie à seize, avant de se retrouver veuve avec trois enfants et d’être contrainte d’arrêter ses études de médecine. Jorge, homosexuel lui aussi, convaincu d’avoir réussi sa vie parce qu’il est le meilleur coiffeur de Las Heras, sa gouaille et son humour plein d’autodérision contribuant sans doute aussi à sa célébrité… 

On devine à travers tous ces témoignages à quel point la vie par ici peut être difficile, même si un voile de pudeur recouvre les allusions aux maltraitances, à l’absence cruelle de perspectives pour les jeunes, à la détresse des filles-mères. Aucune explication ne se dégage pourtant face à la vague de suicides qu’a connu Las Heras. Les données parlent mais n’expliquent pas. Les théories avancées sont nombreuses : le désœuvrement, des parents absents ou maltraitants, des avortements forcés, l’alcool, la drogue, les traumatismes… L’auteure s’interroge sur ce qu’implique d’être de ceux dont on ne parle jamais aux informations, comme si l’on n’avait rien à voir avec le reste du pays, avoue son soulagement à l’idée de n’être là que de passage. Elle-même semble s’engluer dans l’apathie mortifère qui pèse sur la ville, se perdre dans la multiplicité de ces histoires dont l’hétérogénéité empêche de formuler quelque hypothèse. Je dois avouer que, faute de méthode dans l’enquête et de structure dans le récit, je me suis moi-même sentie un peu perdue, confondant certains protagonistes, oubliant les connexions liant certains d’entre eux. Aussi, même si j’ai trouvé certains témoignages très touchants et apprécié la manière dont Leila Guerriero entremêle à son enquête l’évocation des effets de son séjour à Las Heras sur son propre état d’esprit, je suis restée un peu sur ma faim.


Une lecture commune avec Fabienne, qui s'inscrit dans le cadre du Mois Latino.

Commentaires

  1. Donc, il s'agit bien d'un témoignage à partir de faits réels pas d'un roman ?

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    1. Oui, c'est ça, tout est vrai, et complètement démoralisant !

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    2. ma pauvre ! Tu as tenu le coup? J'ai déjà lu pas mal de non fiction sur la crise économique qui a frappé l'Amérique, pas envie de déprimer en Patagonie

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    3. C'est en effet assez mortifère comme lecture, mais j'ai lu pire ensuite, avec le témoignage d'un journaliste salvadorien évoquant son travail notamment auprès de membres de gangs (un cauchemar...). Bon, mes lectures latinos sont depuis longtemps terminées, et je suis repartie depuis vers d'autres contrées, et des romans parfois réjouissants, qui m'on changé les idées !

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  2. Cette atmosphère de bout de monde... certains livres la poétisent, mais d'autres la racontent du point de vue des humains qui sont oubliés. C'est tragique.
    Bon je note ton avis mitigé sur le sujet.

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    1. Oui, et il me semble que ce genre de récit pourrait coller à une multitude d'endroits à travers le monde.. certains passages sont vraiment poignants, et la description du lieu bien rendue, mais l'aspect un peu brouillon du récit m'a perdue, réduisant du même coup la force du propos. Dommage..

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  3. Je t'ai dit je crois que j'ai essayé son précédent texte sur les morts des Malouines (ou est-ce le suivant...) et que j'ai abandonné. Pas gros pourtant mais sec, juste des faits dont on ne sait pas bien où ils vont et pourquoi ils sont ainsi énoncés... bref, déception. Ce que tu dis de ce titre est intéressant par son sujet mais il me semble traité aussi de façon trop désincarnée.

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    1. Oui, je m'en souviens, d'autant plus que j'ai ce titre sur ma pile (L'autre guerre) : vu ce que tu en dis et mon expérience suite à cette lecture, je crois que je le commencerai mais sans insister si je vois que je n'accroche pas..

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  4. ce n'est pas ce livre que je retiendrai pour me remonter le moral !

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    1. Non, surement pas ! Mon prochain billet sera plus adapté !

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  5. Le contexte est désespérant à souhait. On comprend que la journaliste s'y englue elle aussi. Mais c'est dommage qu'elle n'arrive pas à s'en extraire assez pour mieux organiser son propos...

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    1. Tu résumes très bien l'impression que j'ai eu pendant ma lecture, comme je l'écrivais en commentaire chez Fabienne, on a finalement le sentiment de suivre davantage les errements de l'enquêtrice que l'enquête elle-même...

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  6. Que c’est dommage de ne pas arriver à comprendre réellement la cause de ces suicides qui sont sans doute liés à tellement de facteurs conjugués . En fait je suis quand même attirée pour essayer moi de comprendre (très modestement) et surtout pour avoir une autre image de l’Argentine que celle des grands espaces naturels.

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    1. Oui, c'est difficile de comprendre, d'autant plus que chaque cas semble différent, et que plusieurs des victimes ne semblaient pas être des "candidats au suicide", elles avaient des projets, ne semblaient pas déprimées... et on est là aussi dans de grands espaces naturels, c'est d'ailleurs un peu la source du problème : l'isolement, le vide de la pampa... je serai curieuse de ton avis si tu le lis.

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  7. Fabienne et toi avez les mêmes bémols. Il m'aurait fallu un avis vraiment positif pour me lancer dans une lecture aussi sombre. Là, je déclare forfait.

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  8. Une lecture sombre qui ne nous aura pas totalement convaincues mais qui reste malgré tout très intéressante de par son contexte socio-économique. J'aime bcp les enquêtes sociétales, si tu en as d'autres (latinos) en stock/en trouves d'autres ces prochains mois, je te rejoindrai volontiers pour une autre LC. Dis-moi en temps voulu :-)

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    1. Je n'ai rien de ce genre sur ma pile pour le moment. J'ai lu un récit journalistique salvadorien aussi passionnant que glaçant, mais qui se focalise surtout sur le métier de journaliste, bien que le contexte social y soit aussi très important (ce sera mon ultime billet du mois).
      Et je vais essayer sur 2024 de ne rien ajouter aux livres que j'ai déjà en stock, dont je viens de réduire le nombre en me débarrassant d'une cinquantaine de titres non lus.. il m'en reste encore beaucoup, l'objectif étant de faire baisser drastiquement ma PAL d'ici la fin de l'année..

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  9. De la même autrice, il faut lire le formidable Une histoire simple... beaucoup moins plombant, puisqu'il s'agit là encore d'une enquête, mais sur des danseurs de malambo, danse de gauchos plutôt intrigante...

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    1. J'ai "Une autre guerre" en attente, mais vu l'avis mitigé de Sandrine qui l'a abandonné pour des raisons en lien avec les bémols que j'évoques quant aux "Suicidés", je ne suis plus sûre de le lire... à voir pour le titre que tu cites, comme je l'explique ci-dessus à Fabienne, j'essaie de réguler ma boulimie livresque..

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    2. Mars - Encore une tranche24 février 2024 à 14:01

      Je ne suis pas objective car pour le coup j'aime beaucoup Leila Guerriero, mais je valide la suggestion de Kathel, Une histoire simple est vraiment très bien, il n'est pas du tout plombant, très émouvant et original ^^

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    3. Si vous vous y mettez à deux... je note, dans ce cas !

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  10. Je l’avais noté lors de sa parution. Le sujet m’intriguait beaucoup. À ce que je constate en te lisant, bien m’en a pris d’en retarder la lecture. Je m’y serais perdue… Merci pour ce billet éclairant 😉

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    1. C'est dommage, parce que le sujet est vraiment intéressant, et la démarche : mettre en lumière ces gens dont on ne parle jamais, mérite que l'on s'y attarde. Mais la forme pénalise le propos..

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  11. C’est le caribou depuis son IPad. D’où l’anonymat non voulu!

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  12. Un livre plutôt pessimiste finalement mais dont le sujet m'intéresse. Dommage que l'enquête soit un peu embrouillée, le fait que ce soit inspiré de faits réels me plairait. Je le note par curiosité mais sans grande conviction car je vois que ton avis est mitigé.

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    1. Je suis partagée.. Je ne regrette pas ma lecture : je l'ai trouvée instructive par de nombreux aspects, et certains passages sont très poignants mais j'ai en même temps du mal à la conseiller, en raison de cette forme un peu brouillonne qui fait perdre en partie sa force au propos..

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  13. Ha mince ! ça me disait bien moi au début de ton article, une ville en déshérence, une enquête sociétale ... parfait pour le challenge Sous les pavés en plus ! Mais si même le lecteur se met à déshérer, ce n'est pas la peine.

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    1. Oui, c'est dommage, je suis moi aussi très attirée par ce genre de récit, mais là, j'aurais aimé que l'auteure nous prenne par la main, plutôt que nous entraîner avec elle dans sa confusion...

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